Souffles : pour une culture marocaine moderne
De 1966 à 1972, la revue Souffles a fédéré les énergies créatrices du Maroc et porté, à travers sa vision de la culture, un projet politique progressiste.
Souffles a été un pôle important de la vie intellectuelle marocaine. Fondée par des poètes surtout francophones, comme Abdellatif Laâbi, Mostafa Nissabouri et Mohammed Khaïr-Eddine, elle a cristallisé l’avant-garde littéraire et artistique exprimée par de jeunes créateurs aux vues progressistes, qui voyaient dans la culture un moyen de contester les orientations conservatrices et autoritaires que prenait le Maroc. Peu à peu, Souffles est devenue la tribune des organisations marxistes-léninistes naissantes, Ilal Amam et 23 Mars, et a accueilli des collaborateurs engagés, comme Abraham Serfaty. Mais cette politisation radicale s’est soldée par l’arrestation des principaux animateurs de la revue, début 1972. L’histoire de Souffles au Maroc a pris fin dans la torture et les lourdes peines distribuées arbitrairement lors des procès de 1973 et 1977. Des militants en exil ont publié des nouvelles séries à Paris, mais à cause de leurs divergences politiques, l’expérience n’a pas duré.
Pendant six ans, Souffles a plaidé, à travers sa vision de la culture, pour une société moderne et plus juste. Son objectif était double : parachever l’indépendance sur le plan culturel, donc identitaire, en barrant la route au néocolonialisme ; faire des Marocains un peuple de citoyens éduqués et conscients – vision à l’opposé du projet de Hassan II. Aussi la revue, notamment à travers Ahmed Bouanani, a-t-elle constamment plaidé pour la réhabilitation de la culture populaire, méprisée par les colonisateurs puis folklorisée pour le tourisme et l’abrutissement des citoyens : pour Souffles, la culture populaire est le ciment de la nation, car elle est accessible à tous et est porteuse de ce qui fait l’originalité intrinsèque du pays. D’où le potentiel de modernité, voire le caractère révolutionnaire des tapis, des bijoux, du patrimoine oral, des danses, des contes, ou encore de l’architecture. Il s’agissait donc d’en restaurer la vitalité, de débarrasser cette culture de ses éléments archaïques pour lui permettre de déployer tout son potentiel créateur, jugé seul à même de faire accéder la création marocaine à l’universalité. Une vision ouverte, qui est encore aujourd’hui d’actualité.
Kenza Sefrioui
Avec l’aimable autorisation d’Abdellatif Laâbi, Le magazine publie un débat avec Abdallah Zerouali, Mohamed Abderrahman Tazi, Ahmed Bouanani, Mohamed Sekkat et Idriss Karim, paru dans le numéro 2 de la revue Souffles en 1966. Cette revue trimestrielle fut publiée à Rabat entre 1966 et 1971, date à laquelle les activités de son directeur, Abdellatif Laâbi, furent suspendues par les autorités marocaines.
ABDELLATIF LAÂBI En tant que cinéastes, comment définissez-vous le cinéma dans son contexte marocain ?
ABDALLAH ZEROUALI Bien sûr, la définition du cinéma pourrait varier selon la personne qui la formule. Mais il est nécessaire pour nous de définir ce qu’est le cinéma au Maroc. Je pense que dans un pays jeune comme le nôtre, qui en est au stade de la croissance, le cinéma doit être avant tout éducatif.
MOHAMED ABDERRAHMAN TAZI Notre cinéma devrait être un moyen d’information. C’est en ce sens qu’il serait le plus efficace. Pour cela. il faudrait au départ envisager des courts métrages culturels, éducatifs, sanitaires, qui s’adresseraient à toutes les classes de la société, et ceci dans un but d’information.
AHMED BOUANANI À mon avis, le cinéma au Maroc est actuellement un moyen de propagande.
LAÂBI Essayons de rester pour l’instant dans le cadre de la définition.
BOUANANI Qu’est-ce que le cinéma d’information ? De quoi faut-il informer ?
ZEROUALI Le cinéma n’est pas que cela. Mais l’information en est un aspect essentiel. J’estime que le public doit être informé sur le plan intérieur et sur les événements qui se passent dans le monde. Il ne faut pas que le marocain reste renfermé sur lui-même. Il faut éviter cet isolement.
MOHAMED SEKKAT Le cinéma est avant tout un moyen d’expression. Chaque cinéaste le conçoit selon ses propres critères. Cependant, dans un pays comme le nôtre, encore vierge dans ce domaine, un cinéma d’information s’impose.
BOUANANI Pour l’information. il y a la presse.
ZEROUALI Oui. Mais le cinéma est un moyen de communication de masses.
BOUANANI Personnellement, je conçois le cinéma comme un moyen de divertissement, un spectacle. Ensuite, il peut être un moyen d’éducation de masses.
ZEROUALI Toute définition ne saurait être que provisoire, et même conventionnelle. Je crois qu’il faudrait commencer par définir l’objet de ce cinéma, le rôle qu’il peut jouer dans notre pays. Nous devons montrer le côté utile du cinéma et les services qu’il peut rendre en tant que moyen d’expression.
IDRISS KARIM Je n’aime pas beaucoup l’art utilitaire. C’est une chose assez gênante.
ZEROUALI Pour qui ?
KARIM Actuellement. Quand on voit les produits de cet art utilitaire, c’est plutôt négatif.
ZEROUALI C’est un point de vue.
KARIM Il faut permettre à l’homme de s’épanouir, de créer.
TAZI Il s’agit cependant de savoir si le cinéma au Maroc doit être un art ou un moyen de communication et d’information.
KARIM Le cinéma doit être avant tout un moyen de communication. Parce que pour l’information, il y a d’autres moyens peut-être plus efficaces. La radio…
ZEROUALI Il existe certes d’autres moyens d’information. Mais le cinéma est le moyen le plus important puisque le plus accessible. Par exemple, vu la proportion d’analphabètes, tout le monde n’est pas en mesure de lire le journal.
