Le magazine présente un extrait du dernier ouvrage publié par Josef Sudek de son vivant, en 1971, intitulé Janáček – Hukvaldy, en référence au célèbre compositeur tchèque Leoš Janáček (1854-1928) et à son village natal, Hukvaldy. Grand mélomane et passeur de musique lors des salons d’écoute qu’il organisait dans son atelier, Sudek n’avait pas prévu de publier ces images qu’il a réalisées sur plus de deux décennies à partir de 1948. Fidèle à sa pratique minutieuse, il a arpenté Hukvaldy et la campagne environnante à de nombreuses reprises sur les pas de Janáček, rédigeant également les légendes.
JE LE VOIS ENCORE DANS MES SOUVENIRS :
il marche, regarde à travers des jumelles qu’il tient fermement, les cheveux en bataille, l’esprit fébrile. Soudain, une chose attire son attention. Il s’arrête. Il tourne autour, scrute la vraie nature de ce qui a capté son regard. Puis il cherche le bon angle et la bonne lumière. Il se rapproche en tirant son trépied et sa chambre photographique. C’est un appareil si vieux qu’il aurait presque sa place dans un musée. Il le positionne correctement, puis disparaît sous son voile noir. De sa main gauche, la seule qui lui reste, il se débrouille comme il peut et ajuste à tâtons l’objectif et le trépied en bois. Il se calme un moment, puis s’agite à nouveau. Il émerge du voile, repositionne la chambre, traçant ainsi au sol de petits arcs de cercle. Puis il replonge pour viser à nouveau. Quelque chose le chiffonne. Il réfléchit. La situation semble finalement lui convenir — lui seul en connaît la raison. De retour sous le voile, il réitère les mêmes gestes. Dix, vingt, cent fois. Une heure entière peut s’écouler avant la moindre photo. Et une seule prise de vue ne saurait suffire. Il faudra revenir de nombreuses fois pour capter l’essence du lieu, pour tenter plusieurs alternatives. À de rares occasions seulement, l’inspiration du photographe rencontre des conditions favorables, et par le plus grand des hasards, les choses se font plus vite.
Il est retourné à Hukvaldy pendant vingt ans avant d’obtenir une collection de plusieurs centaines de photographies. Et ce ne fut pas chose aisée ! Au cours de ces deux décennies, certains paysages ont même disparu. Il a exploré chaque centimètre de cette région jusqu’à en devenir un intime, comme un amant connaît le corps charmant de sa maîtresse. Jamais il n’aurait pu quitter cette campagne-là. Et pourtant, il manquait encore quelque chose. Il y a peu de temps, bien des années après ces visites, j’ai revu les images sereines de la maison de Leoš Janáček, avec sa chaise et son pupitre, avec ses rideaux ondoyant entre ombre et lumière. Doucement, l’adagio de ses Lettres Intimes, aux notes passionnées et mélancoliques, me venait à l’esprit. La décision était prise. Nous sommes allés le voir pour lui dire en face : M. Sudek, vous ne sauriez les cacher un instant de plus, les gens doivent voir vos photographies de Hukvaldy. Faites-en un livre.
C’est avec précaution que je feuillette les pages de cette œuvre, craignant de rompre son charme lyrique. Chers amis, ce n’est pas un simple livre, c’est un véritable poème qui se trouve sous vos yeux ! À l’origine, il y a le grand intérêt que Josef Sudek porte à Leoš Janáček et à sa musique, enchanteresse et mélancolique. Lorsqu’il vit les paysages de Hukvaldy et leur beauté pastorale, rustiques et pourtant si délicats, il sut tout de suite que c’était l’incarnation de sa musique. Cette terre a donné vie à Janáček, qui lui rendit hommage par un hymne éternel.
