Ce sont les guerres des années 1990 en ex-Yougoslavie qui ont constitué un point commun entre Florence Lazar et moi dès notre rencontre à Paris, notamment autour d’un questionnement à la fois intime et politique sur la société serbe contemporaine. L’éclatement du conflit en 1991 avait coïncidé avec le début de mes études d’anthropologie à l’Université Libre de Bruxelles, et alors que rien d’autre que l’effroi que représentait cette terrible guerre aux portes de l’Europe ne me poussait à m’y intéresser, je me suis engagée dans différents projets étudiants. Je me suis rendue en Croatie et en Serbie en 1993 et 1994 avec des étudiants de quatre universités belges ainsi qu’avec un groupe d’étudiants parisiens, organisés en Coordination étudiante contre la purification ethnique1. Cette rencontre a marqué pour moi un bouleversement de tout mon horizon intellectuel, intime et politique, qui m’accompagne jusqu’à aujourd’hui. C’est dans ce contexte que j’ai rencontré Florence.
L’un des enjeux centraux des débats de l’époque portait sur la qualification même du conflit ainsi que sur ses causes, en particulier la guerre en Bosnie. Deux visions s’opposaient : s’agissait-il d’une guerre civile entre ethnies qui se haïssaient depuis des temps immémoriaux et que seule la main de fer de Tito durant la Yougoslavie communiste avait empêché de s’entre-tuer ? Même si la situation était regrettable, toute tentative de compréhension du conflit ou d’intervention était dès lors rendue vaine, les peuples des Balkans étant renvoyés à une altérité pré-moderne, où régnait une violence spontanée. Un autre point de vue, que j’ai rapidement adopté, consistait à affirmer qu’il s’agissait d’une guerre contre les civils, où des populations désarmées étaient visées de manière organisée et systématique par une armée disposant d’armes de guerre modernes et par des troupes paramilitaires agissant au plus près des populations pour perpétrer les pires massacres. Plutôt qu’une forme de violence ethnique, il s’agissait d’une forme de violence politique, organisée par des ex-apparatchiks communistes qui, tel Slobodan Milosevic, avaient embrassé l’ultra-nationalisme comme stratégie pour garder le pouvoir après la chute du Mur de Berlin. Il s’agissait aussi de définir la politique de « purification ethnique », et là aussi de prendre position sur sa qualification : était-ce l’un des buts de la guerre ou sa conséquence2 ? Les rencontres que j’ai faites à l’époque m’ont convaincue qu’il s’agissait d’une guerre résolument moderne : comme l’a écrit à l’époque l’anthropologue britannique Cornelia Sorabiji, « les brutalités visent à humilier, terroriser et tuer la population “ennemie” afin de l’expulser du territoire, mais aussi à transformer les présupposés communs aux victimes et à leurs persécuteurs quant à la nature même des groupes et des limites identitaires, cela afin de prévenir tout retour futur de la population exilée. »3 Les débats de l’époque sur la qualification des faits étaient très houleux, parfois même au sein d’une même famille, comme Florence l’a montré dans son film Confrontations. Ils portaient sur ce que voulait dire être de gauche dans le contexte de l’après chute du Mur, sur la nature autoritaire du régime du président serbe Slobodan Milosevic et sur le soutien qu’il avait auprès de la population serbe (qu’évoque avec lucidité et simplicité le personnage central filmé par Florence dans Les Paysans), ainsi que sur le corollaire du rôle des casques bleus de la FORPRONU (et leur rôle dans le non-empêchement du génocide de Srebrenica en 1995), et, in fine, sur l’intervention militaire des pays occidentaux en ex-Yougoslavie.
C’est dans ce contexte familial élargi que nous nous sommes rencontrées, et alors que nous ne nous connaissions pas du tout, nous avons tout de suite été liées par une vision partagée de ce conflit et de l’horizon politique dans laquelle s’inscrivait cette vision, fortement influencée par une tradition anti-totalitariste héritée de nos pères respectifs, ainsi que par des auteurs comme le philosophe Claude Lefort. J’ai aussi ressenti rapidement avec elle une grande proximité intellectuelle, liée à son l’intérêt pour la rencontre entre art et sciences sociales. C’est l’un des aspects du travail de Florence qui, de mon point de vue, lui donne une telle force, au-delà de son aspect formel : sa très grande connaissance de la recherche contemporaine en philosophie et en sciences sociales.