KARIM Tout le monte n’est pas en mesure d’aller au cinéma.
TAZI Il y a les caravanes cinématographiques.
KARIM Oui, mais vous savez.. les caravanes cinématographiques, c’est encore aléatoire. Ça touche quelques gens qui ne comprennent rien. Elles sont très mal conçues au départ. C’est une très bonne chose en soi. Mais il faudrait des animateurs, des éducateurs, qui assurent un dialogue réel avec les masses pour qu’elles puissent être efficaces.
ZEROUALI Il faut s’entendre sur ce que l’on appelle information. L’information n’est pas uniquement politique. Elle englobe plusieurs domaines.
KARIM Je répète encore que la radio est plus efficace car elle est à la portée de n’importe qui. Ceci en ce qui concerne l’information. Je pense que le cinéma est au-dessus de l’information.
LAÂBI Si vous pensez que le cinéma doit être avant tout un moyen d’information, je voudrais savoir à quel genre de public ce cinéma s’adresse au Maroc.
BOUANANI Le public actuel est essentiellement citadin. Il est localisé dans les grandes villes. Il représente un très faible pourcentage de la population. Il est surtout formé de fonctionnaires. d’étudiants, sans parler de la communauté européenne. Il faut donc tenir compte des données présentes, et partant, faire en sorte que ce cinéma devienne un moyen de lutte, de revendication, faire en sorte qu’il soit généralisé, faire en sorte qu’il soit un témoignage de notre pays et de notre époque.
LAÂBI Je voudrais poser une question à Karim, pour concrétiser un peu notre débat. En faisant ton film intitulé « le regard qui dure » sur trois peintres marocains. Quels buts as-tu recherchés ? Était-ce un film artistique, un film d’information ou bien cherchais-tu à communiquer autre chose ?
BOUANANI Je crois qu’il n’a fait là qu’un film d’information.
KARIM Il faut placer le film dans son contexte. C’est au départ un film de commande. Mais j’ai essayé d’en faire un film de recherche sur la peinture. Mes recherches ont porté aussi sur la musique.
LAÂBI Est-ce que ton film est communicable à un large public ?
KARIM Je ne crois pas. Son thème ne le permettait pas. Il était handicapé au départ. J’y recherchais davantage de vulgariser la peinture. Essayer de trouver les sources d’inspiration des peintres. J’ai essayé de servir les peintres. Mais il reste pour moi un travail de vulgarisation.
LAÂBI Alors, supposons une situation idéale, où le cinéaste marocain disposerait d’une liberté et de tous les moyens lui permettant de s’exprimer. Que feriez-vous, quels domaines précis entameriez-vous ?
BOUANANI Cela reviendrait à définir un cinéma national. Pour cela, il faut, à mon avis, tenir compte de tout ce qui s’est passé au Maroc, des goûts du public, de son éducation A partir de là, nous pourrions faire soit un cinéma d’aventure, soit à caractère social et politique, soit économique, soit d’éducation (documentaires scientifiques, culturels, etc,…).
ZEROUALI Il faut être conscient des problèmes qui se posent à son pays et des problèmes de son développement. Les sujets que le cinéaste proposera doivent aller dans ce sens-là.
BOUANANI Mais toi-même, qu’aimerais-tu faire personnellement ?
ZEROUALI Je voudrais faire des courts métrages où je traiterais des sujets dont l’utilité est immédiate, des sujets éducatifs.
KARIM Pour moi, je ne dis ni le court métrage, ni le long métrage. Le cinéma est un moyen d’expression total. Pour moi, le cinéma doit traduire l’état d’âme, l’histoire du peuple, être un reflet de la société où je vis et tout dépendra de mon degré de perception des problèmes.
BOUANANI Je suis partiellement d’accord avec ce qu’a dit Zérouali. J’ajouterai que le cinéma doit être aussi un divertissement. Il doit y avoir de l’aventure, du western; pourquoi pas ? Un western (j’emploie ce mot parce que je n’en trouve pas d’autre) original, national qui puise dans les traditions du pays. Des films d’aventures aussi bien éducatifs et agréables à voir. Aussi des films, disons gratuits, uniquement pour le spectacle.
ZEROUALI Quand je dis éducatif, c’est très vaste. Tout ce qui permet au marocain de connaître son pays. Son milieu est éducatif.
SEKKAT Ce que disent Zérouali et Bouânani est très valable pour le Maroc et pour l’Afrique en général. Le cinéma doit être éducatif avant tout.
TAZI Je le pense aussi.
KARIM Je vois que dans l’ensemble, on s’est surtout attaché au côté éducatif, didactique en quelque sorte. Alors, ce n’est plus du cinéma, mais de l’éducation par les moyens audiovisuels. Ce n’est là qu’un des aspects multiples du cinéma.
TAZI C’est le plus immédiat.
KARIM Le cinéma n’est pas uniquement un moyen d’éducation. L’homme a besoin de manger, mais a aussi besoin de s’élever.
BOUANANI Pour être plus concret, un cinéma national, tel que nous pouvons le définir, nous ne pouvons le faire qu’en fonction de raisons historiques bien précises, en fonction d’une concurrence étrangère. Il faut lutter contre l’invasion étrangère dans ce domaine. C’est pour cela que j’ai dit tout à l’heure que le cinéma doit être aussi un cinéma d’aventure, de divertissement.
KARIM Nous n’avons pas encore défini un cinéma national. Ce que nous avons défini peut être de l’artisanat ou autre chose. Le cinéma est malgré tout un art et il s’agit de savoir si nous avons quelque chose à apporter à notre société. On ne peut pas s’arrêter à la description, à l’anecdotique. Nous avons à montrer à notre peuple sa culture, sa sensibilité, sa civilisation.
