Les films inclus dans la séance There Is a Devil Inside Me, dans le cadre du cycle programmé par Marina Vinyes Albes et Arnau Vilaró Moncasí « Le corps et le lieu : Films autour d’Ana Mendieta », malgré leurs différences autant de style que d’époque, sont très proches, chacun à sa façon, des interrogations d’Ana Mendieta. Il est peut-être plus aisé de tisser des liens entre les trois premiers films, produits autour des années soixante-dix : Un geste en moi de Danielle Jaeggi (1972), Saute ma ville de Chantal Akerman (1968) et Interior Scroll – The Cave de Carolee Schneemann et Maria Beatty (la performance célèbre de Schneemann sur laquelle le film se base datant de 1975) ; mais les deux autres, Mirrored Measure de Sarah Pucill (1996) et Vloof ! L’aigrette – Pain de singe de Teo Hernández (1987) les rejoignent de façon très cohérente, comme je vais tenter de le montrer ici. J’essaierai en effet de tisser des liens entre tous ces films et, implicitement, avec celui d’Ana Mendieta, Blood Sign.
Un point commun à ces films, en premier lieu, c’est qu’ils sont auto-réflexifs, puisqu’ils s’interrogent sur la fonction des arts visuels et plus précisément du cinéma, par rapport au désir, au regard, au social et au politique, tel que le formule Danielle Jaeggi dans Un geste en moi, où s’entendent des affirmations telles que : l’art « matérialise les images de nos désirs » ; l’art nous permet d’« échapper au regard des autres » ; et enfin : « les images neutres n’existent pas ». Les années soixante, soixante-dix et quatre-vingt se caractérisent par l’accès à l’institution artistique ‒ sinon massif au moins perceptible au-delà de l’exception qui confirme la règle ‒ d’individus appartenant à des groupes minorisés, les femmes en premier lieu, mais aussi les personnes racisées, homosexuelles ou de classe ouvrière. Cela signifie donc, pour les femmes tout spécialement qui avaient été en Occident, depuis des siècles, les objets du regard artistique, une réappropriation de ce regard et, par conséquent, du propre corps.
En effet, le corps féminin, qui avait été défini par le « regard des autres », un regard « mâle » selon la théoricienne féministe du cinéma Laura Mulvey, lorsqu’il est mis en scène par les femmes elles-mêmes, ne se cache pas pour fuir ce regard ‒ tel qu’il pourrait être logique de le penser ‒ mais au contraire se dénude davantage, exposant ses désirs les plus secrets et ses parties les plus intimes ‒ dans le sens du latin intimus, superlatif d’« intérieur » ‒.
Ainsi, le film de Carolee Schneemann et Maria Beatty Interior Scroll ‒ The Cave offre plusieurs gros plans du sexe féminin palpitant de vie, faisant exploser le tabou que constitue cette image, tel que le montre par exemple l’histoire du célèbre tableau L’origine du monde de Courbet. Selon l’interprétation freudienne, la vision du sexe féminin est interdite parce qu’elle réveille la peur masculine de la castration, mais aussi et surtout parce qu’elle révèle le pouvoir de la mère, un pouvoir de vie et de mort sur l’enfant.
L’image du sang, si présente chez Mendieta mais également dans tous les films choisis pour cette séance ‒ tissant ce qu’on pourrait appeler un « lien de sang » entre eux ‒ représente également la vie et la mort à la fois. Le sang apparaît en effet dans chacun des films, parfois transfiguré en vin, comme chez Sarah Pucill et Chantal Akerman, ou en couleurs rouges vives chez Teo Hernández, mais bien réel dans Un geste en moi, où il jaillit autant de la bouche que du sexe ‒ et cela revient au même puisque, comme il est dit dans le film de Schneeman, le vagin est en rêve « l’autre bouche »…
On pourrait même rapprocher le geste fait par l’actrice qui se barbouille les cuisses de sang chez Jaeggi, de la jeune femme qui termine par frotter ses mollets avec le cirage des chaussures dans Saute ma ville d’Akerman ‒ qui a réalisé son film en 1968, époque à laquelle elle n’a peut-être pas osé rendre visible ce sang menstruel si sujet à des interdits ‒. Un exemple plus récent montre la persistance de l’invisibilité du sang menstruel, par l’interdit social qui le frappe : dans l’adaptation cinématographique de son roman Baise-moi, en 2000 ‒ pourtant classé X à l’époque, ce qui a été jugé équivalent à une censure ‒, Virginie Despentes n’a pas souhaité ou n’a pas osé rendre en images visuelles une scène de son livre où une femme étale son sang menstruel sur les murs et le sol de la chambre d’hôtel qu’elle occupe.
