— La parole à…

Raphaële Bertho : «  Personnes »


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Mathieu Pernot, Sans titre, série “La jungle”, 2009/2010 ©Mathieu Pernot

Été 2002. La file d’attente s’allonge interminablement, elle serpente dans les rues du centre-ville. Ils sont là depuis des heures, ils sont arrivés avant les premières heures du jour et ne repartiront pas avant d’avoir pu apposer leur nom sur les listes de la coordination 93. Les sans-papiers occupent depuis plusieurs jours la Basilique de Saint-Denis afin de demander leur régularisation. J’habite de l’autre côté de la place, je les vois chaque jours, toujours plus nombreux sous le soleil estival. Et je me demande comment photographier ces gens, ces sans-papiers, ces clandestins, anciennement « réfugiés » ou « demandeurs d’asile » devenus « migrants », « exilés », « déplacés ». Plus tard cette année-là le centre de la Croix-Rouge installé à Sangatte est fermé après avoir accueilli pendant trois ans plusieurs milliers de personnes. Elles se dispersent dans des refuges précaires, dans les « jungles » qui s’installent aux abords des villes du nord, dans les squares parisiens… Voilà une décennie maintenant que ces personnes sont condamnées à l’invisibilité administrative, politique, sociale, humaine. Comment allier l’exigence politique de mettre en lumière cet état de fait et la précaution éthique de ne pas surexposer les gens ? Comment contourner l’injonction d’invisibilité qui leur est faite quand justement cet anonymat les protège ? Comment leur rendre leur droit à l’image tout en se débarrassant des apories de la compassion ? Comment dire, comment montrer sans devenir voyeur?

Topographie de l’invisibilité

Philippe Bazin, série

Philippe Bazin, série “Dans Paris”, juin 2011 © Philippe Bazin

Avec sa série La Jungle (2009-2010), Mathieu Pernot fait partie de ces photographes qui ont cherché une posture visuelle et politique adéquate, à la recherche d’une « bonne distance » pour reprendre là les mots de Rancière 1, dans une tension entre l’éthique et l’esthétique. Des images qui figurent une forme de disparition, à travers les traces d’un passage furtif : un sac, un duvet… Ce travail fait singulièrement écho à celui réalisé par Jacqueline Salmon en 2001 dans le hangar de Sangatte.

Jacqueline Salmon, Le Hangar, série “Sangatte”, 2001. Courtesy Galerie Michèle Chomette, Paris © Jacqueline Salmon

À l’époque la photographe adopte de la même manière un parti pris métonymique. Elle choisit de photographier ce hangar surpeuplé dans les heures les plus calmes, proposant des images « en creux » où on distingue à peine quelques silhouettes à l’arrière-plan. Dominique Baqué identifie là une « stratégie du retrait » 2. Il s’agit pour l’auteur de s’engager, de dénoncer tout en évitant les pièges de la rhétorique moralisatrice ou spectaculaire de la photographie humanitaire.

Jean Révillard, série “Jungles”, 2008 © Jean Révillard

De la même façon les photographies de Jean Révillard (Jungles, Calais, 2009) ou de Philippe Bazin (Dans Paris, 2009-2011) redoublent de manière métaphorique l’exclusion politique par une invisibilité au sein de la représentation elle-même. Ils proposent une topographie des « délaissés », de ces friches urbaines et politiques. La distance imposée, l’apparent silence de ces images « en creux » imposent au spectateur de les investir, de s’y engager, de les peupler. Ces non-portraits semblent se muer en un portrait de la clandestinité elle-même. Bruno Serralongue (Calais 2006-2008) est lui moins radical dans sa démarche. Les gens sont là, ils se rapprochent peu à peu. Anciens habitants de ces abris provisoires, silhouettes dans le lointain, ils finissent par nous faire face dans un cliché aux accents documentaires 3.

Bruno Serralongue, Deux hommes, zone des dunes, Calais, juillet 2007, de la série “Calais”, 2006-2008 © Bruno Serralongue.

Bruno Serralongue, Deux hommes, zone des dunes, Calais, juillet 2007, de la série “Calais”, 2006-2008. Courtesy Air de Paris © Bruno Serralongue.

