Cloner la terreur

 

Dolly, le premier mouton cloné avec succes. Ses restes sont exposés au Museum of Scotland. Source: http://en.wikipedia.org/wiki/File:Dollyscotland_%28crop%29.jpg.

À l’occasion de la commémoration des événements du onze septembre 2001, le critique et théoricien de l’art Italien Nicola Setari a écrit pour ce blog un compte rendu du livre clef de W.J.T. Mitchell, intitulé Cloning Terror. The War of Images from 9/11 to the Present, publié chez University of Chicago Press en 2010.

 

« Lancer une guerre contre l’erreur, comme W.J.T. Mitchell propose de le faire dans la préface de son dernier livre, Cloning Terror, est bien sûr un effort sans fin, mais néanmoins qui peut apporter quelques victoires importantes. J.K. Chesterton a écrit que l’erreur est une vérité devenue folle [1]. L’ouvrage de W.J.T. Mitchell traite de ce qui arrive lorsque la vérité concernant les dangers du clonage et du terrorisme est prise en otage par la peur générant aux États-Unis les réactions qui sont apparues sous les noms de Guerre à la Terreur et Guerre des Clones. Le titre du livre relève d’une double métaphore : la terreur du clonage et la multiplication de la terreur que ces guerres ont causées.

Vol 175 de United Airlines s'écrase dans la tour sud du World Trade Center à New York City pendant les attaques du 11 septembre 2001. Source: http://en.wikipedia.org/wiki/File:UA_Flight_175_hits_WTC_south_tower_9-11_edit.jpeg.

Le rôle joué par les images qui ont alimenté l’état de terreur qui a suivi les attentats du 11 septembre, et en particulier par les technologies numériques qui ont entraîné leur diffusion à tous les niveaux des sphères publique et privée, a été largement étudié. L’initiative originale de Mitchell sur cette question est d’aller au-delà de la logique de celui qui regarde les images du point de vue de leur pouvoir au profit de celui qui se tourne vers la perspective de leurs «vies et amours» [2]. Notre époque est marquée non seulement par la reproduction numérique, mais aussi, et surtout, par la reproduction biotechnologique et la possibilité du clonage artificiel.

Couverture du livre de W.J.T. Mitchell.

Comment et pourquoi cette réalité s’est entrelacée avec le terrorisme sont les questions abordées dans le livre de Mitchell. Au cœur de son enquête se trouve son analyse de la photographie de l’Homme encagoulé d’Abou Ghraib (The Hooded Man of Abu Ghraib). Cette image a été précédée dans l’imaginaire collectif du XXème siècle par une autre que Mitchell a considérée en premier :  la figure du clone. Celle-ci est passée à un statut iconique suite à la circulation dans les médias de la photographie de Dolly, la première brebis clonée avec succès. La Pop culture et la science ont ensemble introduit dans l’opinion publique l’idée que le clonage humain n’était plus une lointaine possibilité. Mitchell observe comment la propagation de l’alerte autour de cette possibilité a conduit à ce qu’il propose d’appeler clonophobie. L’une des parties les plus originales du livre est la manière dont il lie la clonophobie à l’iconophobie, la peur des images. L’iconophobie et l’iconoclasme ont été des thèmes cruciaux dans les livres de Mitchell, permettant une compréhension de leur rôle qui a été essentiel à sa re-fondation de l’iconologie, «l’étude des images à travers les médias» [3].

Au cœur de l’iconophobie réside la peur ancestrale que les images peuvent devenir vivantes. Ceci amène Mitchell à penser que la clonophobie est enracinée dans l’iconophobie. Le clone est littéralement une « image vivante », une copie génétiquement identique d’un être vivant original. Un nouveau type radical d’images qui nous oblige alors à repenser ce que signifie une image. Une metapicture, pour utiliser la propre terminologie de Mitchell. Une image de la production de l’image qui est centrale pour la compréhension de la culture visuelle contemporaine.

Une des stratégies de base avec laquelle Mitchell développe son analyse dans Cloning Terror consiste à regarder les oscillations entre les métaphores et leurs literalisations. Par exemple en ce qui concerne le clonage, il observe qu’une fois que le clonage est sorti de l’imaginaire pour devenir une réalité, il a été redéployé d’une manière figurative pour couvrir d’autres formes de copie dans le domaine des technologies numériques.