ZEROUALI Aucune tâche n’est à sous-estimer. Il ne faut pas limiter ses horizons. Nous sommes un pays sous-développé. Nous devons commencer par le commencement.
KARIM Ce qui importe, c’est de traduire les problèmes de la société où nous vivons. Il n’y a pas de recettes. Nous pouvons apporter quelque chose au monde. Personnellement je mets en cause certaines civilisations et parfois je crache sur cette culture étrangère qu’on m’impose quotidiennement. Il y a en Afrique des hommes qui ont quelque chose à dire, plus que Monsieur Sartre. Je veux dire encore une fois que les moyens audiovisuels ne sont pas du cinéma. Ce sont uniquement des techniques au service de l’éducation et on pourrait les multiplier, de même que nous pouvons inventer quelque chose de plus efficace que le cinéma. L’art du film, comme la technique dans son sens le plus élevé, doit servir l’homme, ses désirs, son talent, et son développement d’une manière générale. Un art qui ne sert pas cet objectif ne représente rien pour moi.
BOUANANI Pour que notre cinéma puisse être un instrument de culture, d’information, un miroir de la civilisation marocaine, il faudrait qu’il ait ses caractéristiques, il faudrait pour cela que ceux qui font le cinéma connaissent leur patrimoine, leurs traditions, leur civilisation en général. Donc c’est un premier travail qu’il faudrait qu’ils fassent avant de pratiquer le cinéma.
KARIM Nous n’avons pas encore énuméré tous nos buts. Nous n’avons pas encore tout dit de ce que représente pour nous le cinéma, et pourquoi nous faisons ce cinéma et qu’est-ce que nous voulons dire et faire. Je me rappelle, Bouânani a dit tout à l’heure que le cinéma n’est pas un tabou pour lui et que la question de distraction (un western, faire un film uniquement parce que c’est agréable), pour lui c’est déjà important. Moi. je rejette l’idée de l’art considéré comme simple distraction.
BOUANANI Un film ne peut pas être de simple distraction. Impossible. C’est illogique. Tu ne peux pas en faire un.
KARIM Nous pouvons voir dans l’histoire du cinéma des milliers de films dont nous nous demandons pourquoi ils ont été faits.
BOUANANI Cite-nous lesquels. Marocains ?
KARIM Non, je ne dis pas marocains. Il n’y a pas encore de films marocains. Je parle d’une manière générale. Bouânani a aussi parlé de western. Qu’est-ce que le western ? C’est l’apologie du héros, l’apologie de la conquête, et à notre époque et dans notre société marocaine, nous n’avons pas de place à accorder aux héros. Aujourd’hui, nous n’avons pas besoin d’hommes aveuglés par les grands sentiments. Nous avons besoin de gens qui acceptent d’être conscients.
BOUANANI J’ai employé le mot western parce que je n’avais pas d’autre mot. Maintenant, je dis épopée et l’épopée n’est pas une apologie de la conquête ni du héros. Il y a une épopée russe, hindoue. Prenons l’épopée marocaine: que pourra-t-elle être ? Simplement une longue histoire qui s’échelonne sur plusieurs films qui retraceraient l’histoire du peuple marocain depuis les temps reculés jusqu’à présent.
KARIM En ce qui concerne l’épopée, nous sommes d’accord.
BOUANANI Il y a un cinéaste qui définit très bien le mot épopée, c’est Eisenstein. Il n’a fait que des épopées. Il a absolument développé le mot épopée dans son sens le plus exact et l’épopée est un genre qui a ses principes, ses données. Il n’y a pas de héros dans l’épopée. Il y a un héros collectif qui est le peuple.
ZEROUALI Il ne serait pas inutile à mon avis de citer éventuellement quelles sont les épopées qu’on pourrait traiter au Maroc.
BOUANANI J’ai parlé d’épopée au Maroc parce que ça a un rapport direct avec la tradition orale. La tradition marocaine utilise beaucoup l’épopée. Tu n’as qu’à voir notre folklore. Un conteur, dans une halqa, quand il raconte quelque chose, a d’abord pour but de divertir, et c’est son unique but: divertir le public. Or, est-ce que ce qu’il dit est un simple divertissement ? Non, puisque les gens d’eux-mêmes en tirent quelque chose. D’un conte, on peut tirer des tas de leçons. Mais le conteur n’est pas là pour faire de la morale.
LAÂBI Le cinéaste peut alors transformer cette démarche en utilisant la technique de la halqa et du conte. Il pourrait communiquer autre chose. Il y aurait donc une transposition orale dans une création artistique consciente.
BOUANANI Oui, on ne peut pas faire autrement. On ne peut que rapporter les choses. Même si on veut faire un film comique, on ne peut que rapporter les choses. Chaplin a aussi apporté toute une conception du monde.
LAÂBI Ceci nuance ce que nous avons dit tout à l’heure, en parlant surtout d’un cinéma éducatif, d’un cinéma pour l’éducation des masses. On voit bien qu’il y a d’autres moyens dans le domaine du cinéma pour faire prendre conscience au public d’un état historique, social précis, ainsi que d’une forme de beauté.
