Si l’on devait tendre un fil imaginaire entre deux pratiques artistiques autour de l’image très éloignées l’une de l’autre, nous trouverions probablement, à chacune des extrémités, les deux artistes avec lesquels le Jeu de Paume ouvre sa saison d’expositions, qui sont pourtant tous deux des pionniers dans leurs pays respectifs : Manuel Álvarez Bravo, le maître de la photographie moderne mexicaine, et Antoni Muntadas, précurseur du media art et de l’art conceptuel en Espagne.
S’il est vrai que l’histoire de la photographie reconnaît en Don Manuel – comme on l’appelle respectueusement au Mexique – la grande figure de la photographie mexicaine, il n’en est pas moins vrai que l’analyse critique de son œuvre est toujours passée par le tamis du regard occidental européen et américain, prompt à coller des étiquettes de folklorisme, de mexicanité et de surréalisme. L’exposition du Jeu de Paume veut sortir de ce chemin tout tracé pour proposer une analyse de l’œuvre de Manuel Álvarez Bravo qui la libère de cette vision hégémonique et lui donne sa juste place au croisement entre la photographie moderne au Mexique et son propre regard personnel d’auteur. Comme l’écrit l’un des commissaires de l’exposition, Gerardo Mosquera, « malgré l’avant-gardisme formel qu’il me semble voir dans sa poétique, il convient de reconnaître qu’Álvarez Bravo n’a jamais exprimé d’éblouissement constructiviste ou futuriste. Il n’a pas non plus suivi de programmes ni de manifestes, dont les modernes étaient si friands. […] Álvarez Bravo semble plutôt fasciné par la géométrie “pauvre” et souvent molle des choses quotidiennes ». Il semblerait donc que, dans ses images, le chaos, la couleur et le bruyant désordre de la vie, des rues, des gens de la vie mexicaine, aient besoin de se taire et de se penser posément. Les images d’Álvarez Bravo nous parlent de silence, certes, mais aussi de la disparition de l’objet, qui devient chose. Comme si chaque personne, recoin, plante, forme, élément ou paysage qui apparaissent dans les images d’Álvarez Bravo appartenaient à la même condition de « chose », une sorte d’état inerte dans lequel le monde peut être rassemblé et réorganisé, trouvé et perdu. Et soudain, comme l’écrit l’autre commissaire de l’exposition, Laura González Flores, « l’“inquiétante étrangeté” n’est pas produite par la simple confrontation mais par l’incessante mutation d’une qualité en son contraire ». Ce délicat frottement entre les choses atteint son point culminant lorsque Manuel Álvarez Bravo expérimente avec l’image en mouvement. Pour la première fois dans une des innombrables expositions qui lui sont consacrées partout dans le monde, le travail photographique de Don Manuel et son travail cinématographique sont réunis sous la même devise : son identification avec la mélancolie des choses et sa transformation en image poétique.
Muntadas, au contraire, s’intéresse aux processus plutôt qu’aux objets ou aux choses. Le point de départ du travail de Muntadas est l’« entre-deux », un territoire ambigu où l’on se trouve en transit, une zone intermédiaire, un non-lieu. Comme l’écrit la commissaire de l’exposition, Daina Augaitis, en ouverture du catalogue, « l’entre-deux résulte de la mobilité, elle-même caractéristique de nos sociétés contemporaines », et qui est également caractéristique de la biographie de l’artiste, dans son incessant va-et-vient à travers le monde depuis plus de quarante ans. Les médias constituent l’axe principal de son travail : comment ils construisent une vision hégémonique, quels sont leurs capteurs d’opinion, l’extension de leurs réseaux de pouvoir et de contrôle sur les citoyens. Et c’est dans cet esprit que Muntadas, à travers des installations, des vidéos, des photographies, des performances, des publications ou des films, présente dans cette rétrospective tout un univers organisé dans ce qu’il appelle des « constellations », qui ne sont rien d’autre qu’un instrument de navigation non linéaire dans l’ensemble de son œuvre.
Avec une ironie et une lucidité extraordinaires, les projets de Muntadas déploient, devant un spectateur qui ne saurait rester indifférent, une infinité de réflexions critiques en lien avec la pratique de vivre ici et maintenant : du langage à l’image, de la télévision aux campagnes présidentielles, de l’architecture aux relations de pouvoir, du spectacle à l’information, du marché à l’Internet, du message au médium…
Si pour une raison quelconque le fil imaginaire que nous avons tendu entre Manuel Álvarez Bravo et Antoni Muntadas se relâchait, ce serait probablement la traduction du « commun » qui pourrait de nouveau dilater l’abîme entre la réception de l’œuvre des deux artistes. Le commun, ce qui est partagé par un groupe de personnes, passe pour Álvarez Bravo par l’inspection rétinienne du monde et sa « chosification » poétique et personnelle. Alors que chez Muntadas « le commun » est un espace où passe ce qui est inaperçu, ce à quoi nous ne faisons pas attention, « ce que nous voyons sans le lire, ce que nous lisons sans le traduire » comme écrit Manuel J. Borja-Villel, directeur du Reina Sofía, dans la préface du catalogue de l’exposition de Madrid. Il s’agit, en définitive, de ce qu’on doit habiter dans son ensemble de manière critique. À partir de ce qui est commun, Álvarez Bravo compose des vers libres. À partir de ce qui est commun, Muntadas pose des interrogations.
Marta Gili
Liens
Manuel Álvarez Bravo. Un photographe aux aguets (1902 — 2002)
Muntadas. Entre / Between.