La destruction des Twin Towers a conduit au remplacement de la guerre contre le clonage, qui était censé être l’héritage de la présidence de Bush, par la guerre contre le terrorisme. Cette deuxième guerre a été déclarée comme une Guerre à la Terreur. La figure du discours d’une guerre contre X qui est destinée à véhiculer le fait qu’un effort maximal est fait contre quelque chose, comme avec les médicaments ou la tuberculose, a été literalisé quand les Américains ont envahi l’Afghanistan et l’Irak. L’incapacité à identifier la stratégie adéquate qui aurait permis de vaincre le terrorisme est devenue évidente lorsque le principal résultat des efforts menés par cette guerre a été une multiplication des cellules terroristes dans le monde entier et des dommages collatéraux considérables, avec la mort d’un nombre incalculable d’innocents. Mitchell, poussant plus loin une lecture métaphorique de la réponse des Etats-Unis aux attentats du 11 septembre proposée par Jacques Derrida [4], compare cette situation à la maladie auto-immune, qui est l’état pathologique dans lequel le système immunitaire de l’organisme n’est plus capable de distinguer les antigènes, comme par exemple des cellules cancéreuses ou des virus, des tissus de l’organisme en bonne santé. Il s’agit d’une réaction d’hypersensibilité qui endommage ce dernier.

La décision des Etats-Unis de recourir à la torture comme un moyen de vaincre le terrorisme est une expression tragique de cette hypersensibilité qui ne pourrait se produire qu’en défiant les droits constitutionnels et le droit international, la protection ultime contre les maladies auto-immunes dans le corps politique national et international. Lorsque les images de la prison d’Abou Ghraib, où l’armée américaine détiendrait des insurgés et des suspects d’actes terroristes, ont été diffusées dans les médias en avril 2004, le vrai visage de la Guerre à la Terreur a été révélé. Parmi ces images, il y en a une qui est devenue iconique: l’Homme encagoulé d’Abou Ghraib. L’analyse de Mitchell de cette image est vaste.

L'Homme encagoulé d'Abu Ghraib. Source: http://en.wikipedia.org/wiki/File:AbuGhraibAbuse-standing-on-box.jpg.

Le contexte dans lequel il invite le lecteur à regarder cette image est celui de la guerre de l’image que les Etats-Unis ont mené en parallèle à la guerre réelle. Des moments clés de cette guerre de l’image ont été la présentation de Colin Powell avec la diapositive présentant «des installations mobiles de production d’agents biologiques» lors de son discours aux Nations Unies en 2003 afin d’invoquer une intervention militaire des Nations Unies en Irak, la photographie de la statue de Saddam Hussein dans le centre de Bagdad avec un drapeau américain couvrant son visage avant la démolition de la statue, et les photos et la vidéo de l’inspection dentaire de Saddam après sa capture. Les deux dernières étant une forme symbolique de la décapitation de la tête de l’Etat irakien et destinées à signifier la victoire des Etats-Unis et la défaite du tyran. Mitchell soutient que la vraie nature de cette victoire a été tragiquement incarnée dans la photographie de l’Homme encagoulé d’Abou Ghraib. Elle a en effet été une image qui a eu la capacité de transformer dans l’imaginaire collectif la figure du terroriste en une figure de l’une des victimes. Cette image a été diffusée au niveau mondial grâce à internet et aux réseaux sociaux. Mitchell la considère comme un exemple de ce qu’il appelle une biopicture, une image qui allie la vie traditionnelle “spectrale” des images à une nouvelle vie “virale” à l’âge du clonage et de l’imagerie numérique. L’Homme encagoulé est une image virale qui est devenue l’icône de la bio-politique contemporaine.

Dans son analyse détaillée de l’image et de l’archive d’images et de documents d’Abou Ghraib dont elle faisait partie, Mitchell s’appuie grandement sur la comparaison de cette image avec le thème iconographique du Christ crucifié. Cela lui permet d’articuler sa critique contre l’hypocrisie d’une «politique étrangère fondée sur la foi » des Etats-Unis durant l’ère Bush. L’une des comparaisons visuelles les plus intrigantes qui apparaît dans le livre, et qui aide à comprendre comment Mitchell voit l’Homme encagoulé d’Abou Ghraib aussi comme une figure du clone, est le travail réalisé en 2004 par Paul McCarthy intitulé Clone [5]. Il s’agit d’une sculpture représentant un individu cloné produit pour offrir des parties de remplacement aux personnes malades. Une figure qui est couverte par un sac qui ressemble de façon troublante à celle couvrant l’Homme encagoulé d’Abou Ghraib, et à ses pieds des parties d’un corps démembré. Mitchell souligne comment le chevauchement du clone et du terroriste sans visage font d’eux des exemples de la condition que Giorgio Agamben exprime par l’expression homo sacer [6], l’être humain réduit à une vie nulle (nuda vita) qui peut être éliminé sans conséquence.

