— En images
Filmer sous l’Occupation


Publié le


François Truffaut se remémore dans André Bazin, l’Occupation et moi ses premières années de cinéphile. Des années où les heures passées dans les salles de cinéma se mêlent  aux saveurs d’une époque, à ces temps de guerre, de restrictions et de censure : « Après l’Armistice, quand les Allemands occupèrent le pays, le cinéma devint un refuge pour tous et pas seulement au sens figuré.  Il cessa de l’être à un certain moment, quand on procéda à des vérifications d’identité à la sortie des salles pour repérer les jeunes gens en âge de rejoindre les « Travailleurs Français en Allemagne ». Non sans humour, le jeune adolescent qu’il était se rappelle : « Pour montrer à quel point les instructions de black-out étaient strictement observées, il me suffira d’indiquer qu’il n’était pas rare d’entendre des couples d’amoureux faire l’amour dans la rue, debout, devant les portes cochères. Mon jeune âge à l’époque ne me permet, hélas, de ne déposer ici que comme témoin auditif ». C’était aussi le moment de la naissance d’une critique, celle d’André Bazin par exemple, où l’on s’interroge sur la notion même du genre. Mais de cela, on en parle peu. D’autres, comme Lucien Rabatet, faisaient plus de bruit avec leur chasse aux sorcières : « Quoi que l’on entreprenne ou décide en faveur du cinéma français, il faut d’abord le désenjuiver ».

Le panorama cinématographique de l’époque est de ce fait complexe. Le qualifier de paradoxal me paraît juste, en ceci qu’il nous pousse à réfléchir aux conditions de production  et aux contradictions inscrites dans les films eux-mêmes. Double censure de l’Allemagne nazie et du régime de Vichy, argent rare, manque de pellicules, difficultés de circulation et d’approvisionnement des équipes, interdiction des travailleurs juifs dans le secteur… En l’espace de quatre ans, deux cent vingt films, dont nombre de chefs-d’œuvre, voient le jour, tandis que plus d’une vingtaine de nouveaux cinéastes accèdent à la réalisation : Jacques Becker, Robert Bresson,  Henri-Georges Clouzot, Louis Daquin, Jean Delannoy, Claude Autant-Lara… Pourquoi la fréquentation des salles a-t-elle substantiellement augmenté alors que le contexte était plus rude que jamais ? Hors des salles, le conflit faisait rage. En Italie s’impose le cinéma de propagande, l’Espagne est déjà sous l’emprise du pouvoir fasciste et, aux États-Unis, Chaplin se déguise en Dictateur. Pourtant, sur les écrans français, nulle trace d’uniformes vert-de-gris, d’étoiles jaunes ou de queues d’approvisionnement. La Continental, société de production parisienne aux capitaux nazis, suit les directives du Reich, c’est à dire tourner « des films légers, superficiels, divertissants » dans le but de contenter le peuple français. Réalisateurs confirmés et émergents opèrent alors des choix artistiques qui, restant évasifs vis-à-vis de la situation politique, leur vaudront certaines critiques après la guerre. Malgré cette posture de « neutralité », le cinéma français des années de guerre est loin d’être réductible à un seul énoncé… Commençons donc par regarder les films.

La sélection que nous présentons au Jeu de Paume est une invitation à la relecture des enjeux cinématographiques de cette période critique, mais elle répond aussi à l’envie de montrer des films que nous aimons. Des titres ambitieux et singuliers, parfois d’une créativité surprenante, qui offrent un éventail réduit mais significatif d’une production de qualité.

Dans Goupi-Mains rouges et Les Anges du péché, Becker et Bresson se révèlent comme des créateurs de caractères dont les traits psychologiques sont bien définis. Mettant à mal le mythe d’une France rurale chère à Vichy, l’auteur de Goupi construit des personnages dont l’intensité va bien au-delà de l’action dictée par le scénario, tandis que Les Anges du péché se découvre comme une complexe série de portraits, une ébauche de l’âme féminine qui laisse présager l’intérêt que l’auteur portera à la construction de ses futurs personnages.

Jean Grémillon s’inspire dans le Ciel est à vous d’un fait divers et le transforme en ce que Jacques Lourcelles n’a pas hésité à appeler « un film de la transcendance », où la violence émotive qui insuffle la vie aux personnages et qui établit leur amour, atteint un héroïsme impersonnel et presque spirituel. Un des rares films où la femme devient héroïne sans se sacrifier…

Nous aurons aussi l’occasion de revoir un des plus beaux films issus du bref courant fantastique qui traversa le cinéma français des années 1940. Maurice Tourneur, ici grand plasticien, prend plaisir à raconter l’invraisemblable histoire de la main du diable et nous entraîne avec lui dans un rêve fébrile accentué par des jeux d’ombres et de lumières.  Ce film suivra la projection de Caprices, comédie légère et ingénieuse qui pourrait d’emblée nous faire penser à Ernst Lubitsch. Produite par la Continental, comme La Vie de plaisir et La Main du diable, elle est jouée par un des couples les plus connus de l’époque, Danielle Darrieux et Albert Préjean, ce qui rendit ce film célèbre à l’époque.

Douce et La Vie de plaisir, deux critiques féroces des préjugés de classe, satires sociales de registres pourtant distanciés, soulèvent l’ambiguïté et les contradictions du discours tenu par la censure. Albert Valentin eut moins de chance qu’Autant-Lara : après avoir été condamné par la Centrale Catholique, son film fut ensuite interdit à la Libération. Comme Henri-Georges Clouzot et Henri Decoin, le réalisateur fut mis au ban des studios pour plusieurs années.

Pour clore ce cycle, deux films dont la présence surprendra peut-être : MCDXXIX-MCMXLII (De Jeanne d’Arc à Philippe Pétain) de Sacha Guitry et En Haut des marches de Paul Vecchiali. Film rare et radical dans sa mise en scène, De Jeanne d’Arc… fut tiré du livre éponyme qui, conçu, écrit et supervisé par Sacha Guitry, était consacré à la grandeur de la France par l’évocation des grands noms de l’histoire : de grands hommes politiques, mais surtout de grands artistes. Le résultat est un plan « unique » de cinquante-huit minutes montrant les pages de l’ouvrage, tournées les unes après les autres, tandis que des compositions musicales et les voix de Guitry et d’autres écrivains et artistes de l’époque se superposent à l’austérité du plan. L’importance de ce film n’est pas seulement idéologique, elle est aussi formelle. En Haut des marches de Paul Vecchiali, exerce comme une sorte de contrepoint des films précédents. Quarante ans après l’Occupation, le cinéaste fait rejouer Danielle Darrieux dans un film qui mélange les temporalités et met en lumière la confrontation des mémoires.

Marina Vinyes Albes

Liens

« Filmer sous l’Occupation », programmation cinéma
« Filmer sous l’Occupation », le choix de la librairie