Figures de migrants

D’autres photographes choisissent plus classiquement de tourner leur objectif vers les gens. La figure du migrant réinvestit le cadre avec Kosuke Okhara (Chance, Refugees in Calais 2009). Avec ses images en noir et blanc aux contrastes accentués, on retrouve là cette tension entre le charme de la beauté et la dimension compassionnelle questionnée par Susan Sontag dans son essai La douleur des autres 4.

Kosuke Okahara, série “Chance”, 2009.
« Refugees from Sudan’s Darfur region in the abandoned house where many Sudanese are squatting. Since French police often come and beat them up, they are never able to relax. In Calais, a small city of northern France, migrants who try to cross the border to UK by sneak into the ferry boat gather and wait to see the chance. They are from various countries such as Sudan, Eritoria, Ethiopia, Egypt, Palestine, Iraq, Iran, Afghanistan, Pakistan so on. They believe UK has better opportunity. Since the security in Calais is getting more strict, they merely have chance to cross the border to UK. Some of them pay up to 1200 pounds for human trafficker just to cross the border while others stay in the shacks more than 6 months.”

Marion Osmont dans son ouvrage Des hommes vivent ici 5 (2012) désamorce la critique en cernant ses images de textes, de paroles, témoignages et analyses mettant en perspective les images. Le travail se veut alors ouvertement militant, l’image n’étant plus là qu’un moyen parmi d’autres pour engager la mobilisation de l’interlocuteur. A contrepied de ces travaux prenant racines dans la tradition du reportage, Laura Henno assume un parti-pris fictionnel en proposant des images « presque documentaires » 6. Les silhouettes deviennent des visages, les corps sont en mouvement, ils existent sans conteste, ils sont là, les yeux dans le vague, les traits tirés.

Laura Henno

Laura Henno, Untitled, série “Calais”, 2012
Courtesy Galerie Les filles du calvaire © Laura Henno

Du paysage au portrait, du reportage à la mise en scène, en noir et blanc comme en couleur, c’est l’ensemble de la palette photographique qui se trouve ainsi mobilisée pour « dire » qui sont ces gens, pour modifier quelque peu « le partage du sensible » 7 et les ramener dans l’espace du commun 8.

Corps politiques

Au sein de cet ensemble, la série des Migrants (2009) de Mathieu Pernot se détache immanquablement. Ces images de corps emmitouflés dérangent nos certitudes, agacent la bienséance, bafouent notre horizon d’attente 9. Il s’empare de l’histoire de l’art, sans en faire ici une référence maniériste. Les gens deviennent des corps, ces corps des gisants. Il s’approprie alors l’enjeu de cet art funéraire : celui d’un corps qui incarne la puissance du politique, la rend visible, sensible. L’artiste revendique une dimension presque « brutale » de ces images prises au petit matin dans le square Villemin, « petit Kaboul » à Paris. Une crudité volontaire qui est là pour exposer la banalisation de l’exclusion. Le document presque conceptuel rend ainsi visible l’exclusion elle-même. Sans pathos, sans vis-à-vis aussi emphatique qu’artificiel. Il nous met face à notre capacité à détourner le regard, ne pas voir. S’il y a un voyeurisme dans ces images de Mathieu Pernot, il est dirigé vers notre indifférence qui est exposée et mise à nue. Avec la puissance synthétique qui caractérise ses travaux, Mathieu Pernot nous met face à nous-même, face au regard que l’on porte sur la douleur des autres.

Mathieu Pernot, Sans titre, Série Les Migrants, 2009. Collection de l’artiste © M. Pernot


Raphaële Bertho, avril 2014

 Le titre de cet article fait référence à l’installation présentée par Christian Boltanski
à la Monumenta 2010.


Liens

“Territoire des images”, le carnet de recherches visuelles de Raphaele Bertho
Exposition « Mathieu Pernot. La Traversée »
Mathieu Pernot
Philippe Bazin
Jean Révillard / rezo.ch
Bruno Serralongue / Air de Paris
Kosuke Okahara
Laura Henno / Galerie Les filles du calvaire

References[+]