ZEROUALI Attention, il faudrait éviter les équivoques lorsqu’on veut définir les besoins cinématographiques d’un pays. Il est vrai que le Maroc a besoin de cinéastes qui s’expriment pour mettre en valeur la culture. Aussi bien sur le plan historique que du point de vue artistique. Mais ce n’est pas l’unique raison du cinéma au Maroc. Ses tâches peuvent être très variées et on ne peut pas valoriser un secteur plutôt qu’un autre. Le Maroc a besoin de cinéastes qui réalisent des films éducatifs; il a besoin de cinéastes qui font des longs métrages où ils exaltent la valeur culturelle et historique du pays. En un mot, le point sur lequel je veux insister, c’est la variété des besoins cinématographiques du pays. Lorsqu’on parle de l’art pour l’art ou pour le peuple, de son aspect utilitaire, il ne faut pas oublier de prendre en considération deux choses: la personne qui s’exprime et le public auquel cette expression est destinée. Le public auquel l’expression est destinée au Maroc, nous le connaissons. La personne qui s’exprime peut être très variée. Ça peut être un homme du peuple, un fils de famille bourgeoise ou de n’importe quelle classe sociale. En Europe, nous avons des exemples de films qui sont de l’art pour l’art. C’est de l’art formel, mais il n’y a absolument pas de contenu. Un cinéaste bourgeois qui a des préoccupations personnelles non sociales ne s’intéresse pas à la lutte des classes. Eh bien, il veut trouver de nouvelles formes d’expression artistique et veut émouvoir un public en particulier. Un film très spécial…
BOUANANI Marienbad.
ZEROUALI Par exemple. Mais pour prendre un exemple limite, j’ai vu des films où le réalisateur n’a rien filmé. Il a pris de la pellicule et il a fait des dessins, de la peinture. C’est Mac Laren. Il a dessiné sur pellicule et en projetant cette pellicule, ça donne des lignes bizarres, de la peinture abstraite sur l’écran, et il y a un public à qui ça plaît. A mon avis, lorsqu’on parle des besoins cinématographiques au Maroc, il ne faut pas oublier que nous sommes des cinéastes marocains. Je veux dire qu’un besoin ne peut pas en exclure un autre. Il y a plusieurs besoins dans le pays. Il s’agit de les satisfaire tous. Et un seul cinéaste ne peut pas le faire. Il y aura fatalement des cinéastes qui feront de l’épopée, d’autres qui feront des films éducatifs, d’autres qui feront des comédies musicales.
BOUANANI De toutes façons. Karim m’a accusé tout à l’heure de vouloir faire de l’art pour l’art. Je n’ai jamais voulu en faire. Ça ne m’intéresse pas.
KARIM Je ne t’ai pas accusé de faire de l’art pour l’art. J’ai simplement voulu mettre au point certaines choses un peu confuses, c’est tout.
TAZI Bouânani posait le problème: le cinéma devrait être un moyen de lutte, autrement dit jamais de l’art. Il y a une autre remarque: le public auquel on s’adresse se divise inévitablement en deux: celui qui va au cinéma pour le message du film, et celui qui va au cinéma pour se divertir. En fonction de cela, il doit y avoir diversité de conceptions du cinéma parmi les cinéastes marocains.
BOUANANI J’ajoute quelque chose à ce qu’a dit Tazi. C’est que, actuellement au Maroc, il n’y a pas de public qui va voir un film pour son message, sauf dans les ciné-clubs.
TAZI Notre rôle est de le diriger pour accepter ce message, pour son éducation.
BOUANANI Mais ce public est très réduit.
TAZI Quand les caravanes cinématographiques seront bien organisées, ce sera un moyen efficace d’éducation.
BOUANANI C’est ce qu’il faudra faire. Mais actuellement, au Maroc, les gens vont pour se divertir. Rien d’autre.
KARIM J’aimerais poser une question. Avons-nous un message à transmettre ? Car ça devient assez prétentieux. Je reviens à la question qu’a posée Bouânani tout à fait au début en disant que pour transmettre un message à la collectivité, il faudrait être soi-même en mesure de le faire. Connaissons-nous suffisamment notre culture, notre civilisation ?
BOUANANI Il n’y a pas de message à transmettre dans un film. Le film doit aider à prendre conscience de certaines choses qu’on traite dans un film.
KARIM Je suis d’accord.
BOUANANI C’est cela que l’on appelle stupidement message.
TAZI Je crois que le cinéaste marocain conscient de ses responsabilités dans la société doit, par une certaine forme, faire prendre conscience au peuple.
KARIM Oui, le cinéaste n’est pas au-dessus d’un autre intellectuel ou d’un autre artiste. Il participe à l’évolution du peuple dans sa branche.
LAÂBI Je voudrais maintenant que nous abordions le problème pratique des obstacles auxquels le cinéaste marocain se heurte dans son travail.
ZEROUALI Je crois que l’intervention de Karim a déjà défini en partie une réponse à cette question en ce sens que maintenant nous avons une tâche à remplir. Il y a nécessité pour le cinéaste marocain, avant de transmettre un message social, de se former d’abord lui-même, de prendre conscience lui-même de la réalité de son pays, de façon à ce que ses analyses soient efficaces et objectives.
TAZI Il y a une autre conception: le cinéma-oeil, cinéma de constatation. Il s’agit de réfléchir une certaine vérité qui existe. Le cinéaste doit avoir une certaine culture.
KARIM Je regrette, mais même pour le cinéma-oeil, il a besoin d’une très grande culture. Ce n’est pas simplement un enregistrement de la réalité. Il y a un choix, une interprétation. Ce choix nécessite du cinéaste une très grande culture. C’est plus difficile que de découper un scénario.
LAÂBI Tout ceci, ce sont des obstacles personnels. Ce que nous voulons savoir, ce sont les obstacles extérieurs, matériels ou moraux, qui entravent l’action du cinéaste marocain.
SEKKAT Je crois que l’obstacle numéro 1, c’est que le cinéaste marocain est en général fonctionnaire. Il est limité, il ne peut pas faire ce qu’il veut. Il est lié à une administration qui lui impose un sujet. De ce sujet, il essaie de faire quelque chose. Mais il y a quand même une idée maîtresse qui lui est imposée.
