L’origine de ce travail remonte à un voyage que j’ai fait à Salamanque en 2010, pour visiter les Archives générales de la guerre civile espagnole. Je poursuivais à l’époque un programme de doctorat à l’Università Ca’ Foscari de Venise, dont le sujet de recherche était la production photographique des femmes pendant la guerre civile espagnole. Ce moment de l’histoire de l’Espagne m’intéressait beaucoup, précisément à cause de l’intérêt qu’il avait suscité chez les artistes, les peintres, les journalistes et, surtout, les photographes qui se rendirent sur place pour suivre le conflit et s’en faire les témoins.
Parmi l’abondante production photographique générée pendant la guerre civile et parmi la longue liste de photographes de renom qui la documentèrent, tels que Robert Capa, Agustí Centelles ou David Seymour, ce qui frappait c’était la prééminence d’un univers à dominante masculine. Les sources historiques consultées jusque-là ne donnaient que quelques noms féminins : certains plus connus, comme celui de Gerda Taro, et d’autres complètement nouveaux pour moi, comme celui de Kati Horna. On ne trouvait, au sujet de cette dernière, que quelques rares renseignements biographiques et une rapide référence à sa collaboration en qualité de photoreporter dans le conflit espagnol. Les Archives générales de la guerre civile espagnole de Salamanque conservaient les clichés pris par Horna au cours de son séjour en Espagne, ainsi que des exemplaires des revues anarchistes dans lesquelles elle avait collaboré.
Les recherches ont dès le départ pointé le fait que la figure de Kati Horna, tout comme son œuvre, possédaient certaines caractéristiques qui permettaient de la distinguer nettement de ses confrères photographes. Ce qui la singularisait par-dessus tout, c’était sa manière de raconter les faits : une subtile approche du drame humain à mille lieues de l’exposition crue et de l’exploitation médiatique des événements. Dans ses photographies, Horna commet une importante omission : celle du corps mort. À la différence de la tendance générale dans laquelle s’étaient engouffrés des revues comme Life et leurs photographes, le cadavre n’est pas le référent recherché et désiré, mais la raison du déplacement de sens vers une autre forme de représentation de la mort.
D’où l’apparition dans ses photos de simulacres du corps humain, tels ces mannequins mutilés et ces poupées disloquées parmi des tas de ruines. Parfois, c’est un chien mort qu’elle nous montre en tant qu’analogie de ce corps humain qu’on ne saurait voir. La mort de l’homme est reléguée dans un hors champ métaphorique, invisible aux yeux du spectateur mais dont la présence devient évidente par le biais de cette inquiétante allusion. De même, les édifices et les maisons que l’homme habite apparaissent en ruines ou cruellement ouverts, laissant à nu l’espace de l’intimité : le foyer qui abrite et protège n’existe plus et l’homme se voit forcé à occuper d’autres lieux, comme la rue ou le centre de réfugiés.
Mais Horna force le spectateur à aller au-delà de ce qu’il voit réellement dans la photo : elle le force à explorer les possibilités d’un hors champ imaginaire extrêmement puissant capable de déchaîner des constellations de sens en continu. Aucune interprétation ne saurait épuiser son œuvre : seul un chemin ouvert peut permettre au spectateur d’entendre le regard engagé de Kati Horna.
[…] Portes, fenêtres et murs sont défoncés ; les espaces, qui étaient auparavant clos et définissaient le lieu de l’habiter, sont éventrés. L’ouverture forcée de l’espace provoquée par les bombardements ne bouleverse pas seulement l’ordre des choses, elle disloque aussi les relations, « les structures dans lesquelles s’insèrent les choses » [Sofsky (1998), p. 173]. Des relations qui renvoient à la question de l’habiter, déjà abordée au début du deuxième chapitre dans la partie consacrée à l’espace vide que crée la guerre. Comme on peut le voir, le même thème revient dans les photographies de Horna. Il y avait eu avant des images d’espaces quasi lunaires, dévastés sous l’impact des bombes : édifices et maisons en ruines d’où les gens avaient disparu. Quelques mois plus tard, pour témoigner de la violence de la guerre, la photographe choisit l’esthétique du vide ; ou plutôt, de l’évidement de l’humain dans l’espace de l’habiter.
