— Publication en ligne
« Misère de la pensée », « La poésie du cinéma et l’imaginaire » : deux textes inédits d’Ahmed Bouanani (FR/EN)


Publié le


Dans le cadre de la « Carte Blanche à la Cinémathèque de Tanger » au Jeu de Paume, le magazine propose deux textes d’Ahmed Bouanani datant de 1995, publiés une première fois en anglais dans le programme « Ahmed Bouanani at Tate Modern », juillet 2011.

English Version

Misère de la pensée

Le lieu commun a la vie dure. Je veux parler des phrases toutes faites, aussi bien en conversations qu’en littérature, et des idées reçues, creuset du bêtisier universel.

Ces clichés — des tics quand il s’agit par exemple d’interprétation cinématographique ou théâtrale — se substituent indubitablement à la réflexion et l’annihilent. On ne pense plus, on privilégie la mémoire, on s’exprime par proverbes interposés, on colle aux mots des adjectifs qui semblent être une malédiction, on cultive la paresse. Et la paresse, à notre époque, est le fleuron le plus singulier dans les domaines de la création. C’est la confection du prêt-à-porter dans le langage, dans l’écriture, en musique, en peinture, et dans ce cinéma qu’on qualifie de social.

Tout art a sa mauvaise herbe. Y voisinent le grain et l’ivraie. Depuis le commencement des âges, les Saintes Ecritures nous recommandent de les séparer.

En peinture – cette écriture de la couleur par la couleur, ce monde du silence où, pourtant, les radiations de la lumière produisent des ouragans que les oreilles profanes ou trop distraites ne perçoivent pas – les faiseurs, de plus en plus nombreux, confondent barbouillage et écriture lumineuse. Ecoutez leur jargon. Il n’est fait que de mots vidés de toute substance, galvaudés à hue et à dia. Ils jouent avec les couleurs comme d’autres avec les mots, beaucoup de couleurs, beaucoup de mots, dans l’espoir d’exprimer, de dire, un jour, quelque chose. Ils me font penser aux caméléons, ces reptiles qui ont, eux aussi, mais naturellement, leurs périodes colorées.

Il en est jusqu’aux présentations littéraires dans les plaquettes et dans les articles qui foisonnent de mots si communs, de phrases toutes faites, qu’on peut appliquer à n’importe quel peintre. Celui-ci y perd toute originalité (quand il en a), tout visage. Ses traits se fondent dans une mélasse qui ressemble fort à ses toiles.

Entendons-nous bien. Je ne parle que des faiseurs.

Les peintres inspirés s’expriment chacun dans un dialecte personnel. Leur palette est une géographie traversée de sentiers jamais battus, hors des sentiers balisés.

« Qu’est-ce que cela représente ? »

Une question sans doute légitime, traduisant le désarroi d’un esprit qui n’est rassuré que devant ce qu’on nomme la peinture figurative, et stupidement, la peinture naïve, comme s’il pouvait exister une sculpture naïve (l’africaine ?), une musique naïve (la populaire ?) ou une poésie naïve !

La paresse empêche l’esprit de décrypter, d’analyser.

Le public veut d’abord comprendre, réfléchir et sentir ensuite.

Ce même public, aujourd’hui téléspectateur par habitude et paresse, et spectateur par accident, entre dans une salle de cinéma comme dans un restaurant. On lui sert son plat préféré concocté par le même cuisinier avec les mêmes ingrédients : « sexe-violence-actions ». Cela n’est pas sans rappeler l’anecdote où Satie imagine le décor idéal d’une pièce pour chiens : « le rideau se lève sur un os. »

On nous dit, depuis belles lurettes, que le public a toujours raison, qu’il est le seul juge. La belle affaire pour un public déformé, dont le vocabulaire est aussi réduit que le cinéma qu’il affectionne, qu’on a insidieusement habitué à affectionner.

Pour qu’un spectacle réussisse, il faut qu’il y ait du talent. Je dirais quant à moi: il faut aussi que le public ait du talent.

L’artiste – en l’occurrence le cinéaste – n’est ni un témoin, ni un messager, encore moins un redresseur de torts ou un moralisateur.

Le cinéma américain est à l’image du trust Mc Donald’s.

Encore une fois, je ne parle que du cinéma de consommation, ce cinéma où on a l’impression –vraie- de voir toujours le même film avec des acteurs différents. Des images toutes faites avec des scènes de violence, des courses-poursuites interminables et de multiples cascades avant le happy end qui vient nous rassurer que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Certes, il est des films de par le monde qui nous raffermissent dans notre conviction que le cinéma est un art.

Mais ce cinéma de consommation ? Le rêve y est banni, le rêve que tout homme a le droit, le devoir et le privilège de consommer.

Sommé de définir la télévision, le grand Welles répondait qu’il n’avait rien à dire sur cet appareil de ménage, pas plus que sur le réfrigérateur et la cuisinière.

