— Rencontre
Jean-François Chevrier :
« Intimité territoriale et espace public 2/3 » [FR/EN]


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Sommaire

Jean-François Chevrier : « L’intimité territoriale. Territoire et assemblage »
Antonios Loupassis : « Photographies »
Patrick Bouchain : « Pour un chantier lieu d’expérimentation »
Marina Ballo Charmet : « Le terrain, les frontières, les marges du regard »
Wiktor Gutt : « La liberté mène-t-elle à la solitude, ou au contraire, la solitude à la liberté ? »

Samedi 7 décembre, Auditorium du Jeu de Paume. De gauche à droite : Marina Ballo Charmet, Antonios Loupassis, Jean-François Chevrier, Patrick Bouchain, Wiktor Gutt.


« L’intimité territoriale. Territoire et assemblage », par Jean-François Chevrier

Cette journée d’études procède d’une réflexion dont j’ai présenté les hypothèses en mai dernier. Elle est également liée – sans en dépendre – à un cours que je donne à l’École des beaux-arts, depuis octobre 2012, sur l’histoire des primitivismes. L’intimité territoriale désigne un type d’expérience documenté notamment par la photographie, dont la photographie peut être même, dans certaines circonstances, la révélation. Cette expérience se présente comme une relation d’échange entre des êtres humains et un milieu donné ou constitué. Elle apparaît au travers de documents littéraires et visuels divers, produits dans des contextes variables : arts (au pluriel), sociologie, anthropologie, etc. L’intimité qualifie l’expérience du territoire en tant que milieu, vécue de manière plus ou moins durable par un individu ou un groupe.

Je crois important de noter que l’idée de territoire induit la durée, alors que l’intimité peut être une expérience brève, passagère. Lier l’intimité au territoire permet de penser des formes biographiques, des modes de subjectivité ou de subjectivation, en relation avec des données géographiques, qui sont elles-mêmes conditionnées par des processus historiques. La notion d’intimité territoriale condense deux paramètres heuristiques hétérogènes : l’intimité est psychologique ou psychophysiologique, tandis que le territoire est géographique. On passe ainsi de la biographie à l’histoire par la géographie.

En mai dernier, j’ai signalé également un modèle éthologique. Ce modèle est récurrent dans les formes spéculatives de l’intimité territoriale produites par la littérature et l’art moderne. Le modèle éthologique du territoire favorise une conception de l’habitat centré sur l’image du corps, au sens où on l’entend depuis le livre fondateur de Paul Schilder. Il suffit de penser à l’idéal de l’araignée qui secrète sa toile. Mais la stratégie de l’araignée reste un exemple lointain et assez périlleux pour l’être humain. L’habitat humain ne procède pas directement d’un équipement instinctif, ni d’un schéma stable de relation au biotope.

La notion d’intimité territoriale présente une difficulté majeure : elle risque de favoriser une approche complaisante et nostalgique de l’identité native, en idéalisant un état de symbiose « primitive ». Il est un fait que, dans un monde régi par des normes d’appartenance culturelle discriminatoires, l’intimité territoriale se forme souvent en réponse à une situation d’exclusion ou de marginalité sociale, sur un mode compensatoire. On associe généralement les formes domestiques de l’intimité à l’intimisme de la sphère privée bourgeoise. L’intimité territoriale tend à subvertir le partage institutionnel du privé et du public. Mais cette subversion n’est souvent que la compensation apportée, dans la nécessité et l’urgence, à une difficulté ou impossibilité d’accès à l’espace public homologué.

Les images d’intimité territoriale, dont j’ai montré quelques exemples en mai dernier [« Intimité territoriale et espace public » 1/3] , peuvent être rattachées à une tradition picturale qui favorise l’inscription du corps dans le paysage. La formule « paysage avec figure » permet d’innombrables variations. L’interaction visuelle entre un personnage, statique ou en action, et un environnement, défini lui-même comme un décor (statique) ou comme un milieu actif, englobant, est un schéma efficace. Mais il ne permet pas d’interroger les conditions mêmes de l’intimité territoriale, c’est-à-dire, littéralement, ce qui la conditionne. C’est pourquoi, les anthropologues, par exemple, quand ils ne sont pas aveugles, ont de bonnes raisons de se méfier de l’image photographique, et de favoriser la description verbale.

La question est de savoir comment les documents d’une intimité territoriale, quand elle est vécue dans les limites d’une expérience d’exclusion ou de marginalité sociale, peuvent contribuer à une requalification, voire à une réinvention de l’espace public. Cela suppose, a minima, que les conditions de l’expérience ne soient pas occultées par un effet d’idéalisation abusive ou d’esthétisation négative (la tendance trash). Cela suppose aussi que l’on puisse déduire des documents spécifiques une signification générale, sans réduire celle-ci à une thématisation.

Je précise que j’entends « espace public » au sens du domaine d’expression et d’échange dont bénéficient en principe les acteurs de la société civile, du moins dans un régime politique qui garantit la liberté d’expression. Cette acception du terme correspond au terme allemand Öffentlichkeit ; elle s’est imposée depuis la description par Jürgen Habermas, au début des années 1960, de la formation et des avatars de l’espace public bourgeois. L’espace public désigne le domaine de l’opinion, exprimée de manière plus ou moins argumentée, par des sujets parlants qui sont aussi des sujets de droit.

L’accès à l’espace public est la condition d’exercice d’une souveraineté démocratique qui ne se réduit pas à l’élection des représentants du peuple. En ce sens, le terme désigne une sphère abstraite d’interlocution, concrétisée par divers supports, ou médias. Internet est aujourd’hui le domaine majeur de constitution d’un espace public englobant, sinon global. Par son caractère de réalité virtuelle, Internet transcende les frontières nationales et les particularismes institutionnels. Mais, comme l’a montré Habermas, un espace de l’habitation privée, tel le salon des demeures bourgeoises, peut être aussi un lieu et support de l’espace public. Dans certaines circonstances politiques, quand l’État contrôle et monopolise le champ d’expression des opinions, l’espace privé peut devenir le refuge de l’espace public.

Même s’il peut se matérialiser dans des emplacements spécifiques, l’espace public, en ce sens, n’induit pas une conception matérielle de l’espace. Mais il est évident – et nous allons le vérifier encore aujourd’hui de diverses manières – que celui ou celle qui entreprend de travailler à la protection et à l’extension de l’espace public, doit prendre en compte son inscription spatiale, locale. La question est, concrètement, celle des formes du rapport privé/public, soit : comment mettre en place et représenter ce rapport, sans le réduire à des normes figées, stériles, discriminatoires. C’est là qu’intervient l’intérêt de l’intimité territoriale. Car elle met en relief le caractère non seulement spatial mais local du partage de l’espace public.

L’inscription locale du rapport privé/public n’est pas l’effet secondaire d’une définition juridique ni d’une idée ou d’un idéal prédéfinis. Cette inscription doit rester ouverte à l’expérimentation, afin que le partage de l’espace public puisse être, autant que possible, une occasion de surmonter les discriminations sociales et culturelles. « Partage » peut signifier séparation ou distribution, voire mise en commun. Cette ambiguïté résume la difficulté. En outre, et en deçà de toute discussion programmatique, il convient de reconnaître que l’espace public, dans sa forme matérielle, est très fragile, aussi fragile que la possibilité d’expression démocratique. Il est constamment exposé à l’emprise d’intérêts privés. Dans l’environnement urbain, comme dans les médias, il se défait, s’effrite, perd toute substance, avec les aménagements d’un design régi par une conception médiocre, démagogique, de la convivialité.

De plus, comme je l’avais déjà indiqué brièvement en mai, et j’espère que nous allons pouvoir être plus précis aujourd’hui, les formes données à l’expérience de l’intimité territoriale sont elles-mêmes fragiles. L’engouement actuel pour la photographie d’auteur favorise le néo-pittoresque et les effets de style. Nous allons voir aujourd’hui des formes plus exigeantes, issues d’expériences spécifiques, menées souvent avec une faible visibilité dans les médias et les institutions artistiques.

