Avec ce post s’achève notre feuilleton sur les photographies de Bruno Serralongue. Dans cette partie, je vous présente les conséquences à tirer de la manière dont l’artiste nous présente ses images, à la lumière de notre appartenance à la sphère politique actuelle et en tant que nous sommes aussi ce que je propose d’appeler des « civils de l’art ».
Je voudrais débuter par la comparaison d’une vue d’installation du travail de Serralongue au Jeu de Paume en 2010 avec celle de Fish Story (1995) par Allan Sekula à la Documenta 11 de Kassel (2002).
Les similarités résident dans l’accrochage de certaines images à différentes hauteurs, ainsi que dans leur présentation à la manière d’un salon, ce qui permet de ne pas les présenter toutes à hauteur de regard. Cette disposition décourage le spectateur de considérer l’œuvre dans son ensemble, avec l’intention en quelque sorte d’intervenir dans la société tout en infléchissant l’esprit du visiteur. Cet accrochage semble destiné à montrer la nécessité qui s’impose à l’art de contribuer à la réinvention de l’idée de communauté politique, à une époque où la politique se retourne de plus en plus contre ses propres citoyens. Cette urgence nous invite plus que jamais à quitter notre rôle de spectateur détaché, exclusivement concerné par l’expérience esthétique, pour participer à l’interprétation de l’œuvre dans son sens politique et social réel. Dans son livre, On the Political (2005), Chantal Mouffe décrit « le politique » comme un espace du pouvoir, de conflit, d’antagonisme. Selon elle, c’est cette dimension d’antagonisme qui est constitutive des sociétés humaines. Elle considère qu’il est de la responsabilité des artistes de penser « le politique » en révélant de quelle manière les images contribuent à la construction et à la reconstruction des normes sociales. Ce qui implique un questionnement sur ce qu’un consensus social dominant laisse invisible.
Les photographies de Serralongue exigent de nous, visuellement, qu’en tant que spectateurs, nous allions donc au-delà de la contemplation passive. Cette relation engagée envers l’art a été définie en termes de civisme et de regard civil par la philosophe israélienne Ariella Azoulay (The Civil Contract of Photography, 2008). Le concept de « regard civil » implique que nous considérions notre relation aux sujets représentés et à l’artiste qui produit l’œuvre en termes juridiques, à savoir comme une relation triangulaire ou contractuelle. Dans le droit civil français, un contrat implique que toutes les parties impliquées dans la signature remplissent ses conditions sur une base égale, ayant chacune une valeur égale en tant que sujet ou individu disposant de son libre arbitre. Bien qu’il soit malaisé de rendre cela en français, j’aimerais que l’on puisse parler de « civils » plutôt que de « citoyens », dans la mesure où la citoyenneté n’est pas toujours associée à la civilisation, du moins plus aujourd’hui. J’hésite à utiliser la notion de citoyen dans la mesure où elle est liée de manière inhérente à la nation et aux mécanismes d’appartenance et d’exclusion (ceux qui l’ont et ceux qui ne l’ont pas). Azoulay donne une démonstration exemplaire de la citoyenneté déficiente dans le cadre de l’état israélien (la citoyenneté étant cette propriété dont beaucoup sont privés).
Le « spectateur civil » d’une photographie doit comprendre qu’elle n’appartient intrinsèquement à personne en particulier, mais à tout le monde, en tant que groupe : nous ne devrions pas seulement la regarder mais aussi écouter ce qu’elle a à dire quand on lit son message silencieux. Dans une image telle que Land First Mela, Rural Festival on land Rights, Kandivali, de la série WSF Mumbai (2004) [à gauche sur la vue d’installation précédente], Serralongue nous incite – par le motif phénoménologique des figures qui tournent le dos au spectateur – à être partie prenante de ce groupe imaginaire de personnes qui écoutent quelqu’un. Par le regard civil que nous portons vers cette image, positionnée à hauteur des yeux, nous devons nous impliquer dans ce groupe de gens tel qu’il est représenté devant nous.
Dans son exposition, intitulée « Foc divers » à Barcelone pendant l’hiver 2010-11, Serralongue avait prévu en fin de parcours une salle composée de photographies provenant de plusieurs séries à la fois. À travers cette combinaison d’images, il voulait créer une « salle de lecture », telle qu’il l’appelait. Ainsi, ces photos nous stimulent pour apprendre à parler et écouter à nouveau, et enfin agir en tant que groupe, comme si nous étions tous clones d’un autre et ne pouvions plus nous distinguer les uns des autres, ayant dès lors une responsabilité partagée envers chacun et envers la planète.
Serralongue nous dit que l’on ne devrait pas approcher une photographie comme si l’on était son destinataire passif (et qui réagirait plutôt par des mécanismes de charité confortant le système), mais plutôt comme son destinataire dynamique, un spectateur actif qui peut produire un sens pour l’image et le disséminer plus loin, tout en aspirant à transformer ce sens en une action « politique » perturbant le système (la politique n’étant pas entendue ici littéralement mais comme une intervention sur le comportement quotidien du spectateur à travers le processus réflexif auquel invitent les images).
La démarche esthétique de Serralongue consiste donc à dévoiler ce qui nous est caché, même si cela se produit sous notre nez, juste devant nous (comme si l’on y était aveugle). Son exhortation à ouvrir nos yeux et à développer notre civisme est une leçon quant au fait de sympathiser avec les gens dont il fait le portrait et avec ce qu’ils défendent. À travers notre état de « civils » de l’art – membres d’une communauté imaginaire égalitaire d’être humains – il nous invite à redevenir citoyens et à repenser cette notion pour la société d’aujourd’hui. Tout ceci il le fait dans l’espoir que ses images puissent contribuer à ce que des nouvelles formes de vie commune à une échelle globale puissent devenir réalité : au-delà du modèle de plus en plus chancelant des États-nations, voire même au-delà de l’organisation des Nations Unies telle qu’elle est conçue aujourd’hui et sans aucun doute au-delà du droit international qui, dans sa forme actuelle, est impuissant.
Le dernier mot revient à Carles Guerra, commissaire de l’exposition de Barcelone (La Virreina), qui écrivait dans son texte introduisant le séminaire du 14 et 15 janvier 2011 là-bas : « Les identités multiples que l’œuvre d’art déploie quand elle se façonne comme document ont perturbé la division du travail qui avait coutume d’établir les rôles de producteur et de spectateur. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, cela semble constituer une perspective hautement productive à la fois dans le contexte des institutions artistiques et de l’activisme culturel ». Je dirais que ce n’est pas seulement hautement productif mais aussi hautement nécessaire, dans la mesure où cela inclut un puissant message d’espoir.