KARIM Je crois que ce n’est pas le seul handicap. Même dans un film commandé par l’État, on peut démontrer, on peut manifester un certain talent, une certaine vision, chose qui n’a pas encore été faite dans les documentaires que nous avons réalisés jusqu’à maintenant, ou alors il y en a très peu. Pourquoi ? Parce que, peut-être, nous ne sommes pas encore tout à fait conscients de ce que nous voulons dire et faire. Maintenant, l’occasion nous est donnée de nous définir et de voir un peu plus clairement ce que nous voulons. Admettons que nous ayons toutes les possibilités, que nous ne soyons pas des fonctionnaires, que nous ayons analysé la situation et que nous sachions ce que nous voulons faire. Il reste un handicap majeur, c’est que nous ne pouvons pas produire un film ni un long, ni un court métrage, pour des raisons purement économiques. C’est ça qu’il faudrait aussi débattre. Admettons que nous soyons organisés en une association de cinéastes. Nous voulons faire démarrer le cinéma. Comment faire ? Ce n’est pas à l’État de nous aider.
SEKKAT Ce que nous constatons aussi, et qui est encore un handicap, c’est que ces films-là, quand ils sont réalisés, ne sont pas vus par le public, ils sont toujours dans les blockhaus. Certains sont peut-être vus dans les ciné-clubs, mais ça s’arrête là.
KARIM Eh bien, tant mieux que ces films ne soient pas vus par le public, car ça nous porterait préjudice. Réellement. D’autre part, je dis autre chose, un peu sévère peut-être, tout ce que nous avons fait jusqu’à présent, c’est de la merde. Nous n’avons rien manifesté. Aucun talent. Je prends le cas d’Agnès Varda qui a eu une commande de la municipalité de Nice, il y a quelques années. Un film purement touristique. Elle a fait « Du côté de la côte ». C’est un film réellement très bon. Elle a pu quand même dire ce qu’elle avait à dire.
TAZI Je dirai à Karim que le film sur la sardine commandé à Bennani qui s’appelle « Une bouchée de pain » ne traite pas le problème de la sardine, mais la journée difficile d’un chômeur pour gagner son pain. De même, dans son dernier film, « Pêcheurs d’Asafi », Ramdani trouve aussi le moyen de traiter la vie quotidienne des pêcheurs. C’est le côté social qui est apporté là par le réalisateur sans qu’on oublie pour autant l’idée maîtresse du film.
SEKKAT Je pense que les réalisateurs marocains jusqu’à présent ont montré beaucoup de bonne volonté. D’un sujet donné, il sort quand même quelque chose.
KARIM Je ne reproche pas un manque de bonne volonté. Nous devons faire une critique très sévère envers nous-mêmes pour essayer de sortir quelque chose de mieux que ça. Je crois que nous avons tous atteint une certaine maturité. Nous avons un certain degré d’instruction et nous pouvons faire quelque chose de mieux. Ce que nous faisons jusqu’à maintenant est un cinéma complètement dépassé et qui n’apporte rien, ni sur le plan information, ni sur le plan message. C’est trop minime.
ZEROUALI Je comprends les inquiétudes de Karim et je les partage jusqu’à un certain point. Effectivement, nous n’avons pas encore atteint la maîtrise de certains cinéastes connus mondialement, mais ça vient d’abord du fait que nous sommes débutants. Nous sommes tous jeunes. Nous avons appris notre métier après l’indépendance, donc il y a quelques années. Nous sommes en train de faire nos premières armes. Actuellement, les cinéastes marocains sont arrivés quand même, je ne dirais pas à maîtriser leur métier, mais à savoir s’exprimer. Je pense que ce serait un tort de considérer uniquement le cas des réalisateurs en parlant des cinéastes marocains, car ils se composent de réalisateurs, de monteurs, d’opérateurs, enfin de toutes les qualifications cinématographiques. Il y a d’abord un dénominateur commun entre ces cinéastes, c’est qu’ils ont à peu près tous la même culture. Ils sont à peu près tous issus du même milieu social.
BOUANANI Mais ils n’ont pas la même formation.
ZEROUALI Nous n’avons pas tous la même formation parce que nous n’avons pas tous le même âge. Nous n’avons pas tous été formés dans les mêmes conditions, quoique la majorité ait fait la même école, l’IDHEC. Mais nous avons quand même un point commun dans ce sens que nous avons profité de l’existence d’une structure cinématographique héritée du protectorat. Je le signale parce que les difficultés du pays après l’indépendance n’ont pas donné naissance à un cinéma national. Mais nous continuons à profiter de la structure existante pour nous former nous-mêmes. Nous avons réalisé des films de commande, nous avons essayé au mieux de soigner l’aspect formel, de nous exprimer dans un langage cinématographique. Peu importe le sujet. Nos expressions ne sont pas sorties de l’ordinaire parce qu’un réalisateur ne dispose pas de tous les moyens nécessaires. Un sujet n’est pas préparé pendant la période suffisante à l’élaboration d’un scénario ordinaire. Les réalisateurs n’ont pas le temps de préparer soigneusement les films qu’ils vont réaliser. D’autre part, je considère que dans le passé, nous n’avions pas les moyens que nous avons maintenant. D’abord il n’y avait pas les cinéastes que nous avons maintenant. L’équipement n’était pas aussi important que maintenant. J’estime que c’est à partir de maintenant qu’on doit porter un jugement de valeur sur les cinéastes marocains. Il nous appartient de lutter pour notre propre formation et pour faire des films de valeur. Les difficultés, on peut les énumérer brièvement. Elles sont nombreuses. Mais la difficulté essentielle réside dans la situation économique du pays. Parce qu’il ne faut pas oublier de diviser les activités cinématographiques en trois stades bien distincts: 1o) un stade industriel qui est la production du film; 2o) un stade commercial qui est la distribution du film; 3o) un stade également commercial, qui est l’exploitation du film. Donc, le film est une marchandise. Au Maroc, il existe l’exploitation et la distribution. La production pose des problèmes. La production de longs métrages est quasiment inexistante, et la production de courts métrages existe, mais au niveau de l’État, c’est-à-dire presque des investissements à fonds perdus. L’État investit pour produire des courts métrages. Il ne rentabilise pas ses productions car elles correspontent à un besoin bien déterminé d’information, des besoins évidents. Je pense que notre difficulté principale réside dans l’existence de la production marocaine. Pour qu’il existe une production, quel que soit le produit, il faut qu’il y ait des gens qui investissent. Or nous savons très bien que les financiers n’investissent que s’ils sont sûrs de rentabiliser leur production. Pour que ces productions soient rentables, il faut assurer la distribution la plus large possible. Or, d’après les calculs faits par des cinéastes marocains, un film destiné uniquement au marché intérieur, qui seul est sûr pour le moment, et encore, n’est absolument pas rentable, car pour le produire, il faut un minimum de 25 millions et un film produit, distribué au Maroc rapporterait au maximum une dizaine de millions. Pour qu’il y ait production au Maroc, il faut un marché plus étendu que le marché national, donc à l’échelle du continent, un marché africain. Ça nécessite des conventions avec d’autres pays, donc c’est un problème qui dépasse les cinéastes. Ce que nous pouvons faire, c’est revendiquer, et je pense que c’est le travail que nous sommes en train de faire. Mais la décision n’appartient pas au cinéaste. Son rôle, pour qu’il y ait un cinéma national, consiste à indiquer la voie, et c’est aux responsables à 1’échelle étatique de prendre des mesures pour favoriser la production de films marocains.
