« L’Esthétique de la faim » est certainement le texte le plus célèbre de Glauber Rocha, et le plus souvent traduit en diverses langues, y compris le français (dans Positif de février 1966, sous le titre « Esthétique de la Violence », dans le Magazine Littéraire de septembre 1982, n° 187, spécial Brésil).
Dans la biographie, il se situe après le succès mondial du film Le Dieu noir et le Diable blond (1964), et au moment où le Cinema Novo a commencé, en Italie surtout, sa réelle percée sur le marché culturel international, Glauber Rocha s’étant affirmé très rapidement comme son principal porte-parole, et idéologue.
Le texte a été écrit dans des circonstances et selon une « commande » très précises : pour être présenté, en janvier 1965, sous la forme d’une communication écrite et orale, lors d’une rétrospective de cinéma latino-américain comprenant un hommage spécifique au jeune Cinema Novo brésilien. La manifestation avait été organisée, à Gênes, par le Columbianum, organisation jésuite tiers-mondiste animée par le Padre Arpa (ami de Fellini), qui joua un rôle extrêmement actif et décisif, au début des années 60, pour la pénétration du cinéma brésilien en Italie, et de là, dans le reste de l’Europe.
Je demandais récemment (très naïvement) au cinéaste italien Gianni Amico, pourquoi les jésuites s’étaient pris soudainement d’amitié si systématique pour la culture latino-américaine.
– Soudainement ?… tu plaisantes… m’a répondu Gianni.
C’est vrai que j’oubliais Mission, et le très beau film de Paulo Cezar Saraceni, Anchieta José do Brasil, ou bien cet article publié récemment dans L’Express: « La Compagnie, ou l’amour de l’Autre », et toute la passionnante aventure intellectuelle des disciples d’Ignace de Loyola vers l’Outremer, modernissimes partisans de l’intégration des cultures et de la foi dans le monde par le biais méta-discursif de l’art.
Pour Glauber cependant, qui ne cédait en l’occurrence aux harpes jésuites que pour des raisons amicales et purement stratégiques, il s’agissait déjà, avec ce texte, de redresser la barre du « paternalisme européen en relation au Tiers Monde ».
Sylvie Pierre
Esthétique de la faim
En faisant l’économie de l’introduction informative qui est devenue la caractéristique générale des discussions sur l’Amérique Latine, je préfère situer les réactions entre notre culture et la culture civilisée en termes moins réducteurs que ceux qui, également, caractérisent l’analyse de l’observateur européen. Ainsi, tandis que l’Amérique Latine pleure sur ses misères générales, l’interlocuteur étranger cultive la saveur de cette misère, non comme un symptôme tragique, mais simplement comme une donnée formelle dans son champ d’intérêt. Ni le latin ne communique sa véritable misère à l’homme civilisé, ni l’homme civilisé ne comprend véritablement la misère du latin. Voici – fondamentalement – la situation des Arts au Brésil en face du monde : à ce jour, seuls des mensonges élaborés à partir de la vérité (les exotismes formels qui vulgarisent les problèmes sociaux) ont réussi à être communiqués quantitativement, provoquant une série d’équivoques qui ne se bornent pas aux limites de l’Art, mais contaminent surtout le terrain général du politique.
Pour l’observateur européen, les procédures de création artistique du monde sous-développé ne l’intéressent que dans la mesure où elles satisfont sa nostalgie du primitivisme ; et ce primitivisme se présente hybride, déguisé sous de tardifs héritages du monde civilisé, mal compris, parce qu’imposés par le conditionnement colonialiste.
L’Amérique Latine demeure une colonie, et ce qui différencie le colonialiste d’hier de l’actuel, c’est simplement la forme plus sophistiquée du colonisateur : et au-delà des colonisateurs objectifs, les formes plus subtiles prises par les coups de Jarnac que l’on nous prépare pour l’avenir.
