Dans cet article, je poursuis ma lecture du travail de Bruno Serralongue, que j’avais prévue en trois mouvements. Cependant, il s’avère que j’aurai besoin de quatre posts pour tout dire. Il en suivra donc encore un autre après celui-ci, très prochainement…
Il est temps maintenant d’aborder les tactiques d’exposition de Bruno Serralongue, dans la mesure où celles-ci nous permettront de mieux comprendre comment il nous encourage à rêver les alternatives au modèle vers lequel le monde tend actuellement. Par ailleurs, elles nous permettront aussi de voir où peut nous amener l’imagination radicale d’un nouveau modèle de vie en commun, un modèle basé sur une relation d’« humanité partagée »[1].
Comparons donc la photographie de Thomas Ruff dont je parlais déjà dans la deuxième partie de ce feuilleton à une photo de la série WSF Mumbai de Serralongue. Seize années se sont déroulées entre ces deux images, celle de Ruff datant de 1988, celle de Serralongue de 2004. Entre temps, le monde a connu de profonds bouleversements (l’image de Ruff date même d’avant l’année historique 1989). Nous savons maintenant, ce qui n’était pas le cas alors, que les conditions liées aux migrations et au statut d’apatride ont cessé d’être uniquement des phases transitionnelles de la vie humaine, et qu’elles menacent de devenir une condition permanente pour un nombre grandissant de personnes à travers le monde.
C’est W.J.T. Mitchell qui nous indique, dans sa conférence que j’ai mentionnée dans la première partie de ce feuilleton, que cela pose un défi radical à la notion libérale d’égalité humaine universelle. Les fondations de la philosophie du droit occidental sont basées sur une théorie politique libérale, qui repose sur une égalité morale de tous les êtres humains au regard de la loi, ceux-ci étant considérés comme des sujets légaux en dehors de tout particularisme (race, classe, genre et ethnicité), et ce précisément pour garantir cette égalité devant la loi. (Cf. le fameux bandeau ou le «voile d’ignorance» que le philosophe John Rawls – dans A Theory of Justice – considérait comme fondateur pour les notions libérales de justice et d’égalité). Comme Philip Cole et d’autres l’ont signalé, cette égalité morale dépend – paradoxalement – de philosophies de l’exclusion et du contrôle des frontières. Celles-ci sont nécessaires à la protection des politiques libérales existantes: l’égalité est articulée concrètement à la notion de citoyenneté, or celle-ci s’arrête à la frontière. Le mythe fondateur de la philosophie du droit libéral en Occident est actuellement soumis à des pressions d’un genre nouveau : les frontières entre personnes deviennent de plus en plus des zones de violence et de désespoir, et ce monde composé d’États-nations supposés fonctionner parfaitement (dans lesquels chaque individu se doit d’avoir au moins un passeport, et de posséder ainsi une nationalité valide) montre de plus en plus sa condition déficiente. La citoyenneté ne peut opérer en tant que concept fondateur d’égalité et de justice que dans un monde où toutes les nations fonctionnent à un niveau suffisant de performance et où elles offrent un confort comparable aux citoyens des diverses nations. Dans ce scénario idéal, les nations peuvent opérer comme des ‘monades démocratiques’ (cf. Leibniz) qui, ensembles, peuvent compter sur les idéaux de validité universelle qui accompagnent la notion de citoyenneté.
Cette identité et cette subjectivité «monadiques», autonomes et clairement définies, propres au ressortissant d’un pays, si elles constituaient encore le modèle prédominant à l’ère pré-1989, se sont aujourd’hui effondrées. Avec des nations de plus en plus dysfonctionnelles ou même disloquées, l’identité humaine est aujourd’hui fragmentée. C’est le cas, paradoxalement, dans la supposée «Europe unie» – l’exemple de la Belgique étant ici un anti-modèle et sa capitale, Bruxelles, en étant l’emblème: il a récemment été démontré qu’à Bruxelles, une personne sur quatre vit en dessous du seuil de pauvreté.
Les stratégies d’exposition de Ruff et Serralongue reflètent ce changement dramatique des circonstances de l’ordre du monde. Lorsqu’on regarde une vue d’installation des œuvres de Ruff, la présentation singulière de chaque image est frappante. Même groupés, chaque portrait apparaît comme une identité monadique bien précise (à nouveau, cette identité forte entrant alors en tension avec l’expérience de surface de l’image, bien que l’identité soit clairement là au premier regard). Si on les compare aux vues d’installations de la série Calais, on constate que les portraits de Serralongue apparaissent au spectateur dans un contexte variable (non plus isolés, mais bien accompagnés de paysages et d’autres perspectives sur leur situation). Les légendes offrent un récit différent, ce qui rend immédiatement les portraits plus fragmentés. C’est là une stratégie d’exposition qu’Allan Sekula a décrit en parlant avec Carles Guerra d’effet de « film démonté » (dans: Conversations with photographers. Allan Sekula speaks with Carles Guerra, La Fábrica and Fundación Telefónica , Madrid, p. 12). Dans mon prochain et dernier article faisant partie de ce feuilleton, je continuerai avec une comparaison entre le travail d’Allan Sekula et Bruno Serralongue, pour en tirer des conclusions à propos de ce que Serralongue attend de nous, spectateurs qui observent son travail.
[1] J’emprunte ce terme au livre de Philip Cole, Philosophies of Exclusion. Liberal Political Theory and Immigration (Edinburgh: Edinburgh University Press, 2000), p. 12.