Exploration et observation sont deux termes pouvant permettre de définir le travail de l’artiste qui se manifeste sous de multiples formes telles que le dessin, l’installation ou la vidéo.
Explorer : travailler le regard, toucher à la matérialité de l’image, tendre un fil et le nouer, dérouler un papier, découper une forme, froisser, cadrer, masquer… Autant de gestes produits par le déplacement du corps et par des manipulations qui viennent affecter la matière tenue entre les doigts.
Observer ensuite : révéler le cadre de l’image et ses bords, plonger dans la couleur et les teintes de la lumière, suivre des yeux la courbe d’une chute, entrapercevoir le paysage comme contenu dans un battement de paupière, attendre la stabilisation d’une surface liquide pour en découvrir le reflet… Si la main possède une place importante au sein de ses œuvres, Ismaïl Bahri n’a de cesse de déjouer les protocoles et les gestes qu’il agence, faisant bifurquer le regard pour mieux parcourir les champs du visible.
De l’espace d’exposition à la salle de cinéma, les films d’Ismaïl Bahri vont et viennent dans ces lieux qui les accueillent et avec lesquels l’artiste ne cesse de dialoguer, cherchant à développer ce qu’il nomme des « espaces pour voir ».
LES CHAMPS DE VISIBILITÉ
Camille Pradon : Foyer donne à voir un écran blanc soumis à des variations lumineuses. Le dispositif est relativement simple : placé devant l’objectif de la caméra, un cache de papier palpite sous l’effet du vent et se teinte selon la luminosité ambiante. Que représentent ces variations lumineuses ? Sont-elles des images ou bien des formes visuelles d’une autre nature ?
Ismaïl Bahri : Est-ce que ce sont des images ? Qu’est-ce qu’une image ? Je ne sais pas…
Il me semble qu’on se situe entre les deux. D’une part, nous avons un sujet, un morceau de papier filmé pour ce qu’il est. On voit que c’est un objet opaque, blanc, contenant des fibres et des textures, où l’on distingue des ombres et des couleurs. D’autre part, ce morceau de papier est filmé de très près, si bien qu’il finit par devenir abstrait, par devenir une pure lumière. Cette “forme visuelle” pourrait être envisagée sous l’angle de l’abstraction… Je crois que le film ne cesse de balancer entre les deux.
J’ai travaillé la profondeur de champ de façon à ce qu’elle oscille entre abstraction lumineuse et matérialité du papier.
Aussi, quand la mise au point est faite sur l’horizon, la feuille de papier devient lumière et à l’inverse, on peut parfois entrevoir la surface même du papier, sa texture. Au fur et à mesure que le film avance, on se rapproche de cette matérialité-là et on se concentre sur des phénomènes concrets qui se déroulent à sa surface comme par exemple des ombres ou des réflexions d’eau dans la dernière séquence du film… Mais c’est tellement subtil qu’il est possible que ça ne se remarque pas.
Donc est-ce une image ou une forme visuelle ? Lorsque j’ai réalisé l’exposition “Sommeils”, certains visiteurs m’ont fait remarquer qu’il n’y avait pas d’images. Je présentais une série de vidéos montrant un cache en papier noir se soulevant par intermittence sous l’action du vent et laissant entrevoir des bribes de paysages. Étant donné que le cache était le plus souvent inactif, le visiteur se retrouvait dans un espace d’exposition totalement plongé dans le noir. Certaines personnes ont eu l’impression de ne rien voir et m’ont dit que l’exposition manquait d’images. Or, je m’étais rendu compte que c’était précisément la palpitation du cache de papier qui faisait image. L’image était contenue dans l’intermittence, dans le mouvement de bascule du papier qui alternativement cache et rend visible. L’image est donc faite de ce double mouvement, elle n’a rien à voir avec le sentiment d’avoir quelque chose à regarder…
De la même façon, s’il y a un rapport à l’image dans Foyer, il faudrait peut-être l’envisager comme un champ de visibilité. C’est-à-dire comme un champ pouvant embrasser l’ensemble des phénomènes et des énergies – qu’ils soient visibles ou cachés – dans la partie du monde que l’on observe. Le champ de visibilité propre à Foyer serait autant constitué de ce qui se donne à voir que de ce qui reste potentiellement hors de notre perception immédiate. C’est une sorte d’écologie englobant les énergies atmosphériques qui animent le milieu dans lequel se déroule le film ainsi que les frictions de ce milieu avec la caméra qui en enregistre les effets.