Mes premiers séjours dans les Balkans m’ayant convaincue de ma volonté d’y consacrer une recherche approfondie, je me suis inscrite en doctorat à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociale de Paris. J’ai fait le choix de de travailler sur un sujet moins directement lié aux guerres d’ex-Yougoslavie, mais tout aussi caractéristique des bouleversements apparus après la chute du mur de Berlin : la recomposition du paysage religieux en Roumanie post-communiste, et en particulier le processus de recréation de l’Eglise gréco-catholique (uniate) de Transylvanie, église de rite byzantin mais d’obédience catholique, créée au 17e siècle dans le contexte de la Contre-Réforme et mise hors-la-loi pendant la période communiste. Influencée par la sociologie critique de Luc Boltanski qui met la question des disputes et de leur règlement au cœur de la description des interactions humaines4, j’ai enquêté sur le processus judiciaire de récupération des églises qui avaient été utilisées par l’Église orthodoxe pendant des décennies. Au-delà de mon travail ethnographique mené dans le Nord de la Transylvanie, ma thèse abordait des questions théoriques et politiques liées à la vision de l’histoire et de l’ethnographie dans le Sud-Est européen. L’un des enjeux de ma thèse était, dans la perspective de l’anthropologie critique développée par Alban Bensa, mon directeur de thèse, d’affirmer l’historicité des sociétés « traditionnelles » du Sud-Est européen, parfois présentées à l’époque comme sorties tout droit du Moyen-Age, que le communisme aurait en quelque sorte figées dans un mode de vie pré-moderne. Or, comme l’écrit Alban Bensa, « l’insistance à dénier aux sociétés qu’elle étudie toute forme d’historicité est l’un des paradigmes les plus lancinants de l’ethnologie »5. Mes propos s’inscrivaient donc dans une réflexion théorique interne à l’anthropologie, caractérisée à l’époque par un débat sur les limites du structuralisme, influencée par la micro-histoire de l’historien Carlo Ginzburg. Ils constituaient aussi une prise de position intellectuelle plus marquée face aux débats qui avaient animé tant le petit monde des « balkanologues » qu’une partie des intellectuels européens sur le monde de l’après chute du Mur, notamment la qualification des guerres d’ex-Yougoslavie. En inscrivant ce débat dans des questions anthropologiques plus larges, j’ai tenté de montrer dans ma thèse que l’Europe du Sud-Est n’était pas peuplée d’ethnies aux coutumes ancestrales et au tempérament belliqueux étouffé par les empires ottoman et austro-hongrois, puis par le joug communiste, mais bien d’individus inscrits dans une temporalité définie et dotés de mode d’actions possibles sur leur destin, ce que Florence a de son côté très bien montré dans Les Paysans.
L’une des conclusions d’une telle attention portée aux individus, à la façon dont ils règlent leurs disputes, aux questions de la responsabilité individuelle et de l’importance de la justice dans les périodes de transition a été un souhait de me pencher de manière plus directe sur la question de l’anthropologie du droit, et d’aborder la question des crimes commis lors des guerres de Yougoslavie en tant que chercheuse. En 2003, juste après la soutenance de ma thèse de doctorat, j’ai, dans le cadre d’un post-doctorat à l’Université Viadrina de Frankfurt (Oder, Allemagne), établi un projet de recherche autour du Tribunal Pénal pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), inspirée par les travaux d’Elisabeth Claverie6. C’est lors de mon séjour en Allemagne, entre les lectures des philosophes Karl Jaspers (La culpabilité allemande), Paul Ricoeur et Giorgio Agamben, et au terme de quelques séjours d’observation à La Haye que s’est affiné mon projet de recherche. Début 2004, j’ai appris que deux procès allaient avoir lieu à propos du massacre d’Ovčara : l’un à Belgrade, où seraient jugés les exécutants directs de ce premier massacre des guerres d’ex-Yougoslavie, perpétré en 1991 au moment de la chute de Vukovar7, et, presque en même temps, un autre procès au TPIY de La Haye où les donneurs d’ordres (le maire de Vukovar et des hauts gradés de l’armée fédérale yougoslave – JNA) comparaîtraient. L’idée de mener une recherche sur les deux procès m’est tout de suite apparue comme une évidence.
