Voici la deuxième partie de ma lecture du travail de Bruno Serralongue pour ce blog. Ici, je continue la discussion en faisant une brève excursion dans le livre le plus récent de W.J.T. Mitchell, dont traitait également l’article de Nicola Setari, publié le 11 septembre 2011.
Commençons toutefois avec une analyse sommaire de l’image suivante, signée Thomas Ruff (Porträt (E. Denda), 1988).[1] Elle fait partie d’un groupe de portraits photographiques réalisé en 1988. Ces portraits sont connus pour l’impassibilité de leurs modèles; ils sont pareils à des photographies de passeport agrandies (notons le fond blanc sans lequel une photo d’identité n’est pas recevable pour un document officiel). Pour ses portraits frontaux en buste, Ruff adopte un mode de représentation aussi neutre que possible, évitant autant qu’il le peut toute interprétation psychologique immédiate. Le modèle est photographié comme un buste en plâtre, témoignant ainsi de l’opinion du photographe selon laquelle la photographie ne peut montrer que la surface des choses (cf. la sphère artistique des années 1980 et sa préoccupation pour le simulacre et sa réflexion sur l’absence supposée de vérité du médium photographique). Le titre de l’œuvre contribue à retourner toute interprétation possible, d’une part vers le prénom « officiel » ou l’identification de la personne représentée, et d’autre part vers l’histoire de l’art (la liant au genre pictural imposant du portrait). Ce que nous voyons en réalité, c’est la transformation d’une photographie de passeport en portrait photographique pictural, tandis que le titre de la pièce empêche à de potentielles significations de s’échapper, les maintenant plutôt dans une circulation tautologique avant que nous ne commencions à nous confronter aux significations plus profondes que l’image pourrait contenir (et qui relèvent alors du paradoxe au regard de l’expérience de surface à laquelle convie l’image).
Comparons cette image de Ruff à une photo prise par Bruno Serralongue, issue de la série Calais qui traite spécifiquement du phénomène de migration entre les frontières françaises et anglaises du Tunnel sous la Manche (UIUI 09). La personne dont Ruff a réalisé le portrait possède un nom (elle est identifiée comme un personne, vraisemblablement une citoyenne allemande). Dans la photo de Serralongue, les « deux hommes » n’ont pas de nom, ni ne possèdent d’identité reconnaissable. Nous ne connaissons que l’endroit où ils se trouvent (les dunes aux alentours de Calais). De manière significative, ils sont à nouveau deux. Ils ressemblent à des jumeaux, chacun semble être le double de l’autre, ou – nous devrions plutôt dire, et avec plus d’inconfort – le clone de l’autre.
Dans son livre majeur de 2011, intitulé Cloning Terror, W.J.T. Mitchell défend l’idée que notre conception irrationnelle de ce que sont les clones oscille entre l’image de tueurs sans merci et celle de victimes innocentes (p. 35). Mon hypothèse consiste à prétendre que c’est exactement ce sentiment qu’éveillent les deux hommes des dunes quand le spectateur leur fait face pour la première fois. Ils vous plongent dans un grand inconfort – cela m’a pris beaucoup de temps pour mettre des mots sur ce sentiment, mais j’ai pu comprendre comment ils nous sollicitaient en les envisageant à la lumière du « clone ».
Le problème avec le clone, dit Mitchell, c’est qu’il est impossible à distinguer, sans visage, impassible et sans identité bien définie. Dans certains films d’horreurs qui circulent au sujet des clones, ceux-ci sont conservés dans des souterrains secrets pour servir comme donneurs d’organes, privés des droits civiques auxquels peuvent prétendre ceux qui vivent à l’air libre (c’est-à-dire ceux dont ils sont les clones). Dans de tels scénarios cauchemardesques, ils représentent l’organisme humain réduit à la vie la plus basique. Les images de Serralongue, elles aussi, offrent au regard la nudité de la vie et la fragilité de la citoyenneté dans ce monde (et non dans quelque monde souterrain).
Comment cette conclusion justifie-t-elle alors l’analogie avec le clone ? Sur le plan rationnel de l’expérience sensitive, on peut en effet prétendre qu’il n’y a pas d’analogie, dans la mesure où ces deux hommes ne sont vraisemblablement pas jumeaux, et certainement pas des clones humains. Mais sur le plan irrationnel du fantasmatique, je voudrais soutenir l’idée qu’il y a d’importantes leçons à tirer si on les regarde comme si ils étaient des clones. Ainsi que l’affirme Mitchell (Paul McCarthy sert d’exemple dans son livre), la représentation iconographique actuelle du clone consiste à le rendre de préférence demeuré (autant que possible) et anonyme (ou portant un masque). Donner un visage au clone entrainerait le risque que l’on puisse commencer à sympathiser avec lui (quelque chose que Mitchell nous encourage à faire, du moins pour le plaisir théorique, mais qui relève pour beaucoup d’une dangereuse attitude iconophile).