CP : Comment qualifies-tu alors ce qui se produit lorsque le cache se soulève laissant entrapercevoir le lieu de tournage ? On bascule dans le réel ?
IB : J’ai beaucoup hésité à laisser cette ouverture très brève qui arrive à la toute fin du film et je me suis longtemps demandé si j’avais fait le bon choix. Il s’agit tout d’abord d’une erreur de manipulation : le cache s’est soulevé et on a pu voir au‑delà. J’ai gardé ce moment. Ça crée de l’étonnement et j’aimais l’idée de finir le film sur une sorte d’appel d’air. On peut aussi voir cela comme la convocation d’un autre possible de l’image, une autre façon pour l’image de se manifester. Mais pour moi, ce qui arrive avec l’ouverture du cache est plus ou moins l’équivalent de ce qui ce passe quand l’écran reste blanc.
Pour faire un parallèle avec la caméra ou la vision, je dirais que tout cela se construit entre accommodation et distance. C’est d’ailleurs cet effet d’accommodation qui déplie ou rend sensible le champ de visibilité dont je parlais : à quelle distance se positionne-t-on vis-à-vis d’un élément filmé ? Que ce passe-t-il dans cet espace, quelles énergies et intensités s’activent dans l’espace séparant et reliant les éléments du film ? Comme y réagissent les vents, les lumières, les corps et les voix ?
Le film ne cesse de sonder cet espace et j’espère que le spectateur va venir s’insérer comme un point supplémentaire de cet espace. Et cette ouverture agit peut-être aussi comme une contradiction, ou disons un contrepoint qui arrive à la fin, quand chaque spectateur a fait son propre film.
CP : Lorsque João César Monteiro réalise son film Blanche Neige, l’utilisation radicale de l’écran noir comme image même du film témoigne d’une volonté de délaisser une narration imagée classique au profit de l’écoute de la pièce de Robert Walser. L’écran devient alors le « seul envers et endroit de l’image dans lesquels puisse demeurer et s’amplifier le texte poétique (…)» . Le film est également parsemé de plans de ciels qui agissent comme des ouvertures accompagnant les différents lieux et les actions du récit. Penses-tu que l’on puisse créer un lien entre vos deux démarches ?
IB : Je ne connaissais pas Blanche Neige avant de débuter les expérimentations qui m’ont amenées à réaliser Foyer mais j’ai découvert le film alors que j’y travaillais. J’ai été saisi en voyant la radicalité dont a fait preuve Monteiro. J’ai aussi été frappé par son geste, celui consistant à poser sa veste sur la caméra, par dépit, parce qu’il n’était pas satisfait de l’image et parce qu’il considérait que montrer les choses tel qu’il le faisait habituellement n’était, dans le cas de ce film, pas nécessaire…
Je me suis alors demandé : que veut dire faire une image par nécessité ?
Ce film a donc nourri un travail en cours, il m’a aidé à voir et à approfondir Foyer. Il m’a aussi aidé à comprendre le caractère in‑situ de Foyer qui est un film pensé pour la salle de cinéma. Blanche Neige convoque la chambre noire et rend sensible l’espace interne de la caméra. Voir ce film, c’est être dans la caméra qui enregistre. Et Foyer convoque, lui, l’écran. Il provoque un trouble sur l’écran. L’écran de la salle reçoit-elle une image ? Voit-on un film sans images ? L’écran, ainsi éclairé par le projecteur, ne devient-il pas lui-même la chose à voir en tant qu’objet physique ? On en vient à parler de l’ambiguïté qui existe entre la surface de l’image et la matérialité de l’écran… Le film de Monteiro a été tourné en pellicule et il semblerait que le voir en salle en révèle une très belle qualité de noir, des nuances de gris très subtils. La pellicule lui a permis de révéler toutes les subtilités du noir pour en faire un paysage de récit accueillant le texte de Robert Walser. Mais en ce qui me concerne je dirais que le paysage de récit qui existe dans Foyer est issu d’un contexte géographique, très lié à la ville… L’environnement et les passants viennent impressionner le film car la caméra est exposée à ce qui l’entoure et elle enregistre cette exposition.