SEKKAT Je pense que du moment qu’on a un grand nombre de courts métrage marocains, il faut déjà arriver à avoir le monopole du court métrage dans les salles de cinéma. Parce que jusqu’à maintenant, les longs métrages qui arrivent de l’étranger sont accompagnés de leur court métrage. Ce qui fait que les courts métrages marocains ne sont pas distribués. Certains l’ont été, mais avec beaucoup de difficultés. Ce qu’il faudrait, c’est arriver à distribuer tous ces courts métrages marocains et essayer le plus possible de ne faire entrer que les longs métrages. Actuellement, on n’a pas encore fait de longs métrages, mais je pense que nous avons assez de courts métrages et que nous pouvons encore en produire assez pour les besoins du Maroc. Il faut monopoliser le court métrage dans les cinémas.
ZEROUALI Au niveau de la distribution et de l’exploitation.
BOUANANI On ne peut distribuer les courts métrages qu’à une condition. Qu’ils soient réalisés pour cet objectif. Or, les courts métrages réalisés jusqu’à présent sont des films de commande. Je ne vois pas pourquoi on les distribuerait dans les salles.
SEKKAT Oui, mais même s’ils sont des films de commande, il y a quand même une certaine forme d’expression propre au cinéaste. Il y a des techniciens qui ont participé à ce film. Ça permettra quand même au spectateur marocain de connaître les cinéastes au Maroc.
ZEROUALI Je pense que nous ne faisons le procès de personne, ni des cinéastes marocains, ni des responsables du cinéma marocain. Nous constatons les difficultés de façon à formuler des revendications, parce que nous appartenons à un secteur cinématographique bien précis, celui de la production cinématographique. Sans production, nous ne pouvons pas nous exprimer. Actuellement on exploite et on distribue au Maroc uniquement les films étrangers. Les conséquences sont négatives. En premier sur le plan économique, la recette des films est divisée en trois parties, le tiers à la production, le tiers à la distribution et le tiers qui est partagé entre l’exploitation et l’État qui prélève des impôts sur le prix des places. Or au Maroc, les films étant étrangers, la part de la production quitte le Maroc, ce qui est une sorte de devises qui va aux producteurs étrangers. La distribution, c’est surtout des firmes étrangères qui s’en occupent. Les distributeurs marocains représentent une part minime. On peut dire d’une manière générale qu’il existe des succursales des grandes firmes américaines et européennes, MGM… Il y a des distributeurs marocains comme Maghreb Unifilm. Les agences de distribution étrangères possèdent parfois leurs propres salles au Maroc. Ces problèmes qui se posent pour le cinéma se posent aussi bien pour la presse par exemple. C’est donc un problème très délicat. Donc, en premier sur le plan économique, ce n’est pas rentable pour le Maroc parce qu’il y a les deux-tiers de la recette d’un film qui quitte le Maroc sous forme de devises. Les exploitants marocains et l’État perçoivent des taxes mais ça ne représente que le tiers de la recette d’un film. Donc il est souhaitable qu’il existe une production et une distribution marocaines pour que l’argent rapporté par un film reste au Maroc, crée des emplois, et développe l’industrie cinématographique. La deuxième conséquence très importante est une conséquence, à mon avis, culturelle. Les films que nous voyons ici représentent une culture étrangère. Le western retrace l’épopée américaine; les films policiers représentent une certaine littérature occidentale. Il est souhaitable qu’il y ait des films marocains qui traitent des problèmes nationaux, sur le plan culturel, social…
KARIM Et qu’on donne la possibilité aussi aux nationaux de s’exprimer et de faire leurs films.
ZEROUALI Nous voyons par exemple les films néo-réalistes italiens. On constate que les problèmes de la société italienne sont analogues aux nôtres sur ce plan-là. Mais nous avons nos particularités à exprimer. Pour me résumer, parce qu’il n’y a pas de production nationale, parce que la distribution n’est pas nationale, il y a deux conséquences, une conséquence économique et une conséquence culturelle et idéologique qui sont négatives.
KARIM Ce que vient de dire Zérouali est d’une extrême importance, seulement c’est à longue échéance. Maintenant, il y a une chose aussi importante. Personnellement, je ne crois pas à l’action de l’État en ce qui concerne la promotion d’un cinéma national ou d’un cinéma tout court. Nous n’avons jamais fait assez d’autocritique pour essayer de nous sortir de ce marasme. Tout à l’heure, Zérouali a dit que nous nous exprimons sulfisamment bien dans nos films. Or je pense que c’est le contraire. Nous ne nous exprimons pas suffisamment clairement. Certes, nous possédons la technique, mais la technique n’est qu’un moyen de s’exprimer.