Le problème international de l’Amérique Latine est un autre cas de mutation des colonisateurs, étant donné qu’une libération possible sera, pour longtemps encore, fonction d’une nouvelle dépendance. Ce conditionnement économique et politique nous a menés au rachitisme philosophique et à l’impuissance qui, tantôt inconscients, tantôt non, engendrent dans le premier cas la stérilité, dans le second l’hystérie.
La stérilité : ces œuvres abondamment rencontrées en nos arts, où l’auteur se castre en exercices formels, qui, cependant, n’atteignent pas la pleine possession de leurs formes. Le rêve frustré de l’universalisation : des artistes qui ne se sont pas réveillés de le l’idéal esthétique adolescent. C’est ainsi que nous voyons des centaines de tableaux dans les galeries, poussiéreux et oubliés : livres de contes et poèmes ; pièces de théâtre, films (qui, surtout à São Paulo, provoquèrent jusqu’à des faillites [1]). Le monde officiellement chargé des arts a engendré des expositions carnavalesques en divers festivals et biennales, conférences fabriquées, formules faciles de succès, cocktails en différents coins du monde, en plus de certains monstres officiels, académies d’Arts et Lettres, jurys de peinture et marches culturelles au-dans et dehors du pays. Monstruosités universitaires : les fameuses revues littéraires, les concours, les titres [2].
L’hystérie : un chapitre plus complexe. L’indignation sociale provoque des discours flamboyants. Le premier symptôme, c’est l’anarchisme qui marque à ce jour la jeune poésie (et la peinture). Le second, c’est une réduction politique de l’art qui fait de la mauvaise politique par excès de sectarisme [3]. Le troisième, le plus efficace, c’est la recherche d’une systématisation pour l’art populaire. Mais l’erreur dans tout cela, c’est que notre équilibre possible ne résulte pas d’un corps organique, mais d’un effort titanesque et auto-dévastateur dans le sens de dépasser l’impuissance : et dans le résultat de cette opération au forceps, nous nous voyons frustrés, parvenant à peine aux limites inférieures du colonisateur : et s’il nous comprend, par conséquent, ce n’est pas par la lucidité de notre dialogue, mais par ses réactions humanitaires aux informations que nous lui apportons. Une fois de plus, le paternalisme est la méthode de compréhension pour un langage de larmes et de beaucoup de souffrance.
La faim latine, pour cette raison, n’est pas seulement un symptôme alarmant, c’est le nerf de la société elle-même. C’est là que réside la tragique originalité du Cinema Novo en face du cinéma mondial : notre originalité, c’est notre faim, et notre plus grande misère c’est que cette faim, lorsqu’elle n’est pas ressentie, n’est pas comprise.
De Aruanda à Vidas Secas [4], le Cinema Novo a raconté, décrit, poétisé, mis en discours, analysé, rendu incandescents les thèmes de la faim : personnages mangeant de la terre, personnages mangeant des racines, personnages qui volent pour manger, personnages qui tuent pour manger, personnages qui fuient pour manger, personnages sales, laids, décharnés, habitant dans des maisons sales, laides, obscures : ce fut cette galerie d’affamés qui identifia le Cinema Novo avec le misérabilisme tellement condamné par le Gouvernement, par la critique au service des intérêts anti-nationaux, par les producteurs, et par le public, ce dernier ne supportant pas les images de sa propre misère. Ce misérabilisme du Cinema Novo s’oppose à la tendance du digestif préconisée par le Grand-Critique de Guanabara, Carlos Lacerda [5]: films de gens riches, dans de jolies maisons, se déplaçant en automobiles de luxe : films gais, comiques, rapides, sans messages, à objectifs purement industriels. Ces films-là sont ceux qui s’opposent à la faim, comme si, au milieu des plantes vertes des appartements de luxe, les cinéastes pouvaient cacher la misère morale d’une bourgeoisie indéfinie et fragile, et si les matériaux techniques et le décor eux-mêmes