CP : Dans un entretien accordé à Marie-Pierre Burquier, tu dis que « Foyer est issu de questionnements sur l’abstraction et sur le monochrome (…) ». Cela nous renvoie à Malévitch et notamment au Suprématisme, il y aborde la notion de sans objet et traite la couleur comme une unité autonome.
Comment fais-tu intervenir une part d’abstraction dans ton travail et quels sont les liens esthétiques et théoriques qui te rattachent à ce courant ?
IB : Pour réaliser ce film je me suis intéressé à ce que l’on appelle le monochrome et plus généralement à l’abstraction. Mais davantage que le monochrome, c’est la question de la nuance et de la légère déclinaison des couleurs qui m’a retenu.
À vrai dire, c’est plutôt Paul Klee qui a guidé cette réflexion. Il développe un positionnement plus ambigu, se situant entre abstraction et représentation. Klee revient toujours à l’idée d’un point d’équilibre, d’un « point gris » ou bien d’un milieu comme point de croissance qui renvoie à une zone flottante dont il est difficile de qualifier une quelconque appartenance. C’est très présent dans ses écrits. Je trouve que la tentative de localisation de ce point de flottement est passionnante. Aussi, la façon dont Klee pense les infimes gradations et déclinaisons de couleur et de teintes m’a beaucoup aidé à reconnaître qu’il existe quelque chose de cet ordre dans Foyer. Le film est construit autour d’un déplacement au sein du spectre des couleurs et de la lumière. Il évolue par degrés et le regarder revient à évoluer d’une teinte à une autre. À un moment donné, j’ai compris que c’était autant un film sur l’accommodation par rapport à un paysage, et plus généralement par rapport à la Tunisie, qu’un nuancier coloré de trente minutes. Ces deux mouvements suivent un même pli. Ils ne font qu’un.
Bref, pour revenir à ta question au sujet de l’abstraction, c’est donc plutôt l’idée de nuance qui m’a intéressé. J’ai voulu traiter le milieu urbain et social dans lequel est plongé le film depuis un rapport de nuance.
CP : Dirais-tu que, dans le même temps, tu as réussi à te libérer de la chose filmée, de ce qui figure ?
IB : Ce que je comprends de la phrase de Malévitch c’est qu’il va isoler un élément du monde, l’entourer d’une sorte de cordon sanitaire, pour l’étudier pour lui-même, en évitant qu’il se contamine. Foyer tente le contraire. Il s’agit de prélever du monde une zone à étudier, d’extraire un blanc, pour en enregistrer les frictions avec le réel qui l’entoure.
Je pense que le film tente de se libérer du fait de figurer. J’ai essayé de faire un film potentiel qui puisse se développer dans la tête du spectateur.
Cela veut dire qu’il y a la possibilité d’activer les blancs. Car cet abîme de blanc qui se teinte en continu, devient une surface que l’on peut impressionner à l’infini.
L’EXPÉRIENCE D’UNE TRAVERSÉE
CP : Les sonorités de la ville de Tunis et les commentaires des passants accompagnent ce que nous ne voyons pas, ou plutôt ce que nous voyons et ce qui nous échappe… Tour à tour se succèdent badauds, enfants, policiers et jeunes gens qui, en s’approchant de la caméra, mettent en lumière le dispositif du film par les remarques ou les questions qu’ils t’adressent. Comment as-tu initialement pensé la convergence de la parole qui vient s’articuler à l’encontre et autour de la caméra ?