Les édifices sont le fruit du bâtir humain. « Bâtir […] signifie habiter » [Heidegger (1951)]. Quand la guerre entre en contact avec la sphère de l’habiter, elle l’altère avec violence. Les personnes ne peuvent plus habiter leur maison, mais elles ne peuvent pas non plus habiter d’autres espaces puisqu’elles ne se sentent en sécurité nulle part. Car habiter signifie protéger, se mettre à l’abri des menaces et du mal en général [Heidegger (1951)]. Les photographies de Horna rendent autant compte d’un changement dans la relation entre les personnes et les structures qui définissent leur être au monde, que de l’évidement de l’espace qui leur est destiné (Illustrations 1 et 2). L’image de l’édifice détruit illustre l’inéluctable modalité du visible : il s’agit d’« un objet visuel qui montre la perte, la destruction, la disparition des objets ou des
corps » [Didi-Huberman (1992), p. 15]. Dans un tel contexte, on ne peut plus représenter la mort par la présence du corps mais par son absence. Les bâtiments sont des volumes porteurs de vide qui renvoient à cette absence, et l’absence coïncide avec la mort, avec le néant qu’elle laisse dans son sillage [Trías (1999), p. 150].
Horna associe les volumes porteurs de vide avec les objets quotidiens récupérés après les bombardements et qui remplissent de leur fonction les espaces de l’habiter. Lorsque l’on regarde la photographie suivante (Illustration 3), il ne faut pas perdre de vue la série Le marché aux puces (1933) car c’est à partir de ce travail que la photographe va cultiver son goût pour les choses et les simulacres. Un peu comme dans la série de 1933, les objets orphelins de leurs propriétaires gisent en tas au milieu de la rue. Dans le désordre des choses l’indidivuel disparaît : « L’individuel, l’atome insécable se trouve scindé, et sa délimitation abolie. » [Sofsky (1998), p. 173]
Parmi des éléments aussi hétéroclites que des matelas, des couvertures et des paniers en osier, une statue de la Vierge Marie a miraculeusement réchappé au bombardement, un détail qui confirme la vision ironique que la photographe avait déjà prouvé posséder dans la série Les cafés de Paris (1934). Horna joue avec les contrastes qui naissent des relations inédites entre les choses, principe sur lequel repose l’esthétique surréaliste et auquel elle reviendra consciemment à plus d’une reprise. Cependant la Vierge Marie (Illustration 3) porte dans ses bras un Enfant Jésus décapité, détail qu’on ne remarque pas à première vue. N’oublions pas, en effet, les dimensions originales de la photographie (6×6), ce qui demande certains efforts pour saisir les détails. Ce point introduit une question pratique concernant l’image photographique : pour voir il faut s’approcher. « on “entre dans le détail” comme on pénètre dans l’aire élective d’une intimité épistémique » [Didi-Huberman (1990), p. 274]. Mais s’approcher de l’image revient à la mettre en morceaux, la découper pour ouvrir « toute la constellation sémantique » qu’implique un tel acte [Didi-Huberman (1990), p. 274].
Quand on observe le cliché (Illustration 3), on remarque une composition bipartite : les objets et effets des gens sont empilés en tas sur la droite, tandis que se détache de l’autre côté la statue de la Vierge comme si elle marquait une différence. C’est également dans cette zone que sont placés les deux miliciens qui veillent sur toutes ces affaires. La figure de la Vierge prend un plus grand relief grâce à ce qui se passe dans le fond de l’image : c’est « la différence du fond […] qui décidera du sens, de la figure » [Didi-Huberman (1990), p. 284]. En l’occurrence, ce qu’on voit derrière, c’est le milicien vêtu d’un uniforme foncé et tenant entre ses mains un fusil dont le canon surgit juste à côté de la statue, créant un contraste visuel. La première chose que l’on remarque dans l’image est précisément cet effet de désorientation du sens. Autre point significatif : Horna a pris la photographie au moment où les miliciens regardent l’objectif, et c’est aussi dans cette direction qu’est orientée la sculpture de la Vierge. On se trouve face à un jeu de regards insolite, dans la mesure où l’un des regards provient d’un objet inanimé.