Leoš Janáček est né ici, il y a passé les onze dures années de son enfance (de 1854 à 1865), dont il ne restera que de vagues réminiscences. Vingt-trois ans plus tard, une fois devenu adulte, il reviendra à Hukvaldy de plus en plus fréquemment, et ce, pendant quarante ans (de 1888 à 1928). Ainsi en a décidé le destin. Ici se trouve la clé du mystère de son talent. Ses origines sont là : au village, dans l’école, à l’église. Le terreau social de son enfance a eu une profonde influence sur toute sa vie. Ce sont les racines de son identité morave : les chansons et les danses locales, les souvenirs de l’auberge « U Harabisa » et ses « Dymák », danses intenses et entraînantes. Sobotík, le conteur du village, musicien, maire et boulanger. Le doux dialecte de la région de Lašsko, sa mélodie et son rythme si particuliers, qu’il ne cessait de reprendre dans son travail, à chacune de ses visites à Hukvaldy. Et Hukvaldy de lui remémorer les plus beaux souvenirs de sa fille Olga, comme si toute sa mémoire ne pouvait le conduire qu’à cet endroit. Les souvenirs de ses sorties avec son « Cercle sous l’acacia » dans les années 1890, en quête de chansons, de jeux, de nocturnes adorées et de la basilique Notre Dame de Frýdek. Au-delà de toutes ces choses, c’est bien la terre que Leoš Janáček aimait le plus : le jardin de Sládeček, et son propre petit jardin autour de sa maison. Il l’avait acheté en 1921 et l’avait progressivement aménagé. Avec des ruches et des sentiers, c’était une invitation à la balade. C’était un paradis pour les animaux, peuplé d’arbres vénérables, dominé par les ruines imposantes d’un vieux château. Il y avait aussi les eaux tumultueuses de la rivière Ondřejnice qui descend des montagnes. Les forêts denses et mystérieuses sur les reliefs de Babí Hůra et de Kazničov, avec des bancs au calme et des puits frais qui brillent comme des pierres précieuses au milieu de pentes boisées. Là où les tanières des renards incarnent la liberté animale, là où les panoramas s’étendent à l’infini, tels les bras d’un géant qui enveloppent le paysage alentour, serpentant avec passion, éclairés par des halos brumeux ou étouffés sous les nuages. C’est là qu’il se sentait en sécurité, heureux, en paix, tout en exauçant l’impérieuse imagination qui malmenait impitoyablement son vieil âge. C’est là qu’il respirait librement, et c’est là qu’il est mort, emmené par le puissant air de l’été qu’il aimant tant…
Tout est là, dans ces pages imprégnées de la compassion de Josef Sudek, tout y est consigné grâce à la magie de sa chambre. Dans le chuchotement et les vibrations des violons et des altos en la bémol mineur de Leoš Janáček, les paysages qui lui ont donné vie respirent avec satisfaction.
Jaroslav Šeda
in. Josef Sudek, « JANÁČEK – HUKVALDY », ed. Supraphon, Prague, 1971.
Tous droits réservés © Josef Sudek / Supraphon.
Traduction de l’anglais : Aurélien Ivars
Écouter Leoš Janáček — String Quartet No. 1 « Kreutzer Sonata » / Meccore String Quartet
Écouter Leos Janacek : Dans les brumes (Benedek Horvath)
Exposition “Josef Sudek. Le Monde à ma fenêtre”
La sélection de la librairie
I CAN SEE HIM IN MY MIND:
walking along, peering through tightly held binoculars. Hair dishevelled, excited. Something suddenly catches his attention. He stops. He walks around it scrutinizing the true nature of the object which caught his eye. Then he tries out the correct angle of vision and light. He drags forward his camera stand —— so ancient that it is almost a museum piece. He sets it in the correct position and disappears under the black cloth. He fumbles underneath it, his left hand — which he has to use for everything – feeling for the lens and the wooden legs of the camera. He stands quiet for a while and then gets restless again. Emerging from under the cloth, he adjusts the position of the camera, tracing a small semi-circle as he does so, and then looks into the camera again. Something is not to his liking. He waits. Finally it seems he has made the alterations he wanted — only he knows what they are. He disappears under the cloth again and repeats the whole process. Ten times, a hundred times. Indeed, a whole hour may pass before he takes a picture. And one picture is never enough. It means coming here many times to get the real spirit, to try different alternatives. Only rarely, when by lucky chance both circumstances and inspiration coincide, do things go quickly.