***

Ce séminaire est lié à la réflexion que je mène à l’École des beaux-arts depuis octobre 2012 sur les primitivismes, le folklore et le vernaculaire. Je voudrais simplement résumer les deux observations surgies récemment dans ce cours qui me paraissent les plus utiles pour notre rencontre aujourd’hui. La première observation concerne le cahier d’images publié par Pierre Clastres dans Chronique des indiens Guayaki. J’avais déjà signalé ces images en mai. Nous les avons étudiées de plus près aux Beaux-Arts. Et nous avons remarqué que la séquence d’images ne suit pas le texte, mais qu’elle restitue les nœuds dramatiques de l’analyse ethnographique produite dans le texte. Je me limite aujourd’hui à deux ou trois indications.

Sur la première page figurent deux images qui condensent l’idée d’intimité territoriale : la vue d’un campement en forêt et, par un effet de rapprochement, le portrait d’un personnage, dit « le vieux Paivagi », assis sur le sol, sous un abri, visage tendu vers le photographe. Cet homme fut le principal informateur de Clastres. Puis, dans la double page suivante, apparaissent deux autres personnages, Chachubutawachugi et Krembegi, qui occupaient, l’un et l’autre, des positions marginales dans la communauté guayaki. Clastres décrit dans le texte la distribution des rôles masculin et féminin, entre les hommes qui chassent et les femmes qui cueillent et s’occupent aux tâches domestiques ; la distinction de l’arc et du panier symbolise le partage. Krembegi a renoncé à l’arc car il est homosexuel. Cet écart s’exprime dans la situation du personnage, à genoux au milieu d’un terrain vide. Mais Chachubutawachugi est le chasseur malheureux à la chasse, qui est passé involontairement du côté des femmes : il est allongé devant un panier. Les deux images suivantes accentuent le flottement du partage symbolique, car elles illustrent l’activité de cueillette menée par des hommes : la récolte de larves à gauche et le départ de Chachubutawachugi pour la cueillette de miel.

Les quatre doubles pages suivantes illustrent le processus d’initiation qui permet aux garçons d’accéder au statut de chasseur, depuis la « construction de l’abri réservé à l’initiation des garçons » jusqu’au portrait d’un enfant muni d’un petit arc. Mais l’initiation se déroule en deux temps ; le véritable aboutissement du processus est illustré plus loin dans une double page où apparaît le portrait de profil d’un jeune initié : le profil permet de voir distinctement la lèvre transpercée d’un long bâtonnet, ou labret, qui atteste que l’homme a pris rang parmi les chasseurs et peut avoir accès aux femmes. L’image de droite montre une « pêche à l’arc ». L’arc est un instrument, une arme. C’est aussi, et d’abord peut-être, une forme courbe tendue. La tension se transmet au corps de l’archer, vu ici en plein effort, avant de lâcher la flèche. Le corps dessine une contre-courbe. La courbe tendue de l’arc se compose avec le marquage par la corde de l’aplomb du corps.

Cette image me conduit à une seconde observation, qui concerne l’imaginaire primitiviste. Le chasseur-pêcheur à l’arc est une figure de l’homme nu, tout nu. Depuis la seconde moitié du dix-neuvième siècle, la nudité intégrale a été associée à l’idée du plein air. Le corps tout nu est exposé intégralement à l’air. Le tout de « tout nu » correspond au plein de « plein air ». Il y a, des deux côtés, une visée de complétude. En 1925, dans L’Art décoratif d’aujourd’hui, Le Corbusier écrivait : « L’homme tout nu ne porte pas de gilet brodé ; il désire penser. » Cette idée d’une disposition mentale délivrée de tout le décorum superflu relie le primitivisme à ce que Mallarmé a identifié chez Manet comme « la question du plein air ». Car le plein air ne se réduit pas au pleinarisme, pas plus que l’idée du nu intégral ne se réduit au naturisme. La question du plein air reste posée.

Pour Mallarmé, elle conduisait déjà à situer le domaine de la représentation picturale hors de tout répertoire institutionnel ; il était vain de vouloir augmenter l’archive des choses peintes, ou dites. « La nature a lieu, disait Mallarmé, on n’y ajoutera pas ; que des cités, les voies ferrées et plusieurs inventions formant notre matériel. » Et il ajoutait : « Tout l’acte disponible, à jamais et seulement, reste à saisir les rapports, entre temps, rares ou multipliés ; d’après quelque état intérieur et que l’on veuille à son gré étendre, simplifier le monde. »

Depuis Mallarmé et Le Corbusier, l’encombrement des faits d’art superflus s’est dramatiquement amplifié. Mais la proposition de Mallarmé, comme l’appel de Le Corbusier à une pensée délivrée des surcharges du décorum, valent au-delà d’une postulation, nécessaire, d’hygiène mentale et de sobriété écologique. L’« acte disponible » se situe du côté des rapports qui peuvent s’établir « d’après quelque état intérieur ». L’intimité territoriale est un de ces rapports, puisqu’elle fait jouer une expérience psychophysiologique et psychique dans un environnement géographique. Encore faut-il que l’expérience reste ouverte et qu’elle ne se replie pas sur un imaginaire primitiviste sclérosé.

Antonios Loupassis : « Photographies »

Introduction par Jean-François Chevrier

Les photographies présentées ici sont extraites de deux ensembles d’images réalisés par Antonios Loupassis. Architecte de formation, il a quitté son pays natal, la Grèce, en 1993. Le premier ensemble d’images date de 1996-1997, à l’époque où il vendait le journal La Rue, à Paris. Il rencontra alors Marc Pataut qui lui confia, comme à d’autres vendeurs du journal, un appareil jetable. Certaines de ces photographies ont été publiées dans le n° 35 du journal La Rue, en décembre 1996. Le second ensemble est un reportage réalisé en 2012-2013, avec, cette fois, un appareil numérique, dans une petite ville de la Nièvre, Imphy, où Antonios Loupassis vit depuis quelques années.

La Rue (Paris, 1996-1997)

Le contexte, par Marc Pataut, photographe

À cette époque, avec l’association Ne pas plier, nous avons voulu enrichir et diversifier les archives photographiques de Médecins du monde concernant les SDF. Leur iconographie sur ce sujet était assez pauvre, car les photographes de presse, en général, ne donnent aux associations humanitaires que leur surplus d’images. Nous les avons donc convaincus de l’intérêt d’entamer un travail photographique avec les SDF eux-mêmes, en collaboration avec le journal La Rue. Ce journal était vendu par des SDF, dans le métro et dans les rues de Paris, et sa particularité était d’avoir une vraie démarche d’insertion : les vendeurs avaient une feuille de paie, bénéficiaient d’un suivi avec une assistante sociale, etc.

Au départ, nous voulions traiter de la difficulté d’accès aux soins pour les sans domicile fixe, mais nous nous sommes très vite rendu compte que cela posait des problèmes trop complexes : il est très compliqué de se photographier entre soi, que ce soit dans la rue ou dans un foyer ; c’est très vite conflictuel. Nous avons donc proposé aux vendeurs de La Rue d’essayer de photographier l’usage qu’ils pouvaient avoir de la rue et de la ville. J’ai confié des appareils photo jetables à une dizaine d’entre eux, parmi lesquels Antonios Loupassis est celui qui a produit le plus d’images.

Couverture puis double page intérieure du journal La Rue de décembre 1996 (n° 35), avec des photographies d’Antonios Loupassis, d’Albert Vannier et de Leonardo Aribas. En bas, une photographie en noir et blanc de Marc Pataut sur laquelle on voit, à droite, Antonios regardant des planches contact. Il photographie aujourd’hui avec un appareil numérique, mais à l’époque de La Rue Marc Pataut avait donné aux vendeurs des appareils jetables.

