Shinsuke Ogawa (1936-1992) est une figure majeure du film documentaire. Le festival Cinéma du Réel et le Jeu de Paume présentent conjointement une rétrospective quasi intégrale de ses films jusqu’à fin avril 2018, programmée par Ricardo Matos Cabo. Markus Nornes, spécialiste du cinéma asiatique présente ici Sanrizuka – Le village de Heta (Japon, 1973, 16mm, noir et blanc, 146min, vo st ang), un film dont il considère qu’il s’agit peut-être du “meilleur documentaire de tous les temps”, arguments à l’appui…
En 1968, Shinsuke Ogawa et ses compagnons s’installent dans la région rurale de Sanrizuka, près de Tokyo. Depuis deux ans, c’est là que se forme l’un des mouvements de résistance les plus importants du Japon moderne. Le gouvernement nippon souhaite exproprier par la force les paysans de leurs terres pour y construire un nouvel aéroport international. Un mouvement populaire se forme pour les rejoindre et les soutenir. Les membres d’Ogawa Pro vivront pendant presque dix ans aux côtés de ces gens, dans le hameau de Heta, prenant part aux affrontements et relatant cette résistance avec obstination et ferveur. C’est ainsi qu’une série monumentale de sept films est réalisée entre 1968 et 1977.
Dans les champs de Sanrizuka, la violence des affrontements a entraîné les blessures de nombreux hommes, des arrestations, la mort de trois policiers, et le suicide d’un jeune paysan militant. Ceux qui restent encore là en sont profondément marqués et meurtris. Les jeunes agriculteurs sont sans cesse arrêtés, écartés de leurs familles et de leur travail indispensable pour les récoltes. Cela a pour effet de resserrer les liens entre les habitants, réunis dans l’adversité pour discuter de leurs problèmes et de la meilleure façon d’aider les personnes incarcérées. Les réalisateurs prennent du recul pour filmer la vie quotidienne du village, ils sont en quête de l’origine de cette résistance dans l’histoire locale et dans les traditions communautaires du village. Les longs débats entre les villageois et la mise en récit, faite de plans-séquences au son direct, impriment un rythme lent au film. Il s’agit de l’un des documentaires les plus émouvants réalisé par le collectif, entre respect, deuil, patience et silence. Sa structure suit autant le rythme du village que l’émotion qui y règne. Il témoigne de l’empathie des réalisateurs avec ceux dont ils partagent la vie et de leur solidarité envers leur combat.
“Malgré toutes ces souffrances, le ciel flamboyant de la fin d’après-midi et les paysages harmonieux de la campagne, sous les nuages de fumée qui émanaient lentement des toits de chaume, au pied des collines, étaient encourageants. Il ne faisait aucun doute que ces personnes sincères, en déclarant qu’elles étaient unies, avaient déclenché chez nous un éveil émotionnel. Et c’est à ce moment-là que le rapprochement avec les gens du village s’est réellement fait, car il n’avait pas vraiment eu lieu jusque-là. C’était alors devenu une évidence pour nous, il fallait poursuivre cette vie rurale où le temps et l’espace ne font qu’un.” Shinsuke Ogawa.
Markus Nornes est professeur de cinéma asiatique à l’Université du Michigan. Pendant de nombreuses années, il fut le coordinateur du Festival international du film de Yamagata. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur les cinémas japonais, chinois et coréen. Son livre Forest of Pressure est une biographie critique du collectif Ogawa Pro.
La rétrospective / programmation
Forest of Pressure de Markus Nornes