IB : Ça s’est produit par accident en réécoutant les conversations pendant le visionnage des rushes, donc je ne l’avais pas vraiment prémédité. J’ai compris qu’un mot posé sur un blanc avec une teinte bien précise pouvait créer un effet de montage. Cela crée une friction entre une parole brute, absolument pas préméditée et un dispositif extrêmement calculé, puisant ses références dans l’abstraction et un élémentaire du cinéma.
Je me suis rendu compte que ma façon de travailler, autarcique et très liée à de petits phénomènes, se laissait affecter par l’arrivée de l’autre. Ce qui arrive teinte à sa manière les blancs et à l’inverse, le dispositif déteint sur les paroles. Le film se situe au contact de ces deux points.
CP : Justement, les personnes qui viennent à ta rencontre deviennent acteurs du film en même temps qu’ils en sont les spectateurs. On constate aussi cette double expérience-là…
IB : Tout a fait. En réalité j’ai réalisé que les passants qui m’ont abordé font le film sans le savoir en commentant l’expérience en train de se faire. Ils en deviennent les médiateurs. Ils traduisent par la parole ce que le spectateur, peut voir à l’écran autant que ce qui se manifeste en hors-champ. « Foyer » c’est la métaphore du feu autour duquel on se réunit pour parler. C’est la figure du cercle qui réunit avec comme élément central une source de lumière et de chaleur, le feu, l’écran… D’une certaine manière, l’écran est à la salle de cinéma ce que le feu est au foyer.
La particularité du film tient également au fait que ce qui se passe dans l’expérience est aussi ce qui est rendu visible en salle. De ce côté-là c’est le travail de Kiarostami qui m’a beaucoup aidé. Il a écrit un beau texte dans lequel il explique la nécessité de faire participer le spectateur au film que l’on réalise. Foyer est comme une interface entre plusieurs regards, entre deux espaces, celui où se déroule le film et celui où il se voit. La feuille de papier placée devant la caméra matérialise la jonction entre ces deux espaces. Et l’écran de cinéma, qui est la projection à grande échelle de cette petite feuille de papier, matérialise à son tour cette même jonction. Il est l’élément autour duquel on se retrouve pour voir ensemble. J’insiste sur ce point car la question de l’attention me semble être un enjeu majeur.
Nous avons de moins en moins d’espaces pour voir ensemble et la salle de cinéma reste un endroit où il est encore possible de le faire.
CP : À l’écoute, on repère une multitude de sources sonores mais aussi des sons provenant de lieux qui paraissent différents. Il semble que la caméra se déplace à travers la ville.
IB : Oui, il y a un effet de déplacement. J’ai parcouru des lieux avec des ambiances sonores assez variées. On se déplace à l’écoute. Le son de la ville s’agence au nuancier coloré que l’on a évoqué précédemment pour dessiner une sorte d’horizon. Au fur et à mesure que l’on se plonge dans les différentes teintes, on traverse le paysage sonore de Tunis.
CP : Cette traversée « à tâtons » nous amène à nous questionner sur la façon dont tu produis des images en Tunisie, dans le contexte actuel, quelques années après la révolution…
IB : Le film parle aussi du retour dans la ville où j’ai grandi, que j’ai quittée et que j’ai l’impression de ne plus très bien connaître… Alors comment filmer un tel endroit sinon avec précaution ? Je voulais faire quelque chose ici, mais sans savoir comment m’y prendre. Je sens bien que faire des images en Tunisie est difficile pour moi. Vers quoi diriger la caméra ? Que faudrait-il choisir de montrer et de ne pas montrer ? Ces simples questions me dépassent. Foyer part donc d’une forme d’incompétence. Mais cette incompétence est devenue intéressante dès lors qu’elle s’est mise à interroger l’incomplétude. Par incomplétude, je pense à ce qui renvoie au manque, au manquant, mais aussi au blanc et au neutre. Le fait de ne pas arriver à filmer m’a amené à avoir recours à un dispositif de soustraction, à une activité simple, celle consistant à focaliser toute l’attention sur un morceau de papier vierge. J’ai donc filmé cette chose pendant des semaines dans l’intuition d’essayer d’y capter les lumières de la ville jusqu’à ce que je prenne conscience de l’importance des voix. Elles ont donné une profondeur à ces images lumineuses et abstraites. J’ai alors entrevu que le meilleur moyen de filmer Tunis pouvait se faire dans la tension entre abstraction et captation du réel. Mais plus encore, dans la mise en capillarité des mots avec les nuances atmosphériques et lumineuses de la ville. Ca rejoint mon intérêt pour les œuvres qui questionnent ce qui est publiquement imperceptible, qui vont interroger un ensemble, une communauté, un groupe, depuis une activité anodine pouvant échapper au regard.