Ses photographies étaient assez extraordinaires. Ce qui m’a vraiment intéressé, c’est bien sûr la personnalité d’Antonios et la vision qu’il a de la ville, mais aussi, simplement, le côté documentaire de ces images, qui nous montrent un autre usage de la ville, un usage qui n’est pas forcément le nôtre, un usage d’une ville qu’on connaît mais qu’on ne voit pas de cette façon. Ce projet a donné lieu à une exposition itinérante dans Paris. J’ai ensuite gardé une amitié avec Antonio, et il a participé d’une certaine manière au séminaire de Jean-François Chevrier.

Les images, par Antonios Loupassis

Je pense qu’il faut laisser les images, comme un langage, parler d’elles-mêmes. Je suis très maladroit pour m’exprimer, je préfère les télégrammes, ou bien la photographie. C’est un langage tellement dense, beaucoup plus complet, dont les possibilités sont illimitées.

Dans certaines de mes photos, j’ai photographié le reflet de l’objectif de mon appareil. C’est un symbole qui représente l’œil, qui remplace le symbole de l’œil dans l’imaginaire de l’Égypte ancienne : c’est l’objectif qui travaille aujourd’hui à la place de notre œil, comme par une évolution de l’espèce humaine, et c’est presque un nouvel archétype, car les caméras, les objectifs sont partout. Tous les jours, tout le temps, notre œil enregistre des choses ; mais avec un appareil photo, c’est rapide, c’est extraordinaire, c’est la vitesse de la lumière. On dit en philosophie que si on peut poser une question, c’est que la réponse était déjà là et qu’on ne l’avait pas vue. Il y a toujours cet aspect dans mon travail photographique. D’une manière générale, je travaille beaucoup sur le reflet, sur n’importe quelle surface, car le reflet, c’est le rapport entre ce qu’on ne peut pas toucher, et le réel.

L’image exprime la relation des formes entre elles, parle de la relation entre les formes et la personne qui les regarde et qui peut être un architecte, une personne très naïve, ou un intellectuel… La littérature n’est pas ma passion – c’est une décision que j’ai prise à l’adolescence. Pour m’exprimer, j’ai trouvé le chemin de l’expression orale, puis de l’image et de la forme : c’est un langage beaucoup plus complet, qui n’a pas besoin de commentaires. Il y a une géométrie, des lignes, une conception de la symbolique…

Antonios Loupassis, La Rue, Paris (1996-1997)

1996-1997 était un moment beaucoup plus innocent que l’époque actuelle, l’ambiance parisienne était différente : moins de vulgarité, moins d’agressivité, les gens étaient beaucoup plus sympathiques, on pouvait discuter, sans risquer, comme aujourd’hui, de se faire tabasser…

Ce que je voulais dire à ce moment-là n’était pas évident, je voulais garder le secret de ma personnalité, je voulais garder ce qui m’appartient. À défaut de réponse, il me restait l’image, un moyen que j’ai maîtrisé très tôt, comme une arme pour me protéger — ou au moins m’exprimer — envers moi-même d’abord, et puis des autres, du côté extérieur du monde. C’était une expression visuelle après des années et des années d’expériences très fortes.

J’ai alors eu la chance de connaître Monsieur Pataut et je veux dire maintenant tout ce que j’ai appris auprès de lui. Il est une influence extrêmement importante et imposante pour moi. Je pense que personne n’a jamais réussi à toucher l’être humain, la personne, comme Monsieur Pataut. Cela me renvoie à ma propre difficulté à comprendre la personne, l’être humain. On parle de l’humanitaire, de l’humanisme, mais on arrive à peine à dire bonjour à notre voisin… Ce sont des choses simples, mais qu’il faut aborder.

L’architecte s’occupe d’objets qui ne sont pas des existences vivantes. Il peut bâtir une ambiance, un écotope, un écosystème, défini dans le cadre de l’écologie moderne, dans le sens de la géométrie, des sciences exactes, des sciences humaines… Il y a une multitude d’aspects à étudier du côté de l’architecte, mais l’être humain lui-même, c’est un temple… Monsieur Pataut a réussi à l’atteindre, et il m’aide toujours à comprendre comment il a pu faire ça. Bien sûr, comme architecte, après avoir monté un projet, imaginé toutes sortes de choses, il y a toujours cette question : « Quelle est la personne qui va vivre là-dedans ? » – c’est une question classique, mais si on l’exprime, c’est bien pour tout le monde, car ce n’est pas facile de comprendre ce que fait l’architecte. Pour ce qui est de la photo, les questions qu’on pose s’expriment d’une manière beaucoup plus abstraite, plus immatérielle.

J’ai photographié des choses qui m’ont frappé l’œil, en voyant Paris, surtout la nuit. Monsieur Pataut me fournissait tous les jours deux ou trois appareils jetables d’une trentaine de poses. Le fait qu’il s’agisse d’un jetable, avec un objectif en plastique, m’a intrigué. Je me suis dit : l’esprit jetable, le prêt-à-jeter, c’est quelque chose qui nous tourmente tous les jours aujourd’hui, c’est une chose que n’importe qui peut subir, donc il faut utiliser ce moyen du jetable, le transformer en un moyen esthétique…

J’ai été influencé aussi par mon expérience cinématographique, car à une époque, je regardais deux films par jour : Bergman, Coppola… Aujourd’hui, le numérique dégrade la qualité des films. Et on s’éloigne de plus en plus de la simplicité. Ça, c’est une erreur.

Les choses qui ont frappé mon œil, c’est la « monnaie courante » de la rue. Les images parlent par elles-mêmes. Il y a toujours la beauté des choses, ne serait-ce que la manière dont on arrive à survivre à travers les années… Pour certaines photos, j’ai photographié une partie de mon corps. Cela correspond à un questionnement à propos de l’esthétique classique et à propos de moi-même ; j’ai vu un jour un clochard qui dormait à la gare d’Austerlitz, allongé sur un banc, il faisait froid, et je me suis dit : « C’est vraiment une scène de Michel-Ange ou de Vinci. » Et j’ai commencé à me poser des questions sur moi-même.
Il y a des moments d’innocence, il y a des moments de confession, des moments psychanalytiques… Je suis peut-être entré dans une confession trop personnelle, mais je suis obligé de présenter ce qui m’est arrivé.

Jean-François Chevrier (à gauche) et Antonios Loupassis, samedi 7 décembre 2013. Auditorium du Jeu de Paume. Photo Adrien Chevrot © Jeu de Paume.


Imphy (2012-2013), par Antonios Loupassis

À Imphy, j’ai fait quelques milliers de photographies. C’était une expérience. Je pense que la plupart des Français méconnaissent la campagne française : ils y passent quelques semaines de vacances, une fois par an, et il y a des choses qu’ils ne vont jamais comprendre.

La spécificité de la ville d’Imphy, au cœur de la Bourgogne, c’est la terre d’où on extrait le minerai de fer. Il y a une extraordinaire abondance du fer en Bourgogne. Cet élément imprègne les esprits et les paysages depuis plusieurs siècles. Dans des villes voisines comme Corbigny ou Guérigny, on trouve des tonnes de silice : c’est une sorte de pâte de verre noire, extrêmement belle, qui fait partie du processus de purification du minerai. Aujourd’hui on s’en sert pour la voirie, c’est très résistant.