pouvaient cacher la faim qui est enracinée au coeur de l’incivilisation. Comme si, surtout, dans cet apparat de paysages tropicaux, on pouvait camoufler l’indigence morale des cinéastes qui font ce type de films. Ce qui a fait du Cinema Novo un phénomène d’importance internationale, ce fut justement son haut niveau de compromis avec la vérité : ce fut son misérabilisme même, qui, écrit par la littérature de 30, fut ensuite photographié par le cinéma de 60 ; et s’il était écrit auparavant comme une dénonciation sociale, aujourd’hui on s’est mis à le discuter comme un problème politique. Les stades mêmes du misérabilisme dans notre cinéma sont internationalement évolutifs. Ainsi, comme l’observe Gustavo Dahl, ils vont du phénoménologique (Porto das Caixas), au social (Vidas Secas), au politique (Deus e a Diablo), au poétique (Ganga Zumba), au démagogique (Cinco Vezes Favela), à l’expérimental (Sol sobre a Lama), au documentaire (Garrincha, Alegria do Pavo), à la comédie (Os Mendigos), expériences en divers sens, les unes pas très abouties, les autres réalisées, mais toutes composant, au bout de trois ans, un cadre historique qui, ce n’est pas par hasard, va caractériser la période Janio/ Jango [6] : la période des grandes crises de conscience et de rébellion, d’agitation et de révolution qui a culminé avec le coup d’État d’Avril [7]. Et c’est à partir d’avril que la thèse du cinéma digestif a gagné du poids au Brésil, menaçant, systématiquement, le Cinema Novo.
Nous comprenons cette faim que l’Européen et le Brésilien, dans leur majorité, ne comprennent pas. Pour l’Européen, c’est un étrange surréalisme tropical. Pour le Brésilien, c’est une honte nationale. Il ne mange pas, mais il a honte de le dire ; et surtout, il ne sait pas d’où vient cette faim. Nous savons nous – qui avons fait ces films laids et tristes, ces films criés et désespérés où ce n’est pas toujours II raison qui parle le plus fort – que la faim ne sera pas guérie par les planification de cabinet et que les raccommodages du technicolor ne cachent pas ses plus graves tumeurs. Ainsi, seule une culture de la faim, minant ses propres structures, peut se dépasser qualitativement : et la plus noble manifestation culturelle de la faim, c’est la violence.
La mendicité, trahison qui s’est implantée avec la piété coloniale rédemptrice, a été une des grandes causes de mystification politique et celle du mensonge culturel autosatisfait : les rapports officiels de la faim demandent de l’argent aux pays colonialistes avec le but de construire des écoles sans former de professeurs, de construire des maisons sans donner de travail, d’enseigner un métier sans alphabétiser. La diplomatie demande, les économistes demandent, la politique demande ; le Cinema Novo, dans le champ international, n’a rien demandé : il a imposé la violence de ses images et sons dans vingt-deux festivals internationaux.
Par le Cinema Novo : le comportement exact d’un affamé c’est la violence, et la violence d’un affamé n’est pas primitivisme. Fabiano est un primitif. Antāo est primitif. Corisco est primitif [8] ? La femme de Porto das Caixas est primitive ?
Du Cinema Novo: une esthétique de la violence, plutôt que primitive est révolutionnaire, voici le point initial pour que le colonisateur comprenne l’existence du colonisé : en prenant seulement conscience de sa possibilité unique, la violence, le colonisateur peut comprendre, par l’horreur, la force de la culture qu’il exploite. Tant qu’il ne lève pas les armes, le colonisé est un esclave : il aura fallu un premier policier mort pour que le Français perçoive un Algérien.
D’une morale : cette violence, cependant, ne fait pas corps avec la haine, mais nous ne dirons pas pour autant qu’elle est liée au vieil humanisme colonisateur. L’amour que cette violence implique est aussi brutal que la violence elle-même, car ce n’est pas un amour de complaisance ou de contemplation, mais un amour d’action et de transformation.
