Everything But The Kitchen Sink de Mathieu Mercier
Mathieu Mercier est un drôle de garnement. Dans Everything But The Kitchen Sink, catalogue qui rassemble trois de ses expositions, on découvre un chapitre qui prouve que même s’il ne faut pas jouer avec la nourriture, le faire est tout de même très amusant.
Il s’agit de ce que l’artiste appelle sa “collection des objets du quotidien”, photographié dans une longue suite de pages au milieu de l’ouvrage. Le lecteur non informé tourne des pages sur lesquelles s’étale ce qui semblent être les prémices d’un gigantesque festin : saucissons, légumes, gourmandises, bouteilles… Toutes les étapes d’un repas y sont représentées. Mais si l’on observe un peu mieux, on se rend compte bientôt que ces denrées ne sont pas exactement ce qu’elles semblent être… Car tous ces aliments sont faux, ils sont factices, et ont une toute autre fonction que celle de nourrir. Et de ce léger décalage naît soudainement un immense plaisir à observer ces objets, et à tenter de les démasquer.
On pourrait parler de cette œuvre comme d’un ensemble de ready-made, on pense à Duchamp bien sûr mais là n’est pas le propos : il s’agit de la désignation d’objets comme imitation, dont l’accumulation nous fait éprouver un étrange plaisir. On pense alors plutôt à Aristote, et à sa théorie développée dans sa Poétique selon laquelle l’art est né car nous prenons plaisir aux imitations : « Imiter est en effet, dès leur enfance, une tendance naturelle aux hommes – et ils se différencient des autres animaux en ce qu’ils sont des êtres forts enclins à imiter et qu’ils commencent à apprendre à travers l’imitation – , comme la tendance commune à tous, de prendre plaisir aux représentations ; la preuve en est ce qui se passe dans les faits : nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, comme les formes d’animaux les plus méprisés et des cadavres. »1
Mais les formes imitées proposées par Mathieu Mercier n’ont rien de déplaisant ou de morbide, puisqu’il s’agit des avatars les plus “présentables” du domaine culinaire : pâtisseries à la présentation soignée, fruits parfaitement luisants et réguliers, conserves et canettes mythiques et régressives… Le plaisir de l’imitation se voit doublé du plaisir cosmétique pris à l’harmonie visuelle. Le plaisir et le jeu sont par ailleurs au centre de l’ouvrage, et le lecteur se surprend à scruter les photos pour découvrir quelles nouvelles fonctions ont été assignées à ces objets. Est-ce bien là un vibromasseur qui prend la forme d’un épi de maïs ? Et là, ne serait-ce pas une trousse qui se déguise sous des dehors de paquet de chips ? Parfois, il est impossible de deviner, et la frontière avec l’art Duchampien se floute. Il se pourrait que l’artiste ait glissé, parmi les fausses denrées, un item véritable. Et nous sommes invités à ce banquet des faux-semblants pour y être surpris, s’interroger, et bien sûr, rire. Car l’humour est souvent présent dans le travail de Mathieu Mercier, et cet ouvrage ne fait pas exception. Il y a quelque chose de terriblement réjouissant et amusant dans le fait de constater les divers usages que d’autres humains ont imaginé pour la nourriture que nous consommons tous les jours. Ainsi peut-on lire dans la revue ZeroDeux :
« Aujourd’hui donc que l’objet industriel nous environne de toutes parts et spécialement dans les cuisines “modernes” qui demeurent le lieu du triomphe de l’idéologie consumériste […], réévaluer la fonctionnalité de l’objet sous tous les angles imaginables, y compris celui de l’humour, n’est pas complètement absurde, bien au contraire : le travail de Mathieu Mercier, en liant la production de l’œuvre d’art à la puissance de l’imaginaire enfoui dans l’objet de tous les jours réintroduit une dose de questionnement salutaire sur un compagnonnage censé aller de soi. »2
Sous l’humour, la réflexion, et à la fin de ce banquet, on ne peut s’empêcher de questionner notre rapport à la nourriture, vitale au fonctionnement humain, mais qui a pris des formes si dénaturées qu’aujourd’hui il est possible de rendre leur réalité à l’aide de plastique. L’ouvrage présente bien sûr d’autres types d’objets détournés, comme un faux lingot d’or dissimulant une boite ou une tasse à café déguisée en téléobjectif renversé. Mais l’abondance de ces objets dans la catégorie particulière de la nourriture pose la question de nos modes de consommation. Et après avoir ri et ripaillé à ce banquet, il faut maintenant prendre garde à l’indigestion.
Camille Moreau
Mathieu Mercier, Everything But The Kitchen Sink, Editions Snoeck, 2015
References