Le même Welles, toujours, disait que « sans poètes, le vocabulaire du film serait trop bien limité pour plaire vraiment au public. L’équivalent d’un babil d’enfants ne ferait pas vendre beaucoup de places. Si le cinéma n’avait jamais été façonné par la poésie, il serait exhibé occasionnellement comme une baleine empaillée. »

Et pour finir :

« Un film n’est jamais un rapport sur la vie.
Un film est un rêve.
Un rêve peut être vulgaire, stupide, plat et informe ; c’est peut-être un cauchemar. Mais un rêve n’est jamais un mensonge. »
Orson Welles

Ahmed Bouanani
Décembre 1995, © Touda Bouanani

La poésie du cinéma et l’imaginaire

La création du cinématographe des Frères Lumière marque déjà la naissance d’une poésie de l’image en mouvement. Très vite, cette poésie s’est scindée en deux : la poésie du réel et la poésie de l’imaginaire. La première tenait du simple fait – miraculeux à l’époque – de voir la vie projetée par la lumière sur une toile blanche. La seconde, la plus proche de la poésie écrite, s’ouvrait sur le monde fabuleux et délirant de Méliès.

Notre époque s’appellera un jour l’époque du trompe-l’œil. Bientôt, la télévision ne nous montrera plus qu’un monde fabriqué de toutes pièces, « qui n’existe pas dans la réalité ». Déjà, nous sommes habitués à « voir » des hommes volants, des monstres extraordinaires, des cités sur d’autres planètes, tout ce que l’homme autrefois imaginait dans les contes et les légendes, et dans les boules de cristal magiques. Le vrai réalisme n’a jamais été dans « le cinéma vérité » pas plus que dans les « Actualités ». Le paysage d’une peinture « figurative » ne nous montre pas les choses surprenantes que l’habitude nous empêche de voir. Un Matisse ou un Gauguin ne représente pas la réalité telle qu’elle est ; il synthétise, recrée, remet de l’ordre dans la sensation colorée. Chirico, lui, peint des villes, des places et des maisons métaphysiques, des décors qui viennent du rêve et nous subjuguent, alors qu’une carte postale ne nous « montre » rien. L’ex-Place de France à Casablanca en 1920 n’a de prise sur nous que parce qu’elle nous montre une Place qui n’existe plus.

Imaginons une rue, peinte ou filmée de manière réaliste. Rien de ce qui y est représenté, rien de ce qui s’y passe, ne subsisteront dans notre mémoire. Parce qu’aucun élément de cette réalité ne frappe notre imagination. Dans les rues que nous avons l’habitude d’emprunter, nous ne voyons plus les façades des maisons. Il suffit qu’une de ces maisons soit détruite et remplacée par un chantier pour qu’on s’interroge : « Qu’est-ce qu’il y avait ici ? » On s’aperçoit alors que nous ne savons déjà plus. On ne se souvient pas des choses qui ne marquent pas le regard. Une plaque de sens interdit plantée au milieu d’une plage devient saugrenue. Dans un coin de rue, le piéton ne l’aurait pas vue (pour l’automobiliste, c’est une autre affaire).

Dans certains films, il est triste de lire au générique : « cette histoire est vraie ». Le spectateur averti saura qu’il ne verra qu’une interprétation de la réalité. L’ennui est au bout de la projection. Par contre, « Rencontre du troisième type » nous émerveille, nous subjugue parce que « cette histoire n’est pas vraie ». Un cinéaste vériste est inspiré par cette lointaine école littéraire et artistique italienne du XIXème siècle, elle-même inspirée par le naturalisme, et qui se proposait de présenter la réalité (notamment sociale) telle qu’elle est, sans dissimuler ses aspects sordides. De Sica est un des maîtres du Néo-réalisme. Pourtant, dans « Le voleur de bicyclette », l’engin à deux roues n’est pas un simple moyen de transport. C’est un symbole. Dans « Le cri », Antonioni ne filme pas des paysages, mais une solitude, un monde où il n’y a pas de communication. La réalité y est transcendantale. C’est pourquoi elle nous captive.

D’où vient la poésie du cinéma ? Elle n’est en fait nulle part. J’ignore ce qu’est un film poétique. Par contre, je sais qu’un cinéaste s’efforçant de faire un film poétique ne réussira qu’à faire un film où la poésie est absente. Attrapez la poésie, elle s’enfuira au galop, dit le poète. La poésie est fille du hasard. Elle est dans le regard ou elle n’est pas. Un documentaire sur Marrakech présente la Koutoubia et la Place Jemâa el Fna. Ce n’est qu’un regard extérieur aux choses. Un regard touristique. Je dis bien touristique avec des réserves, car ce regard-là voit parfois ce que le regard de l’autochtone ne voit plus, parce que pour lui tout est nouveau, « exotique », étranger à son monde. Le cinéma colonial, tant décrié aujourd’hui par certains esprits obtus, présentait une denrée destinée essentiellement au public européen. Le Maroc de ses images n’est pas le Maroc sous Protectorat, mais un Maroc d’orientalisme, avec harems, esclaves, palais, aventuriers, princesses de rêve, etc.