Le Cinema Novo, pour cette raison, n’a pas fait de mélodrames : les femmes du Cinema Novo ont toujours été en quête d’une issue vers l’amour, étant donnée l’incompatibilité entre la faim et l’amour : la femme prototype, celle de Porto das Caixas, tue son mari; Dandara, dans Ganga Zumba fuit la guerre pour un amour romantique : Sinha Vitoria [9] rêve de temps nouveaux pour ses fils ; Rosa va jusqu’au crime pour sauver Manuel [10] et l’aimer en d’autres circonstances : la femme du prêtre a besoin de violer la soutane pour gagner un homme nouveau [11] ; la femme de O Desafio rompt avec l’amant parce qu’elle préfère rester fidèle : la femme de São Paulo [12] veut la sécurité de l’amour petit bourgeois et pour cella elle tentera de réduire la vie du mari à un système médiocre.
Il est déjà passé le temps où le Cinema Novo avait besoin de s’expliquer pour exister ; le Cinema Novo doit se faire pour s’expliquer, à mesure que notre réalité deviendra plus discernable à la lumière de pensées qui ne soient pas, par la faim, rendues débiles ou délirantes. Le Cinema Novo ne peut pas se développer effectivement tant qu’il restera en marge du processus économique et culturel du continent Latino-américain ; d’autant plus que le Cinema Novo est un phénomène des peuples colonisés et non une entité privilégiée du Brésil : partout où il y aura un cinéaste disposé à filmer la vérité et à affronter les normes hypocrites et policières de la censure, il y aura un germe vivant du Cinema Novo. Partout où il y aura un cinéaste disposé à affronter le commercialisme, l’exploitation, la pornographie, le technicisme, il y aura un germe du Cinema Novo. Partout où il y aura un cinéaste quel que soit son âge ou son origine, prêt à mettre son cinéma et sa profession au service des causes importantes de son temps, il y aura un germe du Cinema Novo. Voilà la définition, et par cette définition le Cinema Novo se marginalise de l’industrie parce que le compromis du Cinéma Industriel est avec le mensonge et avec l’exploitation. L’intégration économique et industrielle du Cinema Novo dépend le la liberté de l’Amérique Latine. Pour cette liberté, Le Cinema Novo s’engage, en son nom propre, au nom de ses membres les plus proches et les plus dispersés, des plus bêtes aux plus talentueux, des plus faibles aux plus forts. C’est une question de morale qui se reflétera dans les films : le temps mis à filmer un homme ou une maison, tel détail observé, telle philosophie, car ce n’est pas un film, mais un ensemble de films en évolution qui donnera, finalement, au public, la conscience le sa propre existence. Nous n’avons pas, pour cette raison, de points de contacts majeurs avec le cinéma mondial.
Le Cinema Novo est un projet qui se réalise dans la politique de la faim, et souffre, pour cela même, toutes les faiblesses résultant de son existence.
Ce texte est beaucoup moins connu que le précédent, et pourtant il en constitue indiscutablement le complément indissociable, puisqu’il doit être lu comme son commentaire critique, son évolution dialectique (voir à ce sujet l’article d’Arnaldo Carrilho, « De la faim à la déraison »).
Écrit en 1971 pour être présenté aux étudiants de l’Université de Columbia (la graphie byzantine du titre date de la reprise du texte en 1980 dans le recueil « Revolução do Cinema Novo », il s’agit encore d’un texte à valeur de manifeste, et qui prend une nouvelle fois les armes contre les « forces colonisatrices » qui prétendaient figer le mouvement du cinéma brésilien dans les clichés où se sont installés à son sujet les observateurs extérieurs. On remarquera cependant que, cette fois, Glauber Rocha prend bien soin d’éviter de prendre explicitement la parole au nom du groupe du Cinema Novo, et comment, en conclusion, la première personne du singulier s’est substituée à celle du pluriel. 1971, il faut le rappeler, fut une des années les plus dures de la dictature militaire au Brésil, sous la présidence du triste Général aux yeux bleus Garrastazu Medici. C’est cette année-là que Glauber commence à transformer son voyage permanent en exil, et que sa trajectoire se « solitarise » à l’intérieur du groupe. Ce qui ne veut d’ailleurs pas dire que les films réalisés au Brésil par ses compagnons restés sur place ne relèvent pas précisément de l’ « esthétique du rêve » : Azyllo muito louco, de Nelson Pereira dos Santos, Os Deuses e os mortos, de Ruy Guerra, Quando 0 Carnaval chegar, de Carlos Diegues, São Bernardo, de Leon Hirszman, Os Inconfidentes, de Joaquim Pedro de Andrade, Uira, un indien à la recherche de Dieu, de Gustavo Dahl, et surtout, Amor, Carnaval e Sonhos, film onirique radical de Paulo Cezar Saraceni. Sept grands, moments du Cinema Novo dont la France maoïsto-pompidolienne, de l’autre côté de l’océan marijuano-tortureur, n’a pas très bien reçu le « niveau astral », à l’époque.