Imphy, c’est la révolution industrielle. Nulle part ailleurs je ne l’ai vue comme ici. J’ai vécu dans la région parisienne, où il y avait d’anciennes manufactures, mais c’est en train de disparaître. Ici, la révolution industrielle existe toujours. À Imphy, il y a une aciérie parmi les plus importantes du groupe ArcelorMittal, avec un haut-fourneau qui n’arrête jamais de produire de l’acier et de la fumée – on ne peut pas arrêter un haut-fourneau, il faudrait trop d’énergie pour le remettre à tourner, parce que le fer se refroidit. On fabrique là-bas des pièces pour l’aviation Dassault et des pièces pour les fusées Ariane. Il m’a fallu au moins trois ou quatre ans pour prendre conscience de cette histoire.

La ville est traversée par un long axe linéaire qui vient de Nevers ; elle a connu un développement axial, à droite et à gauche de la route principale. Tout autour, c’est la superficie de l’usine, les dépendances de l’aciérie ArcelorMittal. C’est presque un monument, à la manière de Beaubourg, avec des volumes extraordinaires. Certains bâtiments datent du XIXe siècle. Il y a aussi une église qui remonte à l’époque de la basilique de Saint-Denis, mais son architecture n’est pas remarquable.

Les photos d’Imphy ont été faites avec un appareil photo numérique. C’est beaucoup plus facile qu’un appareil à pellicule, mais la qualité de l’image n’est pas la même.

On bouge un peu et l’œil se plaît, on se sent content de ce que l’on voit : c’est une composition, comme dans la musique. Même quand je choisis des choses moins agréables, c’est une composition aussi. C’est une écriture, anti-esthétique parfois. Tout le monde peut comprendre la différence entre une consolation de Chopin et une œuvre de Xenakis : ce n’est pas le même goût, le même plat, mais dans les deux cas, derrière, il y a un cerveau qui compose.
Ce ne sont pas de belles cartes postales que j’ai voulu faire. Il y a une mentalité de carte postale, mais à l’envers. En Grèce, le tourisme est une industrie magnifique, qui apporte de l’argent, et le glamour de la carte postale s’adresse à tout le monde, pour montrer un pays extraordinaire, un paradis. De mon côté, j’ai essayé de faire des cartes postales à l’envers : une esthétique négative. C’est un néoréalisme, un minimalisme.

Dans mes photographies, j’ai aussi mis l’accent sur le temps qui passe, qui s’écoule entre chaque instant et entre chaque photographie.

Patrick Bouchain : « Pour un chantier lieu d’expérimentation »

Propos recueillis par Annie Zimmermann, Urbanisme, n°338, sept-oct. 2004.

Le chantier est le lieu du questionnement et des avancées. Construire est indéniablement un acte positif. Et ce pour de nombreuses raisons. Entre autres, le chantier procure du travail à beaucoup de personnes, et il est l’endroit où chacun peut et veut faire preuve de ses capacités, dans un travail d’équipe. Le chantier a toujours été un haut lieu d’échanges, le besoin vital de l’abri qui s’exprimait dans les premières constructions s’étant enrichi du plaisir de l’architecture. Pour satisfaire ces aspirations humaines, il s’agit, aujourd’hui encore, de se mettre « en chantier », d’entreprendre pour un mieux-être des populations, même si les structures opérationnelles sont devenues plus complexes.

Bien sûr, les collectivités locales considèrent le passage à l’acte avec une certaine angoisse. Avant que la décision de construire ne soit prise, l’opération prévue est passé au crible : est-ce bien un projet d’intérêt général ? Son budget est-il financièrement supportable par la commune ? Est-il techniquement réalisable ? etc. Ces phrases d’études assez ingrates sont suivies par le moment enthousiasmant du choix d’un maître d’œuvre et d’une architecture. Et ce bâtiment sera unique – on ne produit jamais deux édifices identiques – donc expérimental en soi. Il est une aventure, un temps de découvertes, et requiert des performances de la part de tous. Aussi convient-il de redonner au chantier ses lettres de noblesse. Comment peut-on mépriser le travail artisanal ? Nous avons oublié que tout ce qui nous entoure, notre environnement, intérieur comme extérieur, a été réalisé manuellement – par des hommes. Et c’est justement sur le chantier que convergent tous les savoirs, ceux des ouvriers, des ingénieurs, des architectes, etc., une richesse infinie. Il est regrettable que tous ces accomplissements ne soient pas mis à profit. Le chantier devrait être un lieu de la formation. Venir observer l’évolution des travaux devrait être possible pour tous ceux qui s’y intéressent, et obligatoire pour ceux qui étudient – ou se consacrent – à la construction, les savoirs s’acquérant par expérimentation ou par mimétisme.

Envisageons ce qui ne coûte rien : tout chantier public devrait être l’occasion de la transmission d’un savoir public. Les écoles – d’ingénierie, d’architecture, de techniques du bâtiment, etc. – devraient avoir libre accès au chantier dans le cadre d’un apprentissage in situ.

J’appelle ma proposition la stratégie des 1 %. Le 1% culturel est déjà en place. Pourquoi ne pas élargir cette procédure au 1% formation ? Il suffirait de définir dans chaque chantier un lieu destiné à l’enseignement, à la transmission en direct des expériences. Tout architecte, ingénieur ou autre professionnel participant à la réalisation du bâtiment aurait l’obligation d’y donner un cours public ; et, à l’inverse, les professeurs des écoles spécialisées pourraient amener leurs étudiants sur le site afin qu’ils soient en contact avec la réalité constructive, et qu’un autre rapport à l’architecture, moins théorique, se mette en place. J’ai également pensé à un 1% économique et social. Une municipalité a pour objectif de maintenir et de créer des emplois. Un élu a pour mission le développement économique, et il est à l’affût de tout ce qui peut être bénéfique au fonctionnement de la cité. Mais, par ailleurs, la personne responsable de la commission des marchés et qui lance les appels d’offres pour les travaux, pense rendre service à la collectivité en retenant le moins-disant, ce qui peut s’avérer désastreux pour certaines entreprises locales. Sans vouloir refondre le Code des marchés publics, sur mes chantiers je fais en sorte que les petites structures puissent répondre. Il suffit pour cela de proposer par exemple dix petits lots de peinture au lieu d’un grand. Du coup, dix artisans locaux peuvent se présenter. Bien sûr, ce n’est pas généralisable à tous les lots, mais c’est une manière de lutter contre l’hégémonie de grandes entreprises nationales. Il est également important de faire participer des associations au chantier. Car on oublie qu’une association peut répondre à un appel d’offre. Il ne s’agit pas, comme on tend à le penser, de concurrence déloyale, car, si une association reçoit des subventions, c’est également le cas d’EDF ou d’autres entreprises qui ne sont pas davantage dans un système concurrentiel. Dans cet esprit, je propose également d’introduire le 1% scientifique, car la dimension « recherche » n’est pas suffisamment représentée dans le 1% artistique. Il s’agit de rassembler et de faire communiquer entre elles, dans le temps réel du chantier, le plus de personnes ouvertes et compétentes, chacune dans son activité – y compris celle d’usager et d’habitant. Notre société se dégrade par une surabondance de communication où rien d’essentiel n’est abordé, notamment la question de l’autre et de son unicité. Chacun pense que sa pensée vaut pour tous. Le chantier est le lieu idéal pour contrer cette tendance, partager les désirs, les connaissances et construire une vision pertinente de l’avenir, dans l’intérêt de tous.

Marina Ballo Charmet : « Le terrain, les frontières, les marges du regard »

Je souhaiterais commencer mon intervention par le projet intitulé « Le parc ».
Parmi mes œuvres, c’est celle qui démontre le plus directement le rôle de la photographie dans la construction d’expériences d’intimité territoriale, comme les définit Jean-François Chevrier dans son séminaire, en tenant également compte des images de Marc Pataut (Le Cornillon) et de la photographie The Citizen de Jeff Wall.

La sélection d’images que je vais vous présenter concerne l’appropriation temporaire de l’espace social par les citoyens, les immigrés, les visiteurs ayant réalisé une expérience d’intimité territoriale dans les parcs urbains des métropoles. Il s’agit de parcs de différentes villes européennes.