C’est entre Paris – où en plus d’être amies nous étions voisines d’immeuble – et Berlin – où je résidais à mi-temps et où habitait l’artiste Raphaël Grisey–, qu’est née l’idée d’une forme de travail commun avec Florence et Raphaël autour de ces procès. Lors des différents séjours que nous avons effectués en Serbie et Croatie en 2004, j’ai été impressionnée par la façon de travailler de Florence. J’avais déjà eu l’occasion de mener de nombreux terrains ethnologiques collectifs dans les Balkans, et je ne découvrais donc pas les terrains partagés. Mais la présence d’une caméra change tout au travail de terrain et je me demandais ce que ça entraînerait dans le déroulement de ma recherche. Comme l’écrit Alban Bensa, « collaborer à la réalisation d’un film documentaire déclenche d’emblée un questionnement singulier sur l’anthropologie, ses méthodes et ses productions. La secousse est encore plus forte si le tournage se réalise sur le terrain même de l’ethnologue associé pour l’occasion à un cinéaste professionnel.8 » Mais sur ce projet, il y avait chez Florence un très grand respect de ma manière de travailler, doublé d’un énorme travail préalable d’observation. En même temps, j’avais l’impression qu’elle savait exactement où elle voulait aller. En comparaison, mon travail d’anthropologue était beaucoup plus flottant, et mes dispositifs, qui passent essentiellement par la description écrite et par la dimension linguistique, sont plus légers. Enfin, je disposais aussi du relatif confort d’une bourse postdoctorale assez longue pour me permettre de redéfinir en cours de route la direction de ma recherche. La façon de procéder de Florence m’a également fait penser à la méthode « Brian Lapping », du nom de ce célèbre journaliste anglais de la BBC auteur d’une remarquable série sur la dislocation de la Yougoslavie9 sortie à la fin des années 1990 : il a envoyé ses équipes faire un impressionnant travail de repérage, crayon à la main, plusieurs mois avant de commencer à produire des images. Ensuite, nous n’avons effectué qu’une partie du travail sur le terrain en commun ; c’est à la morgue de Zagreb, où le travail d’identification des corps du massacre était entrepris, que nos recherches ont de nouveau trouvé un point de rencontre, comme on peut le voir dans le film. À l’instar de l’anthropologue italienne Caterina Borelli, quand elle évoque sa collaboration avec l’artiste Camilla de Maffei sur les traces du conflit bosniaque au mont Trebević qui surplombe Sarajevo, notre sujet était très difficile. Toutefois, « il n’y a aucun intérêt à la contemplation de la réalité morbide. Mais aller plus en profondeur requiert du temps, de l’humilité et une capacité aiguisée à lire une réalité dense. Appelons-là sensibilité du regard, quelque chose qui rend la trajectoire de l’action du photographe et celle de l’ethnographe subitement très proches »10. C’est une proximité similaire, notamment notre volonté de donner une forme visible ou audible à la souffrance des familles, que je retiens de notre travail commun sur ce projet.
Les contraintes de nos façons de travailler respectives nous ont, à ce moment, amenées à chacune continuer notre route, le film Prvi Deo étant monté puis présenté avec un succès mérité dans le champ de l’art, et moi de mon côté, restituant cette recherche dans mon champ académique, à des colloques et séminaires en Allemagne, Royaume-Uni, Italie et Espagne, ainsi que sous la forme de publications. J’ai trouvé particulièrement difficile le travail d’écriture autour de cette recherche. Ayant écarté dès le départ toute idée d’interprétation exotisante, qui peut parfois être le travers d’anthropologues souhaitant montrer que même les institutions modernes ont-elles aussi des tribus, des rituels et des mythes, je souhaitais utiliser le langage du droit pénal international pour décrire la façon dont la justice tente d’établir les faits, inspirée notamment par le travail de Bruno Latour sur le Conseil d’Etat11 : l’enjeu théorique étant de décrire les situations rencontrées avec les mots et le vocabulaire des acteurs eux-mêmes. Mais un tel choix descriptif s’éloigne beaucoup du vocabulaire habituel de l’anthropologie, au point qu’il m’a parfois été demandé lors de mes présentations qui fourmillaient de vocabulaire juridique et médico-légal, où était l’anthropologie dans cette recherche. J’ai aussi parfois regretté le côté aride et sec du travail d’écriture universitaire, ainsi que celui de sa restitution à des collègues spécialistes, où finalement les questions théoriques prenaient le pas sur la question de la souffrance des victimes.