Rappelons que le sang menstruel est tabou dans une infinité de cultures diverses en tant que « sale », signe d’« impureté » du corps féminin en général. Certaines de ces cultures s’en expliquent en mettant en rapport ce sang avec l’image de la blessure et donc du vagin denté, présente dans presque toutes les mythologies du monde. Si le sang menstruel évoque donc la puissance féminine, notamment en relation avec la procréation, il dénote aussi la vulnérabilité imaginée du corps des femmes, qui est toujours un corps pensé comme « troué », pénétrable ou à conquérir, à l’inverse du corps masculin, impénétrable et hermétique. Ce qui est intéressant, c’est que ces films n’évacuent pas ce versement de sang mais, au contraire, le mettent en valeur, en rapport aussi avec la naissance, mais qui serait une naissance de soi-même. Un motif répété par des théoriciennes féministes a été en effet celui de « se donner naissance à soi-même », afin d’échapper à la définition normative de la féminité et donc de la femme.
Les féministes des années soixante-dix s’accordaient pour dire que le corps des femmes leur avait été volé ou qu’il avait été aliéné, en les maintenant d’abord dans l’ignorance de leur propre corps, tel que le dénonce l’une des voix du film de Danielle Jaeggi. Aux gestes du désir, étaient opposés ceux des tâches ménagères, qui apparaissent aussi dans plusieurs des films de la séance. Leurs réalisatrices d’abord rendent visibles ces gestes et ces scènes quotidiennes, jugées trop banales pour être dignes d’être reproduites dans une œuvre d’art, mais elles les défamiliarisent aussi. Il s’agit donc à la fois de dénoncer le caractère aliénant de ces gestes, et de les revendiquer en les détournant de leur pure fonctionnalité. Par exemple, Un geste en moi de Jaeggi nous montre une femme enchaînée à des objets ménagers mais aussi une autre scène ou l’actrice caresse sensuellement son corps nu avec deux couvercles de casserole.
Nous pourrions rapprocher cette scène du poème de la poète catalane Maria-Mercè Marçal qui s’adresse aux « héritières des femmes qui ont brûlé hier », les femmes indépendantes accusées de sorcellerie, et qui propose de brûler par contre les « balais », les « torchons », la « lessive », les « pots » et les « casseroles », affirmant que de cette fumée va surgir une nouvelle femme…
Cette scène d’Un geste en moi fait voir aussi une érotisation du corps féminin qui s’éloigne cependant de la position de simple objet du regard et du désir masculins. Il s’agit alors d’un autoérotisme, et parfois aussi d’un homoérotisme entre femmes, qui en tout cas va à l’encontre de l’hétérosexualité normative et obligatoire, ce qui est aussi patent dans la vidéo de Schneemann et Beatty et dans d’autres films de Chantal Akerman, notamment dans Je tu il elle (1974), un des premiers de l’histoire du cinéma à montrer une scène de sexe cru entre deux femmes.
Cet « entre femmes » n’est pas qu’érotique mais fait aussi référence à un autre concept très en vogue dans les féminismes des années soixante-dix, celui de « sororité », d’alliance entre toutes les femmes. La sororité implique de même une mise en question de la souveraineté du sujet, de la primauté de l’individu, pour lui préférer la multiplicité, l’insistance sur les liens qui nous raccordent aux autres êtres mais aussi à la terre, aux objets inanimés. Cette conception du sujet et du monde est rendue par exemple dans la bande son du film de Schneemann et Beatty, qui laisse entendre un chœur de voix féminines, ainsi que dans l’échange reproduit dans Mirrored Measure de Sarah Pucill, bien que dans ce dernier cas la connexion entre les deux femmes appartenant à des générations différentes se brise peut-être avec les verres que ces femmes laissent tomber. De même, dans Interior Scroll ‒ The Cave la grotte où se trouvent les femmes reproduit leur intériorité, l’utérus maternel d’où elles sortent un manuscrit roulé.