ZEROUALI Je n’ai pas dit que nous nous exprimons bien, j’ai dit que nous nous exprimons mal. Mais j’ai justifié cela.
KARIM Je constate autre chose. Nous n’avons jamais essayé de trouver seuls un moyen de nous en sortir. Nous avons toujours compté sur l’État. Nous avons toujours dit que, un jour, l’État fera et fera. Et je crois que tant que nous ne ferons pas un effort personnel, l’État ne pourra jamais nous aider. Il faudrait trouver peut-être d’autres moyens. Nous avons suffisamment d’exemples dans le monde entier de jeunes cinéastes qui se trouvaient dans la même situation que nous, qui se sont réunis, et ils ont fauché un peu d’argent. Ils se sont donnés entièrement à des sujets et ils ont réussi des fresques magnifiques et après ils ont démarré.
BOUANANI Ils ont trouvé des maisons de distribution. Ils ont trouvé un marché. Le marché existe chez eux.
KARIM Pour eux non plus le marché n’existe pas, c’est fermé. Nous, nous essayons d’avoir tous les avantages avant de démarrer. Il faudrait à mon avis se jeter à l’eau pour faire quelque chose.
SEKKAT Karim vient de dire que nous avons toujours attendu l’État pour faire quelque chose. Ce n’est pas vrai. Nous avons essayé. Mais du moment que nous sommes fonctionnaires, nous n’y sommes jamais arrivés. On est des fonctionnaires, on se trouve toujours appelé en mission, toujours pris.
TAZI Même si on y met notre argent, et si nous faisons un film, ce film restera dans un tiroir parce qu’il n’y a pas de marché de distribution.
KARIM Eh bien, faisons d’abord le film et on verra.
TAZI C’est une grande aventure qui est vouée à 1’échec au départ.
KARIM Je ne crois pas. Je suis persuadé que si aujourd’hui nous essayons de trouver un sujet et de définir comment parvenir à le réaliser et à le faire distribuer, nous y arriverons.
TAZI Zérouali a montré tout à l’heure qu’un fllm réalisé avec un minimum de dépenses se monterait à 25 millions. Le marché national ne peut pas rapporter autant d’argent.
KARIM Pourquoi veut-on que notre film coûte 25 millions ? Avons-nous fait des études précises ?
TAZI C’est un minimum.
KARIM Moi, je lance un défi. Je ferai un film à 12 millions.
TAZI Nous n’avons pas de matériel.
BOUANANI Pourquoi ne l’as-tu pas fait ?
KARIM Parce que seul, je ne peux pas. Il faudrait que nous soyons tous ensemble.
TAZI Je suis certain que 12 millions ne suffisent pas pour faire un film, surtout que nous n’avons pas le matériel nécessaire.
ZEROUALI Karim reste toujours persuadé que nous avons besoin d’un maximum de courage et qu’il faut vraiment réaliser un exploit, exploit qui a été réalisé dans d’autres pays, mais dans des contitions généralement assez légendaires. Prenons l’exemple de la Nouvelle Vague. Vers les années 58-59, le cinéma français traversait une crise. Le cinéma classique n’arrivait pas à évoluer. Il était victime de la concurrence d’autres cinémas, américain, italien. Il y a eu de jeunes cinéastes français, des critiques la plupart du temps, qui ont eu le courage de se jeter à l’eau et de faire des films quand même. Voyons d’abord quels sont ces gens. Ce sont des fils d’industriels, de commerçants, c’est-à-dire des fils de bourgeois qui ont de l’argent et pour donner un exemple concret, je citerais le nom de Louis Malle qui a commencé par faire en 1958 « Ascenseur pour l’échafaud ». Son père lui a donné 80 millions pour faire le film.
KARIM Oui mals ça, c’est un cas spécial.
ZEROUALI Spécial ? Prenons Chabrol, Godard, tous les cinéastes de la Nouvelle Vague n’étaient pas obligés de travailler pour gagner leur croûte parce qu’ils avaient une famille aisée qui leur permettait, tout en faisant un travail artistique, de ne pas crever de faim. Tandis que nous, nous ne pouvons pas nous permettre de ne pas travailler pendant une semaine. Toi-même, Karim, tu es obligé de faire des films pour la TV, des films alimentaires, de faire des chansons filmées que tu n’aimes pas réaliser, pour pouvoir subsister. Pour faire des films en dehors de notre cadre professionnel, de l’administration avec laquelle nous travaillons. Il nous faudrait du temps, un minimum d’argent. Donc, il ne faut quand même pas être utopique, et ça ne veut pas dire que jamais nous ne ferons de films en dehors de l’administration. Peut-être dans quelques années, nous aurons suffisamment d’économies pour prendre tous en même temps notre congé et faire un film.
KARIM Mais le public attend, a soif de voir finalement un jeune cinéma naître ici, au Maroc. Il est très déçu et il dit « Mais que font les cinéastes au Maroc? Pourtant nous connaissons des gens instruits, cultivés, qui ont quelque chose à dire, mais ils ne disent rien ».
BOUANANI Parce qu’ils ignorent nos problèmes.
KARIM lls connaissent très bien nos difficultés sur le plan économique, seulement ils disent « Quand l’occasion leur est donnée de faire quelque chose, ils ne manifestent rien, pas un brin d’intelligence.
BOUANANI On n’a jamais eu l’occasion.
KARIM J’affirme encore une fois que le cinéma que nous avons fait depuis l’indépendance ne vaut absolument rien et ne nous apporte rien.