C’est ici que je voudrais en arriver : l’image de Serralongue réalise précisément cela : elle nous permet de ressentir une sympathie pour ces deux hommes qui s’adressent explicitement à notre regard, en nous regardant avec un mélange d’expression amicale et inquiète. Cela provoque fortement le spectateur, car il en résulte pour lui des sentiments extrêmement ambivalents qui font écho, ainsi que le postule Mitchell (p. 36), aux préjugés raciaux et sexuels, tout en se démarquant de ceux-ci. Car les préjugés raciaux et sexuels installent des mécanismes de mise à distance, ils nous rassurent sur le fait que les clones diffèrent de nous, et ils nous permettent de les exclure comme « objets » incongrus et de ne pas les traiter comme des personnes. Or les clones sont nos copies, et de ce fait nous ne pouvons les isoler dans un sous-groupe racial immédiatement reconnaissable qui pourrait être tenu à distance. Ils sont, comme le dit Mitchell, pareils à « ceux qui doivent “se faire passer pour blancs” », ceux que nous sommes forcés d’accepter et d’accueillir, à moins de couvrir leurs visages.
Il est bon de rappeler ici la profonde analyse du concept de facialité, proposée par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille Plateaux. Ils y démontrent que la représentation du visage humain est ce que les iconoclastes ont toujours proscrit avec le plus de violence, car elle est la représentation de « l’Autre dangereux » (faisant directement référence au second commandement de la Bible). Cependant, les deux hommes dans les dunes ont un visage, et plutôt découvert. En tant que clones, en tant que personnes qui sont copies de nous ou, de manière sans doute plus compréhensible, en tant que personnes qui pourraient être nous, ils sont notre image dans le miroir, ils sont une projection de nous. Comme le dit Mitchell, « les clones ne se ressemblent pas nécessairement les uns les autres (aucun stéréotype visuel n’est donc disponible), mais ils peuvent très bien nous ressembler très exactement, et ainsi être impossible à distinguer et à classer à l’écart. Le clone incarne potentiellement l’image comme figure de la ressemblance, de la similitude et de la copie, jusqu’à la limite de la virulence, de la toxicité et de l’invisibilité insidieuse (p. 76).
Il faut signaler ici que ce régime d’identification faciale comme clone au moyen de la photographie rappelle bien entendu une très vieille stratégie documentaire : celle qui relève, ainsi que Martha Rosler l’a puissamment montré, de sa propre « erreur physiognomonique », à savoir lorsque des mécanismes d’identification faciale entre celui qui prend la photographie et les personnes représentées ne mènent qu’à des stratégies de charité qui confortent le système (ce contre quoi Rosler s’est fermement opposée dans son œuvre) ou mènent, inversement, à la dénonciation de ces personnes à la police en livrant leur image aux autorités (ainsi que l’a montré Sally Stein).
Je vais maintenant soutenir l’hypothèse que les photographies de Serralongue n’ont évidemment pas pour but de dénoncer qui que ce soit à la police, ni de nous inviter à témoigner ouvertement de gestes de charité à l’égard de ces personnes, mais que leur adresse envers nous, spectateurs intégrés à une expérience esthétique, convoque une disposition d’esprit différente et de ce fait un comportement différent (que je définirai en termes de collectif, d’effet multiplicateur du groupe).
En retournant à l’analogie entre migration des êtres humains et migration des images, il est nécessaire de signaler que Mitchell lui-même nous prévient de ses limites. Contrairement à l’exclusion d’êtres humains d’un territoire particulier, ce qui est souvent devenu aujourd’hui une affaire florissante, l’anathème sur les images est beaucoup moins facile à soutenir. Pareil au racisme, l’iconophobie ou la peur des idoles date de tout temps, mais les images ont toujours réussi à passer les frontières. Elles sont parvenues à poursuivre leur vie plus facilement que ne l’ont fait les êtres humains eux-mêmes, bien que l’on puisse soutenir que les idées et idéaux de ces derniers ont toujours survécu. Comme les images, ces idéaux continuent de nous hanter au fil du temps. C’est ici que réside sans aucun doute le pouvoir du travail de Serralongue, qui s’incarne de manière emblématique dans l’image de ces deux hommes dans les dunes : même si l’on ne sait pas où ils sont aujourd’hui, s’ils sont encore en vie, ce qu’il défendent en tant qu’image, non seulement survit, mais transcende aussi leur existence terrestre.
En tant qu’ils constituent une image migrante de la migration, ils témoignent d’une dimension d’universalité et d’intemporalité qu’ils ne possèdent pas en tant qu’être humains vivant leur propre vie de migrants. Nous pourrions dire que leur puissance en tant qu’image incarnant un idéal est directement proportionnelle à leur impuissance de migrants. Ils hantent nos esprits, ils nourrissent nos peurs, mais en même temps ils nous invitent à sympathiser avec eux, ils nous encouragent à suspendre notre peur. Ils nous invitent à nous engager pour trouver des solutions, nécessaires et urgentes : que l’on pense au mur de Ceuta (filmé clandestinement par Herman Asselberghs) et le conflit Israélo-palestinien. Ces visages nous pressent de réunir des forces humaines (citoyens à part entière et citoyens précaires tous ensemble) pour exiger l’arrêt de ce nouveau modèle vers lequel se développe le monde, et qui réalise exactement l’inverse de ce que défendaient les idéaux de Schengen.