Cette scène, le déroulement que Schneemann effectuait d’un texte qu’elle sortait de son propre vagin dans la performance originale, me semble indiquer un point commun de tous ces films : ces œuvres d’art visuel ne sont pas simplement des manifestes féministes qui dénoncent la situation d’oppression ou d’aliénation des femmes ; de façon bien plus troublante, elles déconstruisent les oppositions qui sont à la base de cette domination patriarcale.
En premier lieu, ces pièces mettent en question l’antinomie entre nature et culture ‒ les femmes étant réduites à la nature, les hommes jugés maîtres de la culture ‒. Un exemple en est le film de Teo Hernández Vloof ! l’aigrette – Pain de singe, qui se démarque des autres, notamment parce que son sujet est un homme ‒ en principe ‒. Mais cet homme performe, tel que le dirait Judith Butler, une danse où son assignation à un genre, le masculin, est problématisée ; comme dans le texte classique de Joan Rivière, « La féminité comme mascarade », le film d’Hernández nous montre que la masculinité est aussi une construction culturelle.
La deuxième contradiction mise à mal dans ces films, qui découle de la première entre nature et culture, est celle du corps et de l’esprit. Traditionnellement, les femmes étaient rattachées à leur corps, ce qui limitait, disait-on, leur accès aux réalisations de l’esprit, donc de l’art, entre autres. Ces réalisatrices se focalisent sur le corps féminin, sur les attributs qui lui seraient spécifiques (les organes génitaux, le sang menstruel…), mais leurs films l’inscrivent dans un discours poétique et artistique, en refusant donc de voir ce corps comme un obstacle aux créations de l’esprit. En outre, ces corps féminins, dans certains des films, débordent leurs limites pour embrasser l’espace, comme dans les « silhouettes » d’Ana Mendieta. Ainsi, « le corps et le lieu », titre du cycle, se confondent.
Ces films se caractérisent également par des jeux particuliers avec la bande son, qui est souvent composée de sons quotidiens comme dans Mirrored Measure, où nous entendons les bruits produits par la vaisselle qui se mêlent à la musique, ou bien de sons inarticulés comme la chansonnette de Saute ma ville. Nombre d’entre eux mettent ainsi à mal la distinction entre langage verbal et son inarticulé, entre parole et bruit.
Toutes ces paires antithétiques peuvent se résumer à une aporie, celle entre création et procréation, qui a servi pendant des siècles à écarter les femmes du monde de l’art, les privant d’autorité, de capacité à créer, jugée incompatible avec leur capacité à procréer. Un geste en moi de Jaeggi montre ainsi une sculptrice en train de modeler un corps de femme avec de l’argile ‒ se créant donc elle-même ‒, dans une symbolique spécialement prégnante en Occident à partir de la Genèse biblique ; mais Interior Scroll ‒ The Cave de Schneemann et Beatty est aussi explicite, sur un plan symbolique, en faisant naître du corps des femmes non pas des bébés mais du texte ‒ du « sexte », disait Hélène Cixous à cette même époque dans son manifeste poétique Le Rire de la Méduse (1975), en fusionnant « sexe » et « texte » en un seul mot-valise ‒.
Ces films désavouent enfin l’antinomie entre l’art et la théorie ou la philosophie, puisqu’ils mobilisent une pensée poétique : là où la théorie tend à compartimenter, à distinguer, à séparer, à opposer, ces œuvres nous découvrent les liens, les connexions ainsi que les contradictions entre des termes présentés comme aporétiques qui ont soutenu le discours patriarcal sur la féminité et écarté les femmes autant de la création artistique que de la réflexion philosophique.
Marta Segarra
Directrice de recherche, Laboratoire d’Études de genre et de sexualité-LEGS, CNRS, Paris et Centre de recerca ADHUC-Teoria, Gènere, Sexualitat, Universitat de Barcelona (ub.edu/adhuc)
« Le Corps et le lieu ».