Au fond, je crois que ce qui m’a permis de filmer est le fait que la caméra n’est tournée vers aucun événement, paysage ou personnage en particulier. Elle n’est dirigée vers rien de signifiant.
Elle est plongée au milieu des énergies auxquelles elle s’expose, un peu comme on expose un film à la lumière. La caméra enregistre depuis l’endroit où elle se trouve. La solution est notamment venue des passants qui ont transformé ce dispositif, qui l’ont infusé d’une forme de poésie et de politique qui m’a étonné.
FIGURE DU PASSAGE : L’INTERCESSEUR
CP : Tu parles d’une activité imperceptible et pourtant tu es éminemment perceptible, tu deviens un point de repère dans la ville et tu crées ce cercle dont tu parlais, cette réunion de personnes qui viennent habiter le cadre et le film par leurs voix, par leurs ombres et avec la lumière.
Il me semble que tu fais le passage entre l’image et ceux qui l’entourent.
Peut-on supposer que la posture que tu adoptes ici puisse être comparée à celle d’un intercesseur ?
IB : C’est tout à fait possible mais je n’avais pas vu les choses de cette manière-là… J’ai plutôt le sentiment que ce sont les passants qui se font intercesseurs dans le film. Je veux dire par-là qu’ils servent de trait d’union entre l’expérience et le spectateur. Ces passants assistent à l’expérience en train de se faire, la commentent, mettent des mots dessus en décrivant ce qui se passe. Ils finissent par ne faire qu’un avec cette expérience. Une fois dans la salle de cinéma, leurs mots suggèrent ce que le spectateur ne peut pas voir.
De la même façon, ne sachant pas vraiment ce que j’étais en train de faire lorsque je filmais, ces mêmes mots m’ont montré ce que je n’avais pas su voir.
CP : Si le rôle des passants est effectivement comparable à la posture de l’intercesseur, je dirais néanmoins que tu es la personne qui matérialise le tout premier trait d’union.
IB : On peut dire que la caméra et ma présence attirent les passants en faisant signe dans le paysage et en le troublant. C’est donc ce trouble que la caméra enregistre. En l’occurrence, l’acte de créer consiste à récolter, à accueillir et, comme le dit Gilles Deleuze, c’est s’inscrire ou s’insérer dans une onde préexistante. Cela explique d’où vient mon intérêt initial pour le vent qui provoque les vibrations, pour la lumière qui donne une palpitation… Par dessus cela, la voix, donc les gens, la pensée, et leurs mots viennent activer le film et sa mécanique.
CP : On constate plusieurs occurrences du même dispositif technique dans certains films que tu as réalisés. Ils paraissent entrer en écho les uns avec les autres et tendent à un rapport à l’image qui serait semblable sans être jamais tout à fait le même. Je pense par exemple à Éclipses, Film à blanc, ou encore Percées.
Foyer serait-il le point d’acmé que ces films ont contribué à atteindre ?