Marina Ballo Charmet, Il parco (Paris, Les Buttes Chaumont), 2006

Marina Ballo Charmet, Il parco (Paris, Les Buttes Chaumont), 2006

J’espère que ces images démontreront comment l’appropriation temporaire de l’espace public par des personnes marquant leur territoire, en le transformant en lieu privé de convivialité et de repos, devient une expérience d’intimité. Cela se traduit dans la construction d’une communauté urbaine solidaire et inclusive.
Réapparait également le thème du contact avec la nature. Vous voyez sur l’écran les images des parcs dans les différentes villes. En reprenant Foucault : « On ne vit pas dans un espace neutre et blanc ; on ne vit pas, on ne meurt pas, on n’aime pas dans le rectangle d’une feuille de papier […] Ce sont en quelque sorte des contre-espaces […]. Ces contre-espaces, ces utopies localisées, les enfants les connaissent parfaitement. Bien sûr, c’est le fond du jardin, bien sûr, c’est le grenier, ou mieux encore la tente d’Indiens dressée au milieu du grenier, ou encore, c’est — le jeudi après-midi — le grand lit des parents ».

Cela me rappelle le concept par lequel Winnicott définit la zone transitionnelle, qui est l’aire du jeu.

Dans son étude approfondie de l’espace mental d’enfants autistes, le psychanalyste Salomon Resnik donne cette définition du concept de territoire: « En latin le mot “territoire” renvoie à la “terre”, terre mesurée et délimitée en confrontation permanente avec le ciel, comme autre extrême d’une perspective verticale. Le territoire implique l’idée d’une extension connue ou reconnaissable, c’est-à-dire qu’il a ses frontières, qu’il indique une propriété, un monde propre… Un territoire implique des garanties formelles et juridiques, le respect de la frontière. Souvent, les frontières sont plus ou moins visibles : en territorialité maritime on parle de limites cachées, présentes sous l’eau, dites “lignes de respect” ».

Le projet Le Parc commence en 2006 à Milan, au Parc Sempione où je jouais moi-même étant enfant. C’est là que débute le long voyage dans les parcs publics des villes italiennes et qui se prolonge dans d’autres parcs de capitales européennes comme Hampstead à Londres, Tiergarten à Berlin, Retiro à Madrid, Prater à Vienne, mais également Central Park à New York.

Encore une fois il s’agit de marges et de frontières ; les habiter, c’est habiter le parc public urbain à l’intérieur du périmètre de la ville, les jours fériés. L’objectif du projet est de rassembler des expériences relationnelles à l’intérieur du parc, des fragments de vie. À travers ces images, je souhaiterais souligner que le parc est un réceptacle d’expériences et, souvent, un élément de lien. Les jours fériés ces parcs deviennent un terrain de jeu. Une “agora”. Ce qui m’a séduit, c’est que le parc en tant que réceptacle donne aux adultes la possibilité de redevenir enfant. Le parc crée le lien entre extérieur et intérieur, entre privé et public, c’est un lieu où l’on peut revenir au jeu et réconcilier la ville avec le monde de l’enfance.

Les personnes ne sont pas le sujet : le sujet est le parc, habiter le parc, le parc comme il est vécu. L’objectif du projet n’est pas de réaliser des portraits mais de faire émerger toute la potentialité du parc dans une ville. Comme dans mes autres travaux (Dans le coin de l’œil et Bruits de fond), j’ai mis l’appareil à la hauteur des yeux d’un enfant d’environ 3 ans. Dans cet esprit, j’ai choisi des prises de vue au ras du sol en me positionnant à une distance non intrusive.

Les images sont horizontales, et se suivent en séries : elles avancent par “rebonds”, sans narration. Il y a souvent une zone floue, pour donner l’impression de quelque chose observé avec une “attention fluctuante”, non intentionnelle, une sorte de dé/narration. Il était d’autant plus important de montrer la perception périphérique, “latérale”. Montrer en même temps une perception qui vit plus qu’elle n’observe, sans une vraie attention dans le regard, et le lieu-objet qui est neutre, sans effets dramatiques. Ces photos sont l’exact contraire d’une vue générale. Je cherche en même temps un regard photographique qui montre que je suis à coté, assise et que je regarde autour. Je n’observe pas avec attention, je suis assise moi aussi sur la pelouse. L’objectif est de restituer la mobilité de notre regard et la vitalité de ce qui se passe dans le parc.

Je souhaitais exclure l’aspect construit et hiérarchisé. Je ne voulais pas filmer une scène, mais enregistrer une expérience, en restant ouverte à l’imprévu.
Il en ressort la perception d’une expérience et non pas un cadrage intentionnel d’un élément minutieusement décrit ; c’est comme si l’appareil photo était un prolongement de l’œil et prenait seul des clichés de ce qui l’entoure. C’est ce que je définis par enregistrer et présenter. Je considère comme essentiel de ne pas construire l’image de manière rationnelle et distanciée. Dans mes images, je fais ressortir l’expérience du vécu, la relation empathique avec l’objet ou le lieu.

Les villes ont des éléments en commun mais aussi des spécificités. Les parcs ont des liens avec les villes, ils en subissent l’influence. Il est aisé d’identifier la continuité et la diversité entre la vie de la ville et l’utilisation qu’on fait du parc. À Milan, en tournant des vidéos, j’avais saisi lors d’une réception “en plein air” l’absence d’une maison où recevoir les amis, et par conséquence l’intensité des retrouvailles, le sentiment d’appartenance, la nostalgie de la langue et des saveurs. On voyait la capacité du parc à se laisser utiliser, à devenir l’espace social de la rencontre. Ce vécu commun des étrangers qui se retrouvent entre eux est le point de connexion, de lien : ils retrouvent leur langue, leur musique, leur cuisine. En passant du temps ensemble, ils retrouvent leurs origines, se sentent moins seuls, ils ne sont plus séparés. Un élément me paraissait intéressant : le fait que s’opère un partage pacifique de l’espace, qui ne doit pas pour autant être idéalisé.

Dans le parc on trouve l’intimité, dans le sens d’être en accord avec son corps et avec l’autre ; on y trouve aussi la proximité et la confiance. Pour l’étranger le parc est le point de connexion, le lien avec sa culture d’origine, il offre la possibilité d’être avec les autres, de ne plus être seul, de redécouper sa propre maison et d’utiliser le territoire public comme un espace particulier, en reconstituant l’expérience de l’intimité. Le parc se transforme en lieu de rencontre, d’expérience de vie, en permettant de briser les schémas et de se réaliser en l’utilisant d’une manière personnelle et non homologuée.

Il s’agit d’un espace social partagé mais non délimité, ouvert et fermé en même temps, une “maison” sans murs. Le parc, en tant qu’espace public, donnerait la possibilité “d’être exposé à la différence” comme l’a indiqué Bauman : « Au fil du temps, être exposé à l’Autre devient le facteur essentiel d’une coexistence heureuse, capable de dessécher les racines urbaines de la peur ».

Au cours de ce rituel festif, on trouve un partage pacifique de l’espace, d’où émergent de manière sublimée les reliquats de la condition même du migrant. Je parle de la précarité, du voyage, de l’éloignement, d’être séparé, et également de la difficulté d’avoir des lieux autres pour se rencontrer.

Au début de mon travail sur les parcs des capitales européennes, j’avais à l’esprit l’importance que Jean-François Chevrier attribuait au titre que Jeff Wall avait donné à son image The Citizen: « Un jeune homme allongé sur une pelouse dans un parc tranquille, confiant ». Chevrier considérait que dans l’image de Wall il y avait de l’ironie, vu la passivité inhérente à l’image et l’idée “occidentale” du citoyen où l’aspect actif prédomine.