Sylvie Pierre
Eztetyke du rêve
Au « Séminaire du Tiers-Monde» réalisé à Gênes, Italie, 1965, j’ai présenté, à propos du Cinema Novo brésilien, l’« Esthétique de la Faim ».
Cette communication situait l’artiste du Tiers-Monde en face des puissances colonisatrices : seule une esthétique de la violence pourrait intégrer un signifié révolutionnaire dans nos luttes de libération.
Je disais que notre pauvreté était comprise, mais jamais ressentie par les observateurs coloniaux.
1968 a été l’année des rébellions de la jeunesse.
Le Mai français est arrivé au moment où les étudiants et les intellectuels brésiliens manifestaient au Brésil leur protestation contre le régime militaire de 1964[13].
Terre en transe, 1966, un manifeste pratique de l’esthétique de la faim, a souffert au Brésil des critiques intolérantes de la droite et des groupes sectaires de la gauche.
Entre la répression interne et la répercussion internationale, j’ai appris la meilleure des leçons : l’artiste doit maintenir sa liberté devant toute circonstance.
C’est seulement ainsi que nous serons libres d’un type bien original d’appauvrissement : l’officialisation que les pays sous-développés ont l’habitude de faire de leurs meilleurs artistes.
Ce Congrès de Columbia est une autre occasion que j’ai de développer certaines idées à propos d’art et révolution. Le thème de la pauvreté est lié à cela.
Les Sciences Sociales ont apporté des informations statistiques et permettent des interprétations de la pauvreté.
Les conclusions des rapports des systèmes capitalistes considèrent l’homme pauvre comme un objet qui doit être alimenté. Et dans les pays socialistes, nous observons la polémique permanente entre les prophètes de la révolution totale et les bureaucrates qui traitent l’homme comme un objet de massification. La majorité des prophètes de la révolution totale est composée d’artistes. Ce sont des personnes qui ont une approche plus sensitive et moins intellectuelle des masses pauvres.
Art révolutionnaire a été le mot d’ordre du Tiers-Monde dans les années 60 et continuera de l’être pendant cette décade. Je crois, cependant, que le changement de beaucoup de conditions politiques et mentales exige un développement continu des concepts d’art révolutionnaire.
Il y a souvent du primarisme dans les manifestes idéologiques. Le pire ennemi de l’art révolutionnaire est sa médiocrité. Devant l’évolution subtile des concepts réformistes de l’idéologie impérialiste, l’artiste doit offrir des réponses révolutionnaires capables de ne pas accepter, en aucun cas, les propositions évasives. Et, ce qui est plus difficile, il exige une identification précise de ce qu’est l’art révolutionnaire utile à l’action politique, de ce qu’est l’art révolutionnaire lancé dans l’ouverture de nouvelles discussions, de ce qu’est l’art révolutionnaire rejeté par la gauche et instrumentalisé par la droite.
Dans le premier cas, je cite, en tant qu’homme de cinéma, le film de Fernando Ezequiel Solanas, argentin, L’Heure des brasiers. C’est un pamphlet typique d’information, d’agitation et de polémique, utilisé actuellement en diverses parties du monde par des militants politiques.
Dans le second cas, j’ai quelques films du Cinema Novo brésilien parmi lesquels mes propres films.