IB : Je vois ces vidéos comme les différentes étapes, comme des esquisses qui ont menées à la réalisation de Foyer. Ce sont des pièces de recherches que j’ai choisi de garder parce que certaines d’entre elles avaient une autonomie propre. Mais dans l’absolu elles restent des stations dans le mouvement. Elles sont insonores car je me focalisais uniquement sur la question de l’apparition et de la disparition, de l’intermittence et des variations de la lumière. C’est en faisant toutes ces recherches que j’ai remarqué la présence de la parole. Foyer est apparu à ce moment-là. Le film est issu d’une focalisation obsessionnelle sur une chose, sur cette feuille de papier, alors que la solution, la résolution de mes recherches, s’est trouvée à la marge, grâce à l’infiltration imprévue de la parole, chose à laquelle je n’avais pas pensé tout d’abord.
EXPÉRIMENTER, PARCOURIR, TRACER, RÉVÉLER
CP : Orientations est le film d’un parcours avec un gobelet en plastique rempli d’encre qui reflète des fragments de la ville de Tunis lorsque tu t’immobilises et déposes le verre au sol. Des passants t’arrêtent et manifestent leur étonnement quant à ce manège. Des discussions s’enclenchent. « Réfléchir […] au sens propre et au sens figuré, sur la réalité concrète immédiate et sur les processus de pensée », c’est la déduction que tire Bernhard Bürgi à propos d’Extension of Reflection de Gabriel Orozco. Traverser la ville et la réfléchir, serait-ce une façon d’activer ces deux formes de réflexions étroitement entrelacées ?
IB : À l’évocation de Gabriel Orozco je pense à une œuvre en particulier qui s’intitule Yielding Stone : une pierre qui s’affaiblit, une pierre vulnérable. C’est une boule de plastiline du même poids que l’artiste, que celui-ci promène dans la ville et qui capte les poussières des espaces traversés tout en épousant les formes du sol. Il me semble que ce geste rejoint la citation de Bürgi à propos du reflet et de la réflexion. C’est-à-dire, comment accueillir les alentours en un certain point ? Ou, autrement-dit, comment agréger en un centre l’espace périphérique ? C’est une sorte d’énergie centripète… Orientations traite de la traversée de Tunis en myope, le regard focalisé sur un cercle d’encre. L’arrivée du passant à la fin du film prolonge ce mouvement car il incarne une nouvelle arrivée du hors-champ. Le passant est comme attiré par ce cercle.
Orientations et Foyer se rejoignent sur ce point. Ils reflètent le contexte proche en un point précis. C’est une sorte de ricochet inversé où les alentours ne cesseraient de s’agréger en ce centre. Et ce que je trouve intéressant dans la question du reflet, c’est l’affaiblissement qu’il apporte. Je veux dire que le reflet est un pendant, un double affaibli, de ce qui se donnerait à voir sans filtre.
Un autre point que je trouve passionnant dans le premiers travaux d’Orozco est : comment faire sculpture ? En l’occurrence il pose cette question depuis le contexte qui entoure l’œuvre. En interrogeant la réflexivité de l’œuvre il interroge le médium même…
CP : Le médium mais aussi sa mise en mouvement…
IB : Oui. Et en ce qui me concerne je dirais que l’interrogation du médium filmique est très présente dans mon travail. Par exemple, que signifie accueillir quelque chose qui est en mouvement, même imperceptible ? Filmer une image en mouvement c’est faire en sorte que le film soit autant le film que l’on regarde – celui qui est projeté – que le mouvement produit par la chose filmée. Je me suis rendu compte bien plus tard qu’Orientations parle aussi de l’acte de filmer. Celui-ci réside avant tout dans le fait de se servir de la caméra, mais regarder une image à travers l’encre contenue dans ce gobelet c’est déjà filmer. C’est une expérience que l’on peut tous faire. De la même façon, Orozco cherchait à faire sortir la sculpture du moule pour la promener dans la ville. Par ce geste très simple la sculpture est devenue cinétique.