En même temps, le parc public urbain ou le parc historique d’une ville, constituent un espace vert qui renvoie, de par ses implications sociales et historiques, à la dimension utopique du jardin. Le parc traduit les changements socio-culturels qui redessinent nos villes, en mettant en exergue les nouveaux usages et coutumes qui se propagent. À mon avis, on retrouve une certaine utopie dans ce qui se passe dans les parcs des différentes villes européennes.

Mon but était de documenter des modes de vie en utilisant un moyen qui reflète l’aspect provisoire et non dramatique de l’imprévu, lequel fait partie intégrante de notre vie sociale, dénuée d’effets ou de circonstances particulières. Il fallait rendre l’empathie, restituer mon “contre-transfert culturel” face à des expériences d’isolement social. Georg Simmel dans « Excursus sur l’Étranger » dans Sociologie, souligne que le rapport à l’espace est pour l’étranger non seulement la condition mais le symbole même de son rapport à l’autre. Simmel parle de l’étranger non pas comme « du nomade qui arrive aujourd’hui et s’en va demain, mais bien celui qui arrive aujourd’hui et reste demain […] Dans une relation la distance signifie que le proche est lointain tandis que l’“étrangéité” signifie que le lointain est proche ».

En conclusion de cette première partie sur ma série Le Parc; j’aimerais y associer cette phrase du philosophe Massimo Cacciari qui a étudié de manière approfondie le thème de la ville et de son occupation : « Le lieu où l’on habite n’est pas le lieu où l’on dort, où l’on mange, où l’on regarde la télévision et où l’on joue sur un ordinateur. On n’habite pas un appartement, on habite la ville ; mais la ville ne peut être habitée que si elle offre des lieux à habiter. Le lieu où nous nous arrêtons c’est une pause, comme le silence dans une partition. Il n’y a pas de musique sans silence. Le territoire post métropolitain -qui ne connait pas et ne peut pas connaitre les distances- ignore le silence, ne nous permet pas de nous arrêter, de nous ressourcer dans le lieu où l’on habite. Les distances sont l’Ennemi ».

L’intimité territoriale est une appropriation temporaire et symbolique : le concept de propriété s’efface. Il est remplacé par un droit d’usage de l’espace public comme une expérience de vie privée pacifique.

Je souhaiterais à présent vous montrer mon projet Du coin de l’œil, réalisé en 1993-1994, qui examine l’intimité territoriale par rapport à l’espace public du point de vue du citoyen qui vit en ville. Il a commencé par une commande de documentation à l’initiative du Festival de la Culture de Graz, et a été poursuivi à Milan ainsi que dans d’autres villes. Il ne s’agit pas littéralement de périphérie urbaine —vous y trouverez des images de centre-ville— mais de la périphérie de notre regard : ce que nous voyons à la dérobée quand nous marchons dans la ville ; ce qui est latéral. On pourrait dire le refoulé de la ville, ce qui a été oublié ou laissé tomber. Le rebut, la vision périphérique de la ville vue du sol, à la hauteur de l’œil d’un enfant de trois ans environ, ou comme a dit Jean-François Chevrier, à la hauteur du chien. À ce propos, il me parait intéressant de rappeler une phrase d’Amédée Ozenfant, au sujet d’Arshile Gorky qui s’intéressait à la vision du monde du point de vue d’un ver de terre: « Il faut se blottir et ramper par terre : lorsque l’on prend la position de quelqu’un qui vient de naître ou de mourir, tout change. Si nous regardons à hauteur d’un mètre quatre-vingt, les choses nous semblent à notre service : le monde est entièrement à nos pieds. Mais une fois allongés, les brins d’herbe alentours deviennent des forêts […] notre égocentrisme aveugle est corrigé car nous nous rendons compte de notre position par rapport aux choses. »

Abaisser le point de vue permet la proximité et en même temps le basculement de la position verticale. Regarder d’en haut signifie toujours avoir la maîtrise et le contrôle. Dans Du coin de l’œil, nous trouvons l’opposé du regard rationnel. Pour éprouver de l’empathie avec un lieu, j’avais besoin de me rapprocher du terrain sans avoir de vision rationnelle. La photographie ne veut pas présenter de manière analytique et définie l’objet-lieu, mais à travers un regard flottant. Et je cite Raoul Hausmann: « Nous avons depuis des millénaires adapté notre œil à une optique qui reflète nos notions de possession, nos tendances à l’infériorité : nous perdrions notre assurance d’être des hommes, si par la perspective d’un haut et bas, d’un petit et grand, nous ne préservions la conscience naturelle de notre supériorité sur l’entourage, par une vision super compensatoire ».

La photographie a pour moi un rapport avec le toucher comme le concevait Merleau-Ponty qui disait que pour voir, il faut se positionner, comme un aveugle qui par l’entremise de son bâton entre en contact avec les choses. La série Du coin de l’œil explore le sujet de la ville contemporaine et les prises de vue sont latérales. Je me concentre sur ce qui est en marge et inattendu, en dessous de l’immédiatement perceptible. Je travaille par séries, horizontales, le but n’étant pas de mettre au centre l’adulte, l’homme vertical, mais de retrouver un regard d’enfant.

J’étudie le projet avant de me rendre sur le terrain, mais pour moi l’image doit émerger de la rencontre empathique avec l’objet-lieu, comme si elle surgissait du préconscient. Il y a toujours une zone floue pour démontrer la mobilité de notre perception. Je sortais tôt le matin ou au crépuscule, pour tirer parti de la lumière diffuse et sans ombres, et sur pied, le cadrage naissait de la relation empathique avec le lieu, d’une exigence préconsciente et non pas d’une volonté rationnelle. Le lieu se présentait lui-même, dans sa neutralité. D’un point de vue photographique, les prises de vue sont toujours horizontales, au ras du sol, avec des zones floues qui varient, sans contrastes accentués et avec des objectifs normaux, dont l’angle se rapproche de la vision humaine.

Un autre concept est très important pour moi : la latéralité et le hors champ. L’objet-lieu est reproduit grandeur nature sur une échelle 1:1 et perd son aspect fonctionnel. Un de mes objectifs est de mettre au centre ce qui est latéral, le hors-champs. Ainsi, la marge prend toute sa force.

La ville s’ouvre vers une marginalité oblique de l’espace urbain et de notre perception. À ce propos, je me permets de citer l’urbaniste Paolo Cottino : « Aujourd’hui vivre dans la ville implique des rencontres avec l’imprévu et l’accidentel. La règle ou encore la maîtrise, ne dominent plus le rapport que nous avons avec l’espace et le temps. Il faut mettre en exergue l’élément existentiel que Michel De Certeau définit comme “le lapsus du système et son diabolique ennemi […] »

Le projet comporte également un livre d’une soixantaine de photographies qui soulignent les interruptions de la narration. Il me paraissait intéressant de reprendre l’idée de “distraction”, d’attention distraite, ou d’inattention, proche de l’attention fluctuante, du regard qui erre. Je suis convaincue que par l’interruption de la narration, on peut réintégrer des aspects du préconscient en réinterprétant la signification des choses.

« Puisque la vision périphérique permet de voir un espace non différencié, on a l’impression d’avoir deviné, ou simplement ressenti la présence d’un objet et non pas de l’avoir vu […]. La vision périphérique donne l’impression de quelque chose que l’on connait même sans le voir directement, du coin de l’œil […] les objets et les rapports ne sont que faiblement perçus […]. On est intéressé par ce qu’y est en marge de la conscience […]. Intuitivement, ils [les expressionnistes abstraits] ont atteint cette vision, un analogon des contenus de l’esprit qui échappent au regard de la conscience. Analogon, c’est à dire vision du préconscient ou peut être même de l’inconscient ». (Anton Ehrenzweig)

Wiktor Gutt : « La liberté mène-t-elle à la solitude, ou au contraire, la solitude à la liberté ? »

Procession de Pâques, Varsovie. Photo, Wiktor Gutt, 1971.