Une parenthèse à propos des cartes postales du style « le harem colonial » de Malek Alloula. Les photographes de ces « scènes et types » ne présentent en fait que leurs fantasmes et des clichés. Tout comme les films, ces cartes postales n’ont fixé qu’une réalité irréelle, traduisant davantage le refoulement et bien d’autres secrets. N’est-ce pas Paul Morand qui dit : « La photographie est pire que l’éloquence ; Elle proclame que rien n’est impénétrable, que rien n’est inavouable et que rien n’est voilé. » L’instantané, dans la rhétorique des images, se veut une fixation du fugitif. Il peut, par hasard, engendrer la poésie, cette fugitive. Un portrait photographique n’est qu’une nature morte s’il ne nous permet pas d’y voir l’intérieur du visage. On ne finira pas de s’interroger sur le fameux sourire énigmatique de la Joconde.

Et moi, je ne finis pas de m’interroger sur la poésie du cinéma. Pourquoi naît-elle dans un boulevard totalement désert quand nous sommes habitués à ne voir qu’un boulevard toujours peuplé de voitures et de passants ? Ne serait-elle perceptible que dans une réalité expurgée ? Ne procède-t-elle que par expulsion ? Prenons l’exemple des films bibliques. Des sujets portés à l’écran sur des histoires sacrées, des histoires qui ne doivent jamais être lues et comprises au premier degré, où les miracles sont pétris dans le pain quotidien. Un film de ce genre, pour qu’il soit réussi, doit être miraculeux.

Ahmed Bouanani
Décembre 1995, © Touda Bouanani

Biographie

1938 Naissance à Casablanca le 16 novembre.
1961-1963 IDHEC à Paris section « script-montage »
1964 – 1965 Travaille pour le théâtre des Arts Populaires, préparation avec Khayat du Festival du Folklore de Marrakech.
1964 Réalise une série pour la télévision « Les grands bâtisseurs » en 13 épisodes.
1966 Intègre le CCM
Tarfaya ou la marche d’un poète (CMF) — Scénario, commentaire, montage et réalisation.
1968 Six et Douze (CMD) — Scénario, montage et collaboration à la réalisation.
1969-70 Mémoire 14, film de montage (Tanit d’argent au festival de Carthage en 1974)
1970 Montage du film Wechma, de Hamid Bennani, LMF.
Montage de Le Trésor infernal, de Mohamed Ousfour, LMF
1972 Sidi Ahmed ou Moussa, qui se déroule à l’époque du poète Sidi Abderrahmane El Mejdoub (XVIe siècle), tourné et réalisé pour une somme modique, est resté dans un laboratoire français où il a été détruit.
1977 Les Quatre Sources, CMF — Scénario, commentaire, montage et réalisation
1978 Montage El Kanfoudi, de Nabyl Lahlou, LMF
1979-1980 As-Sarab/le mirage, long métrage — Scénario, dialogues, montage et réalisation.
1982, au 1er F.N.F (Festival National du Film)
Le prix de la Critique, le prix du Meilleur Décor : Naïma Saoudi, le prix du Meilleur dialogue : Ahmed Bouanani, le prix de la meilleure interprétation masculine : Mohamed Habachi
1981 Maghrib at-Tahaddi (renaissance d’une nation) CMD en 16m/m couleurs.
1982 Montage de Naïtou du guinéen Moussa Diakite, LMF.
Réalisation et montage de Casablanca 82, CMD en 35m/m couleurs.
1966-1982 Montage de plusieurs courts métrages pour le CCM
1983 Direction technique et artistique, montage de « Les contes de la charrette », de Jean-Paul Cathala et la Troupe Avant-Quart.
1988 Direction artistique et acteur (à cause du désistement de l’interprète) de « Une porte sur le ciel », LMF, de Farida Belyazid
2008 Scénario de Collier de coquillage, film TV réalisé par Abderrahmane Tazi à partir du roman Une autre vie de Ahmed Bouanani, roman inédit.

Pour Daoud Aoulad Syad :

1990 Montage de Mémoire ocre CM, prix du montage au 3ème Festival National du film de Meknès
1993 Scénario de Entre l’absence et l’oubli CM.
1995 Montage de L’oued, CM, Grand Prix à l’Institut du Monde Arabe.
1999 Scénario avec Youssef Fade et montage avec Nathalie Perrey de Adieu forain, LM
2002 Scénario de Le cheval de vent, LM

Écrits publiés :

1980 Les persiennes, recueil de poèmes, édité chez Stouky, Maroc.
1988 Photogrammes, recueil de poèmes, édité chez Avant-Quart, France.
1990 L’hôpital, récit, édité chez Al-Kalam, Maroc.
2000 Territoire de l’instant, édité par L’œil, prix du Grand Atlas, Beaux-livres, poèmes de Ahmed Bouanani, Photographies de Daoud Aoulad Syad.

Liens

Carte blanche à la Cinémathèque de Tanger
Ahmed Bouanani : « Territoires de l’instant » / « L’ Hôpital »