CP : L’expérimentation est une démarche fondamentale dans la construction de tes films, de tes dessins ou de tes installations. Dévoiler, recouvrir, retourner, ouvrir, basculer, refléter, impressionner… Ce sont autant de gestes que tu expérimentes…
IB : C’est exact. Ce sont également ces gestes, ces verbes, ces manipulations qui sont à l’origine de la mécanique présente dans mon travail et dont on a parlé. Par le geste et la manipulation il arrive parfois de capter quelque chose pouvant faire film. Cela suppose que cette chose soit en mouvement, qu’elle se développe : ça se dilate, ça se rétracte, ça s’ouvre, ça se ferme, ça se recouvre, ça se noue et ça se dénoue… Ça suppose un développement dans le temps mais aussi dans l’espace, donc une transformation d’état et d’espace. Si l’on schématise, alors « faire film » c’est tout cela.
CP : Il semblerait que ces préoccupations sur la transformation d’état et d’espace soient présentes au sein d’autres œuvres que tu as réalisées comme par exemple dans Ligne fantôme ou bien Coulée douce. Ce sont des installations qui ont la particularité de sculpter l’espace tout en produisant de l’image : une ligne d’ombre, un reflet dans une flaque d’eau. Quels sont les différents points de passage entre ces installations et tes films ?
IB : Ligne fantôme a été le premier travail que j’ai réalisé et je crois qu’il porte en lui tout ce dont on vient de parler. On y retrouve la question d’une mécanique que l’on pourrait presque qualifier de chronophotographique, c’est-à-dire le découpage d’un mouvement. Dans ce cas précis je ne produis pas la mécanique mais celle-ci s’inscrit dans le pli du mouvement des astres, c’est aussi simple que ça. Depuis que je réalise des films je me suis toujours intéressé à la question de la durée, du temps. Je cherche à articuler quelque chose d’imperceptible, de flottant. Bref, une rythmique, un découpage, une scansion. Cela doit toujours s’inscrire dans une durée pouvant être variable comme c’est le cas pour Ligne fantôme, qui ne fait qu’apparaître et disparaître de façon cyclique. De la même façon, le fil de Coulée douce vient épouser la courbe de la chute d’une goutte d’eau lui imposant de suivre et de sculpter cette courbe. Ici la gravité produit le mouvement qui se déploie dans le temps et dans l’espace. Ces deux pièces ont la particularité de convoquer des instants natifs de la pensée occidentale notamment. En disant cela je pense au clinamen, à Lucrèce et Épicure… À un atomisme faisant que le monde se créé par l’infime décalage des atomes quand ils chutent. Et depuis ce rapport très primaire aux choses natives, je me suis également intéressé au protocinéma : comment faire film avec des choses élémentaires et avec ces éléments de base que sont la durée et l’échelle ?
ESPACES POUR VOIR
CP : Tes films sont le plus souvent dénués de montage, ce sont pour la plupart des plans séquence organisés de façon précise dans l’espace et présentés en boucle. Si le montage en tant que tel est absent de ces films penses‑tu que la mise en espace puisse s’apparenter à une opération de montage ? Dans sa déambulation, le spectateur/visiteur serait alors la personne venant articuler les différentes séquences entre elles ?
IB : Oui. Mais je tiens à préciser que ce que tu avances est valable pour certains films seulement. Il est vrai que la disposition des vidéos se fait en général en fonction d’une écriture de l’espace qui convoque les différents effets d’accommodation, de durée de l’œuvre ainsi que la durée des déplacements du spectateur par rapport à celle-ci…
Une mécanique se manifeste à travers des formes non pas de contamination mais plutôt de capillarité. Une vidéo mise en rapport avec une autre va forcément produire une écriture spécifique.
Lorsque je montre la série « Film » avec les dix écrans de projection, cela produit un effet que je qualifierais presque de « photogrammique ». Chaque vidéo porte en elle sa durée propre et la développe, mais, dans le même temps elle s’inscrit dans une durée d’ensemble. On retrouvait également cet effet dans l’exposition « Sommeils » où l’espace lui-même devenait une chambre obscure et où chaque vidéo était comme un rouage de la mécanique d’ensemble. Et c’est effectivement cet ensemble qui créait le montage. Pour cette exposition tout cela était vraiment voulu, conscientisé et fabriqué pour l’occasion. Il a fallu reconstruire les murs à l’échelle des images, donc en 4/3. Projeter, construire, déconstruire, projeter et reconstruire à nouveau autour de l’image, reformuler, démonter et remonter l’espace comme on démonte et remonte des rushes. Une fois que tout est en place le spectateur parcourt l’espace et l’active.