Et dans le dernier cas l’oeuvre de Jorge Luis Borges.
Cette classification révèle les contradictions d’un art qui exprime le cas contemporain lui-même. Une oeuvre d’art révolutionnaire devrait non seulement agir de façon immédiatement politique, mais aussi bien promouvoir la spéculation philosophique, en créant une esthétique de l’éternel mouvement humain en direction de son intégration cosmique.
L’existence discontinue de cet art révolutionnaire dans le Tiers-Monde est dûe fondamentalement aux répressions du rationalisme.
Les systèmes culturels en vigueur, de gauche comme de droite, sont prisonniers d’une raison conservatrice. L’échec des gauches au Brésil est le résultat de ce vice colonisateur. La droite pense selon la raison de l’ordre et du développement. La technologie est l’idéal médiocre d’un pouvoir qui n’a pas d’autre idéologie que la domination de l’homme par la consommation. Les réponses de gauche, je donne une nouvelle fois le Brésil comme exemple, ont été paternalistes en relation au thème central des conflits politiques : les masses pauvres.
Le Peuple est le mythe de la bourgeoisie.
La raison du peuple se transforme en raison de la bourgeoisie sur le peuple.
Les variations idéologiques de cette raison paternaliste s’identifient en cycles monotones de protestation et de répression. La raison de gauche se révèle héritière de la raison révolutionnaire bourgeoise européenne. La colonisation, à ce niveau, rend impossible une idéologie révolutionnaire intégrale qui aurait dans l’art son expression majeure, car seul l’art peut s’approcher de l’homme dans toute la profondeur que le rêve de cette compréhension puisse permettre.
La rupture avec les rationalismes colonisateurs est l’unique issue.
Les avant-gardes de la pensée ne peuvent plus s’adonner au succès inutile de répondre à la raison oppressive par la raison révolutionnaire. La révolution, c’est, l’anti-raison qui communique les tensions et les rébellions du plus irrationnel de tous les phénomènes, celui de la pauvreté.
Aucune statistique ne peut informer sur ce qu’est la dimension de la pauvreté.
La pauvreté est la charge autodestructive maximale de chaque homme et se répercute psychiquement de telle manière que ce pauvre se change en un animal à deux têtes : l’une est fataliste et soumise à la raison qui l’explore comme esclave. L’autre, dans la mesure où le pauvre ne peut pas expliquer l’absurde de sa propre pauvreté, est naturellement mystique.
La raison dominatrice étiquette le mysticisme comme irrationaliste et le réprime à mort. Pour elle, tout ce qui est irrationnel doit être détruit, que ce soit la mystique religieuse ou la mystique politique. La révolution, comme possession de l’homme qui lance sa vie en direction d’une idée, est le niveau astral[14] le plus haut du mysticisme. Les révolutions échouent lorsque cette possession n’est pas totale, lorsque l’homme rebelle ne se libère pas complètement de la raison répressive, lorsque les signes de la lutte ne se produisent pas à un niveau d’émotion stimulant et révélateur, lorsque, encore actionnées par la raison bourgeoise, méthode et idéologie se confondent à un tel point qu’elles paralysent les démarches de la lutte.
Dans la mesure où la déraison planifie les révolutions la raison planifie la répression.
Les révolutions se font dans l’imprévisibilité de la pratique historique, qui est la cabbale de la rencontre des forces irrationnelles des masses pauvres. La prise politique du pouvoir n’implique pas le succès révolutionnaire.
Il faut toucher, par la communion, le point vital de la pauvreté qui est son mysticisme. Ce mysticisme est l’unique langage qui transcende le schéma rationnel de l’oppression. La révolution est une magie, car elle est l’imprévu au sein de la raison dominatrice. Au maximum elle est vue comme une possibilité compréhensible.
Mais la révolution doit être une impossibilité de compréhension pour la raison dominatrice, de telle façon qu’elle-même se nie et se dévore devant son impossibilité de comprendre.