La relation figure-fond est déterminante pour attribuer une valeur visuelle à la statue. Il en va de même de la composition bipartite ; le côté droit n’est pas dénué de sens car dans le fouillis des objets on distingue, dans un mimétisme parfait, une poupée les bras en croix (Illustration 3). Le corps-objet de la poupée renvoie inexorablement au corps des victimes absent de ces images : le jouet mime le destin mortel de l’homme. Outre qu’il s’agit d’un autre symptôme visuel auquel Horna a recours à maintes reprises, la poupée sert d’analogie : il s’agit de dénoncer la barbarie en transmettant un message de mort sans montrer directement les cadavres des victimes.
Horna ne fait pas des morts un spectacle. Ici, le fond gêne la vision et il faut donc s’approcher. Ce n’est que de cette façon que l’on peut deviner et comprendre l’effet d’inquiétante étrangeté produit par ces présences inattendues. En ce qui concerne ce point, il est intéressant de voir ce que Barthes dit à propos du détail :
Ainsi le détail qui m’intéresse n’est pas, ou du moins n’est pas rigoureusement, intentionnel, et probablement ne faut-il pas qu’il le soit ; il se trouve dans le champ de la chose photographiée comme un supplément à la fois inévitable et gracieux.
in Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, pp. 79-80, Paris, Éditions de l’Étoile, Gallimard, Le Seuil, 1980.
Par ailleurs, les détails de l’Enfant Jésus décapité et de la poupée possèdent « une singulière vertu d’expansion, de diffusion », parce qu’ils infectent « fantasmatiquement, par un effet d’Unheimliche en acte » toute la photographie [Didi-Huberman (1990), p. 302]. De sorte que ce n’est pas seulement la photographie qui est surdéterminée, le détail l’est également : on peut trouver dans le détail un symptôme visuel capable de mettre l’herméneutique de l’image sens dessus dessous. D’un côté, il interrompt le cours normal de la représentation en introduisant des latences : il faut se rappeler les manequins du marché aux puces, les poupées et la prédilection pour le simulacre du corps. Il a, d’autre part, une « vocation chaotique » [Didi-Huberman (1990), p. 279]. Le détail-symptôme provoque ce que Benjamin appelait « un tourbillon dans le fleuve », qui entre en conflit avec l’interprétation de la photographie. Toute tentative d’unification du sens est vaine.
Dans cette série d’images réalisées à Barcelone, on trouve un cliché qui arrive en contrepoint et qui frappe le spectateur car il montre un référent insolite (Illustration 4). Au cours de ses déambulations dans les rues de la ville, après avoir documenté l’état pitoyable dans lequel se trouvent les édifices éventrés, Horna remarque un chien mort gisant sur un trottoir. La première chose qui saute aux yeux, c’est le cadrage oblique, inconnu jusque-là dans la production photographique de Horna. À la différence de la vision frontale qui s’attache à respecter la perspective normale et traditionnelle de l’observateur, le cadrage oblique l’oblige à faire un effort. Il s’agit d’une vision instable et anormale. Dans ce type d’image, on recherche de l’inédit, un élément à moitié caché qui, grâce à la vision oblique, ne se cristallise pas dans une pose [Basso Fossali-Dondero (2006), p. 374]. En fait, c’est le regard de l’artiste qui s’accommode à la réalité pour capter l’élément insolite. D’où l’impression que le chien s’affaisse vers la gauche comme s’il était sur un plan incliné. Autour on voit la base d’un arbre, également penché vers la gauche, et des poutres parmi les décombres dans la partie supérieure de la photographie. Avec le type de cadrage employé, le spectateur a l’impression que les poutres tombent sur le chien qui gît plus bas.