CP : Lors de sa première projection en France au FID Marseille tu as insisté sur le fait que Foyer a été initialement pensé pour être montré dans une salle de cinéma. Pourrait-il également être accueilli dans un espace d’art contemporain ? Quelle différence fais-tu entre ces deux lieux de monstration ?
IB : Travailler sur une exposition conduit à se poser des questions sur les condition de perception : comment voit-on une œuvre ? Comment amener le spectateur à voir une œuvre, donc à voir le monde qui l’entoure ? Lorsque je travaillais sur « Sommeils » j’avais une vision assez critique de la salle de cinéma que je trouvais trop autoritaire. Mais cette vision a évolué peu à peu. Le caractère diffus qu’induit la multiplication des supports de diffusion des images et de la vidéo tend à affaiblir l’attention des spectateurs. Je me sens maintenant plus attaché au fait de montrer les vidéos dans des conditions qui peuvent soutenir cette attention que par le recours à une scénographie fragmentée, multipliant écrans et sollicitations visuelles. Dans ce sens, la salle de cinéma me paraît être l’un des espaces pour voir les plus intéressants parce qu’il permet de focaliser l’attention.
Je sens bien que je suis moi-même affecté par la propension au diffus de tous ces signaux qui nous entourent. Je me surprends à perdre mes facultés de concentration, d’observation et de focalisation. J’ai le sentiment que travailler revient de plus en plus à tenter de réapprendre à observer ce qui nous entoure, à créer les conditions d’un espace-temps pour voir et pour penser.
CP : En tant qu’artiste, comment organises-tu la diffusion et le visionnage de ton travail vidéo qui se situe en partie à la lisière de l’art contemporain et du cinéma ?
IB : Il n’y a pas de règle. C’est très lié au contexte, c’est-à-dire en fonction de l’espace et de ses possibilités de transformation qui permettent de montrer les films de différentes façons. D’ailleurs, certains de mes films ne sont pas du tout adaptés à une projection en salle de cinéma. Je les ai longtemps diffusés sur Internet car je voulais que les personnes qui ne pouvaient pas se rendre aux expositions puissent quand même avoir accès au travail.
CP : De quelle façon as-tu décidé d’aborder ta prochaine exposition personnelle qui aura lieu Jeu de Paume en juin 2017 ?
Je me concentre sur une mise en espace simple. Comment créer un espace pour voir qui puisse relier les différentes vidéos entre elles, tout en préservant un temps particulier pour chacune ? Je souhaite repartir d’une articulation entre durées et échelles. Le croisement de ces deux points constitue l’ossature de chacune des vidéos présentées.
L’exposition va se concentrer sur le détail, l’observation, la matérialité des choses et sur la question de l’expérience au contact du monde phénoménal qui nous est proche. Je pense proposer une progression simple.
J’aimerais que l’on puisse parcourir l’exposition comme on suit un développement, le dénouement d’une corrélation d’éléments différents. Ce développement devrait prendre la forme d’un élargissement progressif. Un peu comme si on ouvrait un diaphragme…
Il y aura beaucoup d’éléments répétitifs : corps, choses en mouvement, mains, intérieurs calfeutrés, paysages, formes géométriques, obscurités et lumières, processus de développements lents…
Cette conversation entre Ismaïl Bahri et Camille Pradon a été enregistrée le 17 août 2016 dans les jardins du Parc du Belvédère à Tunis.
Camille Pradon est artiste, vidéaste, diplômée de l’École supérieure d’art et design de Saint-Étienne. Depuis 2015, elle mène un travail éditorial fait d’entretiens avec des artistes-réalisateurs, les précédents ayant été consacrés au travail de Sanaz Azari et Marie Voignier.
Exposition “Ismaïl Bahri. Instruments”
La sélection de la librairie
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