L’irrationalisme libérateur est l’arme la plus forte du révolutionnaire. Et la libération, même en ses rencontres avec la violence provoquée par le système, signifie toujours nier la violence au nom d’une communauté fondée par le sens de l’amour illimité entre les hommes. Cet amour n’a rien a voir avec l’humanisme traditionnel, symbole de la bonne conscience dominatrice. Les racines indiennes et nègres du peuple latino-américain doivent être comprises comme unique force développée de ce continent. Nos classes moyennes et bourgeoises sont des caricatures décadentes des sociétés colonisatrices.
La culture populaire sera toujours une manifestation relative si elle se limite à inspirer un art créé par des artistes encore suffoqués par la raison bourgeoise.
La culture populaire n’est pas ce qui s’appelle techniquement le folklore, mais le langage populaire de rébellion historique permanente.
La rencontre des révolutionnaires libérés de la raison bourgeoise avec les structures les plus significatives de cette culture populaire sera la première configuration d’un nouveau signe révolutionnaire.
Le rêve est l’unique droit qui ne se peut interdire.
L’« Esthétique de la Faim » était la mesure de ma compréhension rationnelle de la pauvreté en 1965.
Aujourd’hui, je refuse de parler d’aucune esthétique. La plénitude du vivre ne peut pas se soumettre à des concepts philosophiques. L’art révolutionnaire doit être une magie capable d’ensorceler l’homme à tel point qu’il ne supporte plus de vivre dans cette réalité absurde[15].
Borges, en dépassant cette réalité, a écrit les plus libératoires irréalités de notre temps. Son esthétique est celle du rêve. Pour moi, c’est une illumination spirituelle qui a contribué à dilater ma sensibilité afro-indienne en direction des mythes originaux de ma race. Cette race, pauvre et apparemment sans destin, élabore dans mystique son moment de liberté. Les Dieux afro-indiens nieront la mystique colonisatrice du catholicisme, qui est sorcellerie de la répression et de la rédemption morale des riches.
Je ne justifie pas ni n’explique mon rêve car il naît d’une intimité chaque fois plus grande avec le thème de mes films, sens naturel de ma vie.
Columbia University – New York – Janvier – 1971
[1] Rocha fait naturellement allusion ici à la fameuse aventure cinématographique de la compagnie Vera Cruz, fondée à São en 1949, et qui fit faillite moins de cinq ou six ans plus tard, après avoir produit quelques films à très gros budget qui ne purent jamais être rentabilisés. Il se peut également qu’il fasse allusion à des expériences cinématographiques « paulistes » plus récentes, et manifeste ici, comme cela lui arrivait quelquefois, une certaine mauvaise volonté à l’égard de la grande capitale culturelle du sud.
[2] Quelles sont exactement ces biennales, expositions et cocktails, « monstruosités universitaires » contre lesquelles Rocha It de mauvaise humeur ? Difficile à dire tant l’effervescence culturelle dans tout le Brésil des années 1958/1965 a été intense. Une pique de plus contre São Paulo, où les biennales n’ont pas manqué? Possible… en tous cas il est certain qu’en écrivant son texte (en avion de New York à Milan), Glauber était encore sous le coup d’une grande exaspération éprouvée dans les mondanités du Festival d’Acapulco au Mexique (voir le témoignage de Paulo Rocha) où il avait pu mesurer, ou peut-être, d’une certaine façon fantasmer, le degré d’aliénation de l’intellectuel artiste latino-américain devant certaines instances mondaines ou académiques.
[3] On voit pointer ici un des thèmes constants de la réflexion glaubérienne au sujet de la « mauvaise politique dans l’art », celle qui confond discours de gauche et art révolutionnaire.
[4] Aruanda, court métrage de vingt minutes de Linduarte Noronha, cinéaste du Nordeste, réalisé en 1959, et qui fut l’un des premiers films autour desquels fut lancée la question d’une adéquation de la pauvreté des moyens du cinéma brésilien au sous-développement économique du pays, et ce comme une qualité, une vérité, et non pas un défaut du cinéma national, lorsqu’existaient par ailleurs la justesse et l’originalité du regard. Vidas Secas, de Nelson Pereira dos Santos, sorti en France sous le titre Sécheresse, adaptation cinématographique du célèbre roman de Graciliano Ramos.
