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Une ville sans adresses. Dead cities, de Guillaume Greff


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Une rue déserte dont l’asphalte laisse passer quelques touffes d’herbe, un ensemble immobilier aux volets tous identiquement fermés, une grappe de pavillons dont on ne sait s’ils sont flambants neufs ou abandonnés : voici la vision que Guillaume Greff nous offre dans son ouvrage Dead Cities. Le panneau caractéristique, blanc à liseré rouge, est parfaitement officiel : nous sommes à Beauséjour, dans l’Aisne. Difficile de ne pas voir d’ironie dans le choix du nom de l’endroit, car la ville que nous fait visiter le photographe est une ville factice. En effet cet endroit, avec ses commerces, son hôtel, ses immeubles d’habitation et sa mairie est en réalité le terrain d’entrainement de l’armée française. Les troupes y essaient des manœuvres destinées à être reproduites en terrain de guerre. Ville factice donc, mais pas fantôme, car l’activité n’y manque pas, de jour comme de nuit. Des gens y circulent et y vivent tous les jours, toute l’année. À Fort Town aux États-Unis, équivalent américain de Beauséjour, la population atteint même les 8000 habitants. Le photographe a profité d’une très rare semaine sans activité pour y prendre ses photos ; les clichés de cette ville vide sont donc tout aussi factices que la ville elle-même, car ne reflétant pas la réalité de l’endroit.
Là est justement le point où nous pouvons interroger la démarche du photographe : pourquoi choisir de draper cette ville d’artificialité si elle existe effectivement ? Pourquoi la représenter vide si des gens y mangent, y dorment, y travaillent toute l’année ? Pourquoi serait-elle factice si tout est à échelle 1, si elle a effectivement un nom, et est recensée sur des cartes ? Pourtant, à scruter ces photos, on sent bien que là n’est pas une ville. Qu’elle est, comme le titre de l’ouvrage l’indique, morte. En quoi est-elle donc morte, cette ville ? Serait-ce l’usage militaire, le lieu de répétitions du théâtre de la souffrance et de la violence, qui lui donne cet air de cadavre, ou seulement le vide et l’inactivité représentée ? C’est probable, mais la réponse se trouve peut-être plutôt dans la pratique photographique elle-même.
Des photos de villes ou villages vides, nous en connaissons tous, celles de Raymond Depardon par exemple, mais elles ne distillent pas le même malaise. Car ce que met en avant les photos de Guillaume Greff, c’est l’architecture. L’historien des images Bertrand Tillier déclare que « Beauséjour est une ville reconstituée qui, pour servir à la formation des soldats, doit à la fois posséder toutes les qualités d’un théâtre d’opération et aucune des caractéristiques d’un lieu précis ». Pour ce faire, les constructeurs ont utilisé toutes les idées reçues (les lieux communs ?) d’une sorte de ville-type fictionnelle, laissant ainsi se développer une certaine esthétique du poncif architectural. L’ensemble est cohérent mais peu plausible, car le résultat est une ville « constituée d’édifices qui, à vouloir contenir tous les caractères, n’en ont finalement aucun ». Voilà exactement ce que représente Guillaume Greff, grâce à ses cadrages expressément neutres et documentaires, faisant naître un sentiment qu’on pourra qualifier d’inquiétante étrangeté, de dissonance cognitive, ou de rupture dans la perception. Car comme le souligne justement Jean-Christophe Bailly, dans l’essai qui accompagne les photos : « Le décor est planté et si de l’action qui va s’y jouer les photos ne disent rien, c’est parce que le photographe est resté sur le seuil – mais c’est là justement qu’il fallait se tenir, sans dire mot, dans la stupeur d’une effraction ». Et le spectateur peut, dans cet espace visuel qui ne correspond à aucune réalité objective, laisser libre court à ses effrois, à ses rêveries, à ses associations d’idées, et enfin se demander, peut-être plus intensément que jamais : qu’est-ce qu’une ville ?

Camille Moreau

 

Pour aller plus loin :

Greff, Guillaume, Dead cities, Kaiserin éditions, 2013

Les photos de Fort Town aux Etats-Unis : Sailor, Gregor, The Potemkine Village, Kehrer Verlag, 2017
L’essai de Bertrand Tillier sur Dead Cities : « Dead Cities de Guillaume Greff, la ville morte à l’ère post-humaine », Sociétés & Représentations, 2016/1 (N° 41), p. 137-146 

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