Visits to Hukvaldy went on for twenty years before his collection of photographs numbered several hundred. And the trouble many of them gave him! Some of the objects even disappeared during those twenty years. He explored every inch of the country knowing it intimately as a lover knows the graceful body of his mistress. No, he could never give up this particular countryside – yet, somehow, it still was not “perfect” or “ready”. Not long ago, after a lapse of many years I looked again at those peaceful photographs of Janáček’s house with his chair and writing stand and the curtain figured with a poetic arabesque of sun rays and shadows. Gently there came to me the sound of the passionate and then somewhat sad Adagio from his Intimate Letters. And the decision was made. We went to see him and announced firmly: You can’t hide them any longer, Mr. Sudek. People must see them. Make a book of the Hukvaldy photographs…
I am handling this beauty with care, fearing to break its lyrical spell. Friends, you are not looking at a document — you are reading a poem ! The beginning of it all was Sudek’s feeling for Janáček, his appreciation of the enchantment and bitterness of his music. As soon as he saw the rough yet tender quality of the pastorally beautiful countryside round Hukvaldy, he knew it was Janáček’s music in visual form. That it drew its life from this land and carried its echo like a hymn into eternity.
The fact that Janáček was born here and that to the eleven hard years of his childhood (1854—1865), later fading and crumbling into fragments of bare reminiscences, and to the twenty three years of his maturing – he added forty years marked by more and more frequent visits to Hukvaldy (1888—1928) – is a circumstance of fate. It is the key to the mystery of his art. His family origin is here: in the village, at school, in the church. The social background of his childhood had a profound impact on the whole of his future life. Herein lie the roots of his Moravian-ness: the local songs and dances, memories of the inn “U Harabiša” and its wild, tense “Dymák” dances, of Sobotík, the village chronicler, musician, mayor, and baker, and the soft dialect of the Lašsko region with its special melody and rhythm to which he returned time and again in his work during each visit to Hukvaldy. And Hukvaldy conjured up his tenderest and brightest thoughts of his daughter Olga as it was to this spot that his lane of memories led.
Memories of those “Circle Under the Acacia” excursions in the nineties in quest of songs, games, beloved nocturnes and Our Lady of Frýdek. Yet, of all these things it was the land Janáček loved best: Sládeček’s garden, and his own little garden round the house, which he bought in 1921 and gradually furnished; bee-hives, pathways, inviting one to take a walk; the wonderful game-reserve enclosing biblical trees dominated by the mighty ruins of an ancient castle. Then the rushing mountain river Ondřejnice, the dense and mysterious forests on the hills of Babí Hůra and Kazničov with restful benches and cool wells shining like precious stones in the wooded slopes, where the fox lairs smell of animal freedom, where vistas stretch endlessly like gigantic arms into the surrounding countryside, excitingly undulating, lightened by curling cloudlets or burdened by clouds. It was here he felt safe, happy, and at peace, and, at the same time, responding to the new surge of imagination mercilessly lashing his old age. Here he breathed freely and here he died, overcome by the strong summer air which he needed so much…
It is all here, in these pages, imbued with Sudek’s loving understanding, all recorded by his magic box. In the whisper and ripple of violins and violas in Janáček’s A Flat Minor, the countryside which gave him life breathes content.
Jaroslav Šeda / Translated by Y. Šebest’áková
“JANÁČEK – HUKVALDY” by Josek Sudek. Foreword by Jaroslav Šeda. Published by Supraphon, Prague, 1971. All images © Josef Sudek Estate / Supraphon
The Intimate World of Josef Sudek / exhibition