C’est en Espagne, où j’ai travaillé à partir de 2007 comme chercheuse au Centre d’Etudes Politiques et Constitutionnelles de Madrid, notamment à la rédaction du travail que j’avais réalisé autour des procès d’Ovčara, que j’ai finalement réussi à inscrire cette recherche dans un domaine auquel j’ai consacré beaucoup d’attention depuis mes premiers terrains en Transylvanie : la question de la « mauvaise mort », des défunts qui, en raison du non-respect du rituel funéraire où en l’absence de corps, rendent le deuil impossible en venant hanter les vivants12. C’est l’un des aspects qui, plus de dix ans après cette recherche, m’a le plus marquée, et qui ressort de manière éclatante du film Prvi Deo : celles et ceux qui attendaient le plus de ces procès étaient les quelques familles des victimes du massacre dont les corps n’avaient pas été retrouvés. Ils espéraient enfin, au terme de ces procès, pouvoir obtenir des éléments d’identification des lieux où les corps avaient été enterrés. C’est une tragédie dans la tragédie : au-delà de la perte de leur proches, l’impossibilité de pouvoir enterrer dignement les défunts13 constitue pour ces familles des victimes une insurmontable épreuve. Mon séjour en Espagne, où les corps de plus de 150 000 personnes disparues pendant la guerre civile de 1936-39 n’ont toujours pas été exhumés, a coïncidé avec le vote de la loi de mémoire historique de 2007 par le gouvernement Zapatero, qui permettait notamment de financer les recherches d’identification des fosses communes où gisent les victimes non identifiées de la guerre civile (un tel financement a toutefois pris fin en 2011 avec l’arrivée au pouvoir du gouvernement Rajoy). Le parallèle avec la situation que j’avais rencontrée auprès des familles des victimes du massacre d’Ovčara était flagrant. Toutefois, l’une des grandes différences est que la transition vers la démocratie en Espagne s’est faite au travers d’une loi d’amnistie votée en en 1977 et souvent qualifiée de pacte de l’oubli14, alors que l’existence des procès pour juger les crimes commis lors des guerres en ex-Yougoslavie, que ce soit à La Haye ou devant les juridictions nationales, ont, malgré leurs limites, permis d’établir les faits, même si la place accordée à la parole des victimes est parfois considérée, à juste titre, comme trop peu importante. Mais, comme j’ai eu l’occasion de l’écrire avec Boris Najman15, « de nombreux auteurs s’accordent à dire, d’une part que les tribunaux ne sont pas l’espace le plus approprié pour les victimes, qui ont plus à dire que ce qu’aucune cour ne pourra jamais entendre, et d’autre part que la nature même du droit est incompatible avec l’établissement d’une vérité historique »16. Ces mêmes auteurs, souvent des juristes, plaident pour l’investissement d’autres plateformes non judiciaires de confrontation avec le passé des crimes de masse, telles que les sciences sociales, l’art, la muséographie, etc. C’est une démarche à laquelle le travail de Florence, avec les films Prvi Deo ou plus récemment Kamen, apporte une contribution majeure.
Ma collaboration avec Florence sur ce film, ainsi que le dialogue intellectuel que nous avons entamé il y a deux décennies, ont radicalement changé ma perspective sur la production du savoir anthropologique, sur la question de l’empathie et sur celle des modalités de restitution, que ce soit sur les questions liées à l’ex-Yougoslavie, mais aussi sur d’autres projets. J’ai retrouvé la puissance théorique derrière l’apparente simplicité formelle du travail de Florence dans le film La Prière, tourné dans notre rue parisienne, dont le propos est nourri par les très nombreux ouvrages d’anthropologie religieuse (de Jean Bazin, Albert Piette, Elisabeth Claverie …) qui ont animé nos discussions. À un niveau plus personnel, je mesure à quel point l’influence de Florence sur mes propres choix professionnels a été déterminante, puisque, après plus de quinze ans en tant que chercheuse en anthropologie, je suis aujourd’hui enseignante en école d’art, pour mon plus grand bonheur. Je ne pense pas que j’aurais eu le même parcours sans ma rencontre avec elle. L’un des points de dialogue entre l’anthropologie et l’art se fait aujourd’hui beaucoup autour des questions de postcolonialité, et les derniers travaux de Florence, tel que le 1% artistique au collège Aimé-Césaire ou 125 hectares, s’engagent avec force dans cet important débat. J’ai eu l’occasion moi aussi de me pencher récemment sur ces questions, à travers une étude d’un fonds d’archives photographiques datant du début du vingtième siècle, les Archives de la Planète, ou j’étudie la production d’un discours propre (et pas toujours en conformité avec celui du Musée Albert Kahn qui abrite ce fonds) par les descendants des peuples représentés sur les photos. Je suis également en train d’élaborer un nouveau programme de recherche, qui pourrait se transformer en projet commun avec Florence, autour du musée d’art africain de Belgrade, dont les collections ont été constituées dans le contexte politique des pays non-alignés. Ce serait une manière de continuer notre dialogue, qui ne s’est jamais interrompu …
Stéphanie Mahieu
Stéphanie Mahieu est anthropologue, conservatrice du patrimoine et professeure à l’ESAD de Valenciennes.
L’exposition « Florence Lazar. Tu crois que la terre est chose morte… »
Le catalogue de l’exposition
Florence Lazar / site officiel
Benjamin Tremblay : L’enquête grammaticale de Florence Lazar…
References