La perspective oblique subvertit la vision frontale traditionnelle de la réalité, qui est plus stable et rassurante. Ce recours n’est pas nouveau. On trouve en effet un précédent cinématographique dans le film de Charles Chaplin Les Temps modernes : quand le protagoniste, Charlot, sort de l’hôpital avec pour consigne de mener une vie tranquille, Chaplin cadre les rues et les maisons à l’oblique pour transmettre l’idée d’instabilité économique et sociale pendant la grande dépression américaine [Aristarco-Orto (1980), p. 73]. Dans le cas de Horna, le déséquilibre de l’image transmet l’angoisse devant une réalité qui manque de repères fixes et dans laquelle le spectateur ne se sent pas en sécurité.
Le chien, contrairement aux objets, est celui qui se rapproche le plus, par analogie, de l’être humain. Tout comme l’homme, l’animal vit et meurt, il subit les conséquences du conflit et son corps en est le témoin. On trouve un précédent du même type dans la série La guerre réalisée en 1924 par Otto Dix, suite à son expérience sur les champs de bataille. Horna met en scène cette analogie existentielle, sans l’aspect répulsif qui est omniprésent dans la série de Dix, et rompt avec l’apparente linéarité des prises. Il s’agit d’une apparition inattendue qui génère une explosion de sens. Cette photographie, quand on la lit sans oublier les autres, donne une réponse à la question initiale : où sont les gens ? La photographe rend en image un évidement « qui ne concerne plus du tout le monde de l’artefact ou du simulacre » mais « un évidement qui touche là, devant moi, l’inévitable par excellence : à savoir le destin du corps semblable au mien, vidé de sa vie » [Didi-Huberman (1992), p. 17]. Bien qu’il soit mort, le chien regarde le spectateur et c’est à partir de la perte que Horna cherche, d’emblée, à le représenter.
Lisa Pelizzon
Traduit de l’espagnol par Divina Cabo
Lisa Pelizzon est diplômée d’un doctorat en “Langues, Cultures et Sociétés” à l’Université Ca’ Foscari de Venise, et l’auteur d’une thèse sur la photographe hongroise Kati Horna : Kati Horna. Constelaciones de Sentido [Kati Horna. Constellations de sens], mars 2012. Son intérêt pour la photographie et la sémiotique de l’image l’ont également conduite à écrire les textes de l’exposition “Kati Horna : photographies de la guerre civile espagnole” à Salamanque.
Sources citées :
Aristarco, Teresa, et Orto, Nuccio (1980), Lo scherzo didattico. Un esperimento di alfabetizzazione cinematografica, Bari, Dedalo Edizioni, 1980.
Barthes, Roland (1980), La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Éditions de l’Étoile, Gallimard, Le Seuil, 1980.
Basso Fossali, Pierluigi, et Dondero, Maria Giulia (2006), Semiotica della fotografia, Rimini, Guaraldi Editore, 2006 [édition française : Sémiotique de la photographie, Limoges, PULIM, 2011].
Didi-Huberman, Georges (1992), Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Les Éditions de Minuit, 1992.
Devant l’image. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, Paris, Les Éditions de Minuit,1990.
Heiddeger, Martin (1951), « Bâtir, habiter, penser », conférence prononcée au mois d’août 1951 à Darmstadt, in Vorträge und Aufsätze, Verlag Günther Neske, Pfullingen, 1954 [édition française : Essais et conférences, traduit de l’allemand par André Préau, Paris, Gallimard, 1980]. http://www.ac-grenoble.fr/comptesimbriques/lycee/vaucanson/philosophie/bhp.xml
Sofsky, Wolfgang (1998), Traktat über die Gewalt, Frankfurt a.M., Fischer, 1996 [édition française : Traité de la violence, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Paris, Gallimard, 1998].
Trías, Eugenio (1999), La razón fronteriza, Barcelone, Ediciones Destino, 1999.