ZEROUALI Tu répètes exactement ce que te disent les journaux nationaux et l’opinion publique avec laquelle nous sommes entièrement d’accord.
KARIM Alors il ne faut pas avoir peur de le dire.
ZEROUALI Nous n’avons pas peur de le dire. Mais c’est un autre problème. C’est exactement le même que celui des écrivains, de tous les hommes capables de s’exprimer. Qu’est-ce qui handicape notre expression ? Je crois que nous vivons tous la même situation, nous avons des difficultés et le problème que tu poses, à mon avis, c’est celui d’arriver à s’exprimer malgré la difficulté du contexte.
KARIM Absolument.
ZEROUALI Eh bien, je crois que c’est un reproche qu’on peut adresser à tous les hommes qui peuvent s’exprimer, pas seulement aux cinéastes.
KARIM Oui mais il s’agit là des cinéastes.
ZEROUALI Je crois que nous sommes tous d’accord pour dire que nous n’avons pas produit de chef-d’oeuvre. D’autre part, nous sommes d’accord pour dire qu’il y a des difficultés à surmonter. Troisièmement pour dire qu’il existe les cadres et l’équipement nécessaires.
KARIM Absolument.
ZEROUALI De même, nous avons constaté l’inexitence des marchés. On pourrrait disserter longuement sur les causes de cette inexistence.
KARIM On pourrait peut-être trouver des solutions.
ZEROUALI Les solutions sont évidentes. La situation économique du cinéma est liée à la situation économique du pays. Le cinéma évoluera comme évolueront tous les autres secteurs, culturels, économiques et sociaux. Enfin, de tout ce que nous avons dit, il s’avère que nous sommes conscients des difficultés et que nous voulons avancer en agissant. Seulement nous ne savons pas quel doit être exactement notre action. Nous en sommes au stade de la recherche.
Souffles, 1966-1971 © Abdellatif Laâbi
Biographies
ABDELLATIF LAÂBI
Né à Fès en 1942, Abdellatif Laâbi est un traducteur, écrivain et poète marocain. Il a fondé en 1966 la revue Souffles qui jouera un rôle considérable dans le renouvellement culturel au Maghreb. Son combat lui vaut d’être emprisonné de 1972 à 1980. Il s’est exilé en France en 1985. Il reçoit le Prix Goncourt de la Poésie le 1er décembre 2009 et le Grand Prix de la Francophonie de l’Académie française en 2011.
ABDALLAH ZEROUALI
Né en 1939 à Taza au Maroc, Abdallah Zerouali étudie le cinéma à l’IDHEC, à Paris. De retour au Maroc, il travaille au CCM puis à la RTM. Il dirige la photographie d’un long métrage de Abdallah Mesbahi (Silence, sens interdit) et réalise des films industriels. Son premier long métrage Le Tourbillon, commencé en 1980, ne sortira qu’en 1995, sous un nouveau titre. Longs métrages : Les Copains du jour / Rifâq al-nahâr (1984), Moi l’artiste (1995).
MOHAMED ABDERRAHMAN TAZI
Mohamed Abderrahman Tazi est né à Fez au Maroc, en 1942. Diplômé de l’IDHEC à Paris en 1963, il a suivi en 1974-1975 des études de Communication à l’Université de Syracuse aux États-Unis. En 1979, il crée la société de production « Arts et Techniques Audio-visuels ». Producteur et réalisateur de programmes culturels pour la RTM – Télévision Marocaine et la Télévision espagnole, il a également été conseiller technique ou délégué de production sur certains films de Robert Wise, John Huston, Francis F. Coppola, tournés au Maroc. Il tourne un premier long métrage de fiction en 1981, Le Grand Voyage, puis réalise et produit Badis en 1989, « À la recherche du mari de ma femme » en 1994 et Lalla Hobby en 1997. De 2000 à 2003, il est Directeur des productions à la chaîne de télévision marocaine 2M.
MOHAMED SEKKAT
Mohamed Sekkat est également diplômé de l’Institut des Hautes Etudes Cinématographiques (IDHEC) en France, en section « prise de vue ». Il était de la même promotion que des compatriotes comme Ahmed Bouanani, Mohamed Abderrahman Tazi, Abdellah Remili, Abdelmajid Rechiche.
Mohamed Sekkat rejoint le Centre Cinématographique Marocain (CCM) en 1964 qui est chargé de réaliser les actualités marocaines, des magazines, des documentaires, des courts métrages… Il y assure l’image de nombreux films marocains : Quand mûrissent les dattes (1968) de Larbi Bennani et Abdelaziz ramdani, Soleil de printemps (1969) de Latif lahlou. Mohamed Sekkat quitte le CCM en 1975 pour créer sa propre société ICTA (Image Cinéma Télévision Audiovisuel), puis en 1976 Spot 2.
Mohamed Sekkat est Président-Directeur Général de Spot 2 (Maroc).
IDRISS KARIM
Idriss Karim, réalisateur marocain, est né le 25 avril 1938 à Tanger. Enseignant à l’institut des arts dramatiques à Paris et à l’Ecole nationale supérieure de cinéma, de télévision et d’Art dramatique de Lodz en Pologne, il était également réalisateur à la télévision marocaine, avant de rejoindre le CCM.
Il a réalisé des courts métrages et des documentaires dont, Ousra mouhaddada (famille menacée) Annadra addaima (vision durable) en 1965, Marta et Les enfants du Haouz réalisé en 1970 d’après une étude sociologique dirigée par Paul Pascon dans certains milieux ruraux marocains.
Idriss Karim a également réalisé Taabin Al Morahiqine (funérailles des adolescents) en 1974, Manfa abadi (exil éternel) (1975) et Photos de la famille (1981). Le réalisateur compte également à son actif plusieurs reportages pour la chaîne de télévision française France 3.
Idriss Karim est décédé le 26 janvier 2009 en France à l’âge de 71 ans.