Pourquoi la photographie de l’Homme encagoulé n’a pas rendu l’administration qui se cache derrière responsable est une question à laquelle il est impossible de répondre. Mais elle suggère l’impuissance des images en opposition à leur pouvoir supposé – même une image qui résume toutes les erreurs de la politique étrangère de Bush, d’une manière incroyablement emblématique, celle-là même qui a été diffusé dans le monde entier par la puissance des nouveaux médias, n’a pas été suffisante.

Dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique [7], Walter Benjamin avait décrit un destin beaucoup plus glorieux pour les images, un destin qui grâce à la photographie et au cinéma aurait vu les images au service des forces révolutionnaires – une époque où la culture aurait été sécularisée et les notions d’aura et de mystère dépassées. Benjamin semble avoir sous-estimé l’ambiguïté des images, leurs amours et leurs trahisons secrètes. Il n’aurait certainement jamais pu envisager l’émergence de si différentes données technologiques quant à leur reproduction. Mitchell propose d’identifier ces nouvelles données à l’âge de la reproduction biocybernétique. Ce que la photographie était au premier âge, l’imagerie numérique et l’ingénierie génétique le sont au second. Notre vie et nos technologies d’information ont eu pour effet de ré-enchanter le monde, faisant de nos peurs les plus irrationnelles et de nos rêves les plus fous une réalité.

Notre époque a été décrite comme un âge post-séculaire, celle dans laquelle les médias et la religion vont de pair et souvent avec des conséquences extrêmement négatives [8]. Mitchell se réfère directement à Marshal McLuhan et à sa compréhension du «village global» [9] comme une situation dans laquelle les mass media ont pour effet d’engourdir le système nerveux central du corps politique, le rendant incapable de faire face à la réalité.

La revendication la plus importante de Mitchell est que lorsque les gouvernements perdent le contrôle, la réponse de la « communauté basée sur la réalité » (« reality based community ») ne peut plus compter sur le confort de la critique traditionnelle si elle souhaite réveiller le corps politique intoxiqué. Mitchell propose de suivre Nietzsche [10] et de faire résonner les idoles de notre époque au diapason pour rendre leur vacuité évidente aux yeux de tous. C’est une stratégie qu’il déploie avec une grande efficacité dans la guerre contre les erreurs de l’ère Bush. Mais une question surgit après la lecture du livre. Par rapport à des problématiques d’éthique et de politique internationale, comme celle du clonage et du terrorisme, n’aurions-nous pas besoin d’une notion plus forte de vérité qui nous permettrait de la discerner des erreurs ? La question du bien commun ne devrait-elle pas être posée avec plus d’insistance dans l’ère de la globalisation et de l’incessante circulation des images ? Sur ces interrogations, Mitchell nous semble vouloir être prudent afin d’éviter toutes tentations métaphysiques, mais il apparaît cependant engagé à révéler les structures et les pulsions plus profondes qui agissent derrière tous les imaginaires en jeu. »


[1] G.K. Chesterton, Orthodoxy, John Lane, The Bodley Head, Londres, 1912

[2] W.J.T. Mitchell, What do Pictures Want ? The lives and loves of images, University of Chicago Press, 2004

[3] Le livre fondamental dans lequel Mitchell présente sa vision de l’iconologie est Iconologie. Image, Texte, Idéologie, Les Prairies Ordinaires, Paris, 2010. Le livre fait partie d’une trilogie aussi composée de Picture Theory, University of Chicago Press, 1994 et What do Pictures Want? cité à la note précédente.

[4] Giovanna Borradori (ed.), Philosophy in a Time of Terror: Dialogues with Jurgen Habermas and Jacques Derrida University of Chicago Press, Chicago and London, 2003.

[5] http://www.hauserwirth.com/artists/20/paul-mccarthy/images-clips/50/.

[6] G. Agamben, Homo Sacer. Sovereign Power and Bare Life, Stanford University Press, Stanford, 1998.

[7] W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, folio, 2008 (1939).

[8] Un exemple est l’exposition Medium Religion dont le commissaire était Boris Groys au ZKM à Karlsruhe en 2008.

[9] M. Mcluhan, Understanding Media, Routledge, London 2001 (première publication en 1964).

[10] F. Nietzsche, Crépuscule des idoles, Folio, 1988 (première édition 1888).

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