Pour commencer, je veux vous présenter quelques photographies, qui relatent l’atmosphère des rues de Varsovie au tout début des années 1970. Ce sont des photographies des processions de Pâques, qui montrent les aspirations religieuses des Polonais, très présentes dans la vie de l’Etat totalitaire laïc de cette période. La présence en masse des gens dans la rue était également liée aux célébrations officielles de l’Etat, ainsi que nous pouvons l’observer sur ces autres photographies de la fête du 1er mai et la visite de Nixon à Varsovie en 1972.

Nixon a Varsovie. Diapositive, Wiktor Gutt, 1972

Les photographies suivantes ont été réalisées sur les mêmes lieux, très tôt dans la matinée, pendant une action au cours de laquelle nous avons peint des flèches qui avaient pour fonction d’indiquer des points importants des rues varsoviennes. Ce qui est frappant dans ces images, c’est le vide. Cette vacuité – la faible quantité de voitures, d’objets de toutes sortes, d’information, et l’omniprésence de la grisaille – rend bien compte de l’atmosphère ressentie en Pologne durant ces années-là. Peut-être, d’un point de vue contemporain, pourrions-nous interpréter ce vide informationnel comme une qualité, une valeur.

« Marquage » de la rue Krakowskie Przedmieście avec des flèches, Varsovie. Action, Wiktor Gutt et Waldemar Raniszewski, 1972.

À cette époque, pendant mes études à l’Académie des Beaux-arts de Varsovie, j’ai pris connaissance, en théorie et en pratique, des conceptions de l’« expression sculpturale » et de la « Forme Ouverte ».

Le Professeur Oskar Hansen a formulé la théorie de la « forme ouverte » et de la « forme fermée », dans le champ de l’architecture et de l’art. Il s’agissait d’une conception utopique, postulant la possibilité d’unir la posture de l’artiste-créateur à celle du spectateur devenant ainsi co-créateur. La méthode didactique servant à l’enseignement de cette conception a pris la forme de jeux sur des feuilles de papier, et plus tard de jeux dans l’espace réel. Les règles étaient établies par la doctrine de Hansen. En s’appuyant sur sa théorie, Hansen a notamment conçu une proposition de monument dédié aux victimes du camp d’Auschwitz en 1958-1959, qui malheureusement n’a pas été réalisé.

En parallèle, au sein de l’atelier de sculpture, dirigé par Jerzy Jarnuszkiewicz, les étudiants inspirés par le Professeur, recherchaient des expressions sculpturales visant à dépasser les études de nus académiques ou les classiques exercices de compositions.

En ce qui me concerne, l’aspect le plus important de ces enseignements était le facteur communicationnel et social de l’acte créateur, allié au besoin de faire usage de la sur-expression de la forme. Nous nous sommes intéressés à l’art dit des « sauvages » et très tôt nos activités s’y référaient. Les Aborigènes et les Papous ont créé des peintures corporelles extrêmement intéressantes. Ces peintures n’étaient pas uniquement des événements esthétiques ou formels. Elles étaient de riches manifestations tant du point de vue de la forme que du sens.

Les fonctions sociales, à savoir la construction de relations interhumaines, les initiations, les cérémonies conduisaient à la formation d’une création communautaire. Tous les membres de ces communautés y prenaient part et tous y occupaient la fonction de créateurs. En un certain sens, ces situations étaient proches des principes de la « forme ouverte » de Oskar Hansen. Il existait également des différences notables. Les communautés tribales étaient des groupements comptant un petit nombre d’individus qui entretenaient une relation spéciale à l’égard de la nature. Cette relation singulière était également valable à l’égard d’autres domaines de la vie – de l’économie jusqu’à la coexistence spirituelle transcendantale avec la réalité qui les entourait. La construction des mythes faisait office de porte d’entrée vis-à-vis d’une autre réalité, souvent plus importante que la celle de la vie quotidienne.

L’utilisation courante par lesdits « sauvages » du corps en tant médium le plus important et primordial constituait l’essence de leur activité créatrice. Au lieu d’une restitution mimétique – c’est précisément la peinture, l’ornementation, le marquage du corps qui donnaient lieu à des expressions éphémères plurivoques, tellement distantes des travaux pétrifiés dans les galeries et les musées des artistes européens. C’était pour moi fascinant.

La réalité de l’État socialiste totalitaire, tel que l’était la Pologne des années 1970, nous gênait et nous limitait d’une part, mais d’autre part elle était à mes yeux seulement un visage successif de la civilisation européenne, dont l’alternative en cours de disparition était les communautés tribales dites « sauvages ». Il s’agissait d’un télescopage intense et dramatique de la diachronie et de la synchronie.

Nous avons essayé de le montrer en 1977 à travers un travail intitulé La Culture destructrice. Nous avons présenté deux ensembles de photographies représentant d’une part les prisonniers du camp de concentration d’Auschwitz et d’autre part les représentants de diverses communautés tribales. En complément des planches photographiques, nous avons effectué une documentation dans le camp même, et reproduit des photographies extraites principalement de livres et de périodiques montrant les modalités des contacts de la civilisation européenne avec lesdits « sauvages ».

Sortie des planches photographiques de la Culture destructrice hors de la galerie Repassage parmi les piétons de la rue Krakowskie Przedmieście, Varsovie. Wiktor Gutt (à gauche), Waldemar Raniszewski (à droite). Action, Wiktor Gutt et Waldemar Raniszewski, 1976.

L’aspect communicationnel si important à mes yeux a trouvé son accomplissement dans un cycle de travaux qui a été appelé les Conversations. C’était des dialogues visuels réalisés de différentes manières – avec des feuilles de papier ou avec toutes sortes de matériaux, allant jusqu’à l’utilisation de son propre corps. Ces processus éphémères de dialogues étaient le plus souvent relatés photographiquement. Mon diplôme au sein du département de sculpture était précisément une « Conversation » menée par deux personnes dans un bloc de pierre. Une conversation au cours de laquelle nous ne nous sommes pas entretenus en langue française ou polonaise, mais dans la langue de la « pierre ». Je dois ajouter ici, que à mes yeux, ces Conversations ne servaient à rien, elles ne faisaient pas office de thérapie, pas plus qu’elles ne nécessitaient d’explicitation rationnelle. Elles avaient une valeur par elles-mêmes, ou plutôt pour les personnes qui y participaient. Elles étaient des actes de dialogues désintéressés.

Dialoge visuel sur un bloc du marbre, diplôme de Wiktor Gutt à l’Académie des Beaux Arts de Varsovie, 1974.

Tout un cycle de Conversations a vu le jour, que je continue jusqu’à présent. Elles sont réalisées selon trois problématiques complémentaires les unes à l’égard des autres. La première d’entre elles repose sur l’utilisation de l’art de la Conversation pour des groupes sociaux qui selon moi sont exclus, ou qui disposent dans notre culture de possibilités d’expression limitées. Ce sont les personnes malades psychiquement et les enfants.

En 1976, j’ai délibérément trouvé un emploi dans un hôpital psychiatrique et dans les couloirs de l’établissement, j’ai mené des « activités plastiques ». Les patients habitués à l’art-thérapie par le dessin et au commentaire thérapeutique du psychologue ou du psychiatre, ont très vite accepté la nouvelle formule que constituait la Conversation par le biais du dessin. Ce qui était très important lors de ces rencontres, c’est que la traditionnelle relation hiérarchisée : le malade / le bien portant, le patient / le médecin, la personne normale / la personne anormale, le responsable / l’irresponsable cessait d’être en vigueur. Les Conversations étaient menées en silence dans le couloir de l’hôpital, et non dans la salle où avaient lieu habituellement les séances d’art-thérapie. Les autres patients étaient les témoins. Une muette compréhension régnait entre nous, ainsi que le sentiment que quelque chose d’important se déroulait. L’absence de commentaire, le silence sont devenus une forme de tabou d’un genre particulier. Lorsque par mégarde, j’ai répondu à quelqu’un en décrivant verbalement ce que je dessinais, la patiente intensément éveillée a fait une crise d’hystérie.

