— En images
Le Mannequin sans visage d’Erwin Blumenfeld


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Erwin Blumenfeld, Mode-Montage, vers 1950. Épreuve gélatino-argentique, tirage d’époque.
Collection Helaine et Yorick Blumenfeld © The Estate of Erwin Blumenfeld



Erwin Blumenfeld réalise ses premières photographies de mode dès son installation à Paris en 1936. À la fin des années 1930, il collabore aux éditions françaises de Vogue et de Harper’s Bazaar. Suite à son exil aux États-Unis en 1941, il renoue avec le milieu de la mode et des magazines et ouvre son premier studio à Central Park. Il y devient rapidement très célèbre. Il doit largement son succès à l’originalité de ses clichés et à l’audace des nombreuses couvertures qu’il compose pour Vogue, pour lesquelles il n’hésite pas à puiser dans ses expérimentations plastiques et photographiques d’avant-guerre. Les techniques de collage et de montage de sa période dada fusionnent alors avec ses travaux d’avant-garde autour de la lumière, des jeux optiques et de la mise en scène. Il est l’un des premiers à tirer parti de la couleur, à laquelle il donne un rôle à la fois expressif et structurel dans la composition de ses photographies. Son travail pour les magazines dans les années 1950 aux États-Unis lui permet, comme il le dit lui-même, de « faire entrer l’art en contrebande » et d’« infecter » le monde de ses images. Diffuser ces photographies est pour lui une façon d’« infiltrer » le milieu de la presse et de convertir les images convenues des couvertures de magazines en véritables œuvres d’art accessibles à tous.


Pour Erwin Blumenfeld, c’est aussi et avant tout une manière de continuer de subvertir le regard de leurs lecteurs. Mode-Montage témoigne d’un regard acéré sur le monde de la mode et la société de consommation naissante. Face à cette silhouette féminine encombrée de paquets et dépourvue de visage qui se détache sur un décor artificiel de rue newyorkaise, nous ne savons plus si nous regardons un mannequin dans une vitrine de magasin ou une figure bien réelle mais désincarnée et dénuée de toute personnalité. L’originalité de cette composition prouve bien qu’Erwin Blumenfeld reste fidèle, en dépit d’un succès international, à son esprit contestataire et dadaïste en continuant à porter un regard critique sur la société contemporaine. Ce corps de femme, dont seules les jambes gainées de bas semblent réelles – sans doute pour mieux suggérer la vélocité frénétique de la newyorkaise moderne comme l’indique aussi le dessin sur un des paquets – n’en demeure pas moins perçu et représenté en tant qu’objet. Cette image, si critique soit-elle, sacrifie aussi au cliché féminin. Ce montage inédit semble ainsi témoigner de la situation complexe dans laquelle se retrouve Erwin Blumenfeld après la guerre : s’il reste toujours empreint des combats politiques qu’il a mené durant la première partie du siècle, l’artiste met dès lors son art et ses expérimentations au service d’une société capitaliste qui n’hésite pas à user des stéréotypes pour accroître la consommation et relancer l’économie.



Ève Lepaon