[5] Carlos Lacerda, gouverneur de l’État de Guanabara (où se trouve la ville de Rio de Janeiro), intelligent homme de droite, qui intervint activement dans les questions cinématographiques dans les années 60, entre autres par l’intermédiaire de la CAIC (Caisse d’Aide à l’Industrie Cinématographique) qui finança plusieurs films du Cinema Novo. Le personnage de Porfirio Diaz dans Terre en transe est directement inspiré de lui.
[6] Les films cités sont respectivement : Porto das Caixas (1962), de Paulo Cezar Saraceni, Canga Zumba (1964), de Carlos Diegues. Cinco Vezes Favela (Cinq fois la favela), produit en 1962 par le Centre Populaire de Culture, est un film à sketches réalisé respectivement par Marco Farias, Carlos Diegues, Miguel Borges, Joaquim Pedro de Andrade et Leon Hirszman. Sol sobre a Lama (Le Soleil sur la boue, 1963), fut réalisé par le critique Alex Viany, Garrincha, Alegria do Povo (Garrincha, la joie du peuple, 1963), sur le célèbre footballeur brésilien, est l’oeuvre de Joaquim Pedro de Andrade, et Os Mendigos (Les Mendiants, 1962) est de Flavio Migliaccio.
[7] Jânio Quadros et João Goulart ont été les deux derniers présidents civils du Brésil avant le coup d’état militaire du 1er avril 1964.
[8] Fabiano est le protagoniste masculin de Vidas Secas, Antão, un personnage de Barravento et Corisco, naturellement est le cangaceiro de Deux e 0 Diabo na Terra do SoL
[9] Protagoniste féminine de Vidas Secas.
[10] Manuel, le vacher, et Rosa, sa femme, protagonistes de Deus e 0 Diabo.
[11] Dans le film de Joaquim Pedro de Andrade 0 Padre e a Moça (Le prêtre et la jeune fille, 1965), la responsabilité de la « faute » dans l’amour scandaleux d’un prêtre et d’une jeune fille est nettement rejetée sur l’initiative féminine.
[12] Film du cinéaste de São Paulo Luis Sergio Person (décédé accidentellement en 1976) réalisé en 1965.
[13] Plutôt que de rappeler, ce que tout le monde ne sait d’ailleurs peut-être pas, qu’il y a eu un mai 68 brésilien (manifestations ouvriéro-étudiantes, grèves, flicaille musclée, etc.) dont l’explosion, plutôt qu’à des Sorbonnes occupées, États Généraux du Cinéma, et finalement, chute de De Gaulle, a abouti, à la fin de l’année au fameux Acte Institutionnel n° V par lequel ont été suspendues, et pour pas mal d’années, toutes les garanties démocratiques dans le pays, j’aimerais citer la fin du beau poème de Carlos Drummond de Andrade sur le sujet, intitulé « Rapport de Mai» (dans le recueil « Aimer s’apprend en aimant ». Éditions Record/Rio):
« en ce mai là
les matins étaient d’une extrême beauté, les après-midi
gouttaient en pluie fine
la mer s’attristait
la lumière était coupée tout à coup
comme préfixe de mort
et même ainsi dans la ténèbre un oiseau ivre
rayait le ciel en ce mai-là. »
[15] N’y a-t-il pas ici une vision prophétique, une étonnante – sinon préméditation – du moins prématuration par Glauber de sa propre mort ? C’est beau, bien sar. Mais quand bien même cela le serait, comme dit le Louis XVI de La Marseillaise de Renoir, à propos de cette histoire de « radicale subversion totale » inventée par le Duc de Brunswick pour impressionner les Parisiens, j’avoue, avec une triste impiété, que « je n’aime pas ce style ». Que Gilles Deleuze pardonne au traducteur, ici, si « l’émotion dit je ».