La seconde problématique concerne les Conversations avec les enfants, que nous avons appelé les « Initiations enfantines ».

Wiktor Gutt, samedi 7 décembre 2013. Auditorium du Jeu de Paume. Photo Adrien Chevrot © Jeu de Paume.

Au début, la notion d’initiation, nous la reportions vers les enfants, en ce sens que nous cherchions à les ouvrir au langage visuel en termes de forme, d’espace, de couleur. Très rapidement, un renversement s’est opéré. Ce sont les adultes qui ont été initiés à la réception des créations enfantines et aux messages à la fois esthétiques et profondément spirituels qui en découlaient.

La réalisation de ce projet a débuté d’abord avec des dessins réalisés en commun sur une feuille de papier, puis s’est développé en prenant la forme d’événements préparés avec soin, au cours desquels les enfants avaient la permission et l’acceptation des adultes de peindre leur propre corps. Au départ, cela se déroulait dans le contexte du domicile et de la famille avec des enfants d’amis, puis seulement avec mes propres enfants et encore plus tard avec des communautés d’enfants. Le rôle des adultes était circonscrit à la création de conditions pour que les enfants puissent d’agir, et à l’accompagnement attentionné de ces événements. Ces « initiations » ont été enregistrées sous une forme filmique et photographique.

Je voudrais signaler que tout le cycle des « initiations » avait un caractère éminemment créatif. Par le biais de leur activité, les enfants formaient des messages, que l’on peut qualifier comme étant des déclarations de plus en plus conscientes et autonomes, ou même des œuvres d’art réalisées de façon processuelle. Il ne s’agissait pas par principe d’événements didactiques, ou thérapeutiques. Durant les années suivantes, des peintures effectuées par des petits groupes d’enfants ont également vu le jour. L’aspect auto-créatif de ces activités a été ensuite enrichi par la pratique du dialogue entre individus.
Dans l’espace temporel correspondant à notre petite enfance, nous pouvons découvrir les expressions du corps qui ont une valeur archétypale si caractéristique pour les cultures tribales.

Leur usage actif met paradoxalement en branle le pôle opposé à la dimension physique du corps, à savoir la sublimation et la spiritualité.
Cela concerne les enfants jusqu’à l’âge de 6 ans qui sont encore un peu dans une autre réalité et ont la chance de l’éprouver si on leur en donne la possibilité.

Łuczek, 3 ans. Peinture sur corps, film 8 mm. Wiktor Gutt, 1983

En parallèle, une troisième problématique a suscité mon intérêt. Des Conversations auxquelles j’ai moi-même participé et qui avait à la fois pour moi et mes amis un caractère auto-créatif.

Au début, c’était des exercices rapides réalisés dans toutes sortes de matériaux, choisis de manière improvisée. C’était le cas par exemple lors de la Conversation qui avait pour thème le violon. Notre activité – c’est-à-dire nos déclarations successives – était un commentaire spatio-temporel de l’instrument, comme nous aurions pu le faire pour décrire une sculpture.

Au même moment, nous avons effectué des Conversations, qui de manière semblable aux Initiations enfantines, ont été réalisées en s’appuyant sur le médium que constituait notre propre corps. C’était le cas dans la Conversation au sujet de la couleur rouge qui faisait office de commentaire sur la situation politique de la Pologne, ou la Conversation syncrétique inspirée par l’art aborigène, la Conversation avec Waldek et Zula, la Conversation avec Waldek et Chrominski, la Conversation avec Kuba et Zula, la Conversation avec Jadwiga. La plupart du temps, ces événements se prolongeaient toute la nuit. Leur durée, la fatigue alors ressentie faisaient que nous nous sentions complètement séparés de la réalité qui nous entourait.

En même temps, la construction de la Conversation était toujours semblable. Généralement, nous étions assis devant un fond noir. Devant nous étaient placés un miroir, un appareil photographique sur un trépied et des bougies, qui servaient d’ailleurs le plus souvent d’unique source de lumière. Nous ne commentions pas nos peintures. J’assemblais ensuite parfois des tableaux à partir des matériaux photographiques. Cet ensemble d’images était comme une réplique d’un genre particulier de notre rencontre.

Dialogue visuel avec Zula, Kuba et Wiktor, 1981

Dialogue visuel avec Zula, Kuba et Wiktor, 1981

De toutes les Conversations, l’expérience la plus importante et la plus actuelle à mes yeux est la Grande conversation avec Waldek Raniszewski. Son commencement en 1972 avait un caractère spontané. C’était une peinture improvisée, réalisée à l’aide de six couleurs, sur le visage de mon ami. Cette peinture nous a semblé particulièrement significative. Nous avons décidé de la répéter et de la photographier. Et c’est ainsi qu’est née par la suite toute une série de nos « déclarations ». La Grande conversation est devenue un événement qui s’est prolongée dans le temps et qui survenait dans différents lieux. Le visage peint de mon ami a pris la forme d’un petit cube, que nous avons par la suite agrandi à une échelle de 2 x 2 x 2 mètre. Un modèle géométrisé de la tête de Waldek a ensuite été réalisé, noir à l’extérieur, et à l’intérieur peint selon les six couleurs dérivées de la première peinture faciale. L’espace intérieur du cube est devenu la toile de fond des interactions auxquelles nous invitions nos collègues et nos professeurs. Ces derniers sont ainsi devenus les co-auteurs de notre Conversation.

Tout le développement de cet événement a acquis le caractère polyphonique d’une construction riche de multiples significations. Nous avons alors cessé d’être soumis au temps linéaire. Les « déclarations » individuelles ont crée progressivement de nouveaux contextes, que nous pouvions assembler autant de fois que nous le souhaitions.

En 2008, j’ai effectué une reconstruction de la première peinture sur le visage de Waldek – qui s’est éteint en deux ans plus tôt – sur celui d’Adji, une femme noire originaire du Mali. Adji avait bel et conscience de la personne à qui ce travail était destiné. Pendant la reconstruction, il est aussi apparu que la peinture elle-même l’a touchée sensuellement de manière très intense.

Le temps qui s’est écoulé depuis le début de mes activités au commencement des années 1970 a apporté la liberté aux populations vivant derrière le rideau de fer. Cette liberté choyée en silence et considérée si fortement comme une valeur dans le contexte d’un État oppressif. Cette liberté, qu’un petit nombre d’artistes est parvenu à conquérir au prix d’une relégation à la marge totale de la vie publique. Cette liberté et cette indépendance de la pensée, dont leurs spectateurs potentiels ne pouvaient disposer.

Aujourd’hui, alors que le « métabolisme informationnel » a été rétabli, pour reprendre les termes de l’éminent psychiatre polonais Antoni Kempinski qui voyait dans sa dégradation un facteur de la schizophrénie, cette liberté donc est toujours menacée. Je pense ici en particulier à la commercialisation, qui cherche à transformer tous les aspects de l’existence humaine en produit à consommer. La nouvelle menace à l’égard de la liberté coïncide paradoxalement à la tentative de sa réalisation au travers des nouvelles technologies. Les communautés virtuelles d’internet communiquant sans censure et au-delà des frontières sont devenues un chœur dans lequel il est difficile d’entendre les solistes.

L’art en tant que manifestation élitaire dans le sens positif du terme est malheureusement en cours de disparition. Élitaire c’est-à-dire silencieuse, concentrée sur un petit groupe de personnes, pour qui l’art du dialogue permet d’approfondir le sentiment de coexistence des uns envers les autres et prévient de la dilution dans l’océan d’information qui nous entoure.