— La parole à…
Adele Tutter : Sudek, Janácek, Hukvaldy et moi


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Pour les Tchèques, le concept de nation était — et reste — une notion concrète et physique, et nombre d’entre eux adhèrent encore à un animisme franciscain profondément enraciné, à un rapport d’identification avec la nature de l’ordre du sensuel et du transcendant. Comme le démontrent largement les photographies de Josef Sudek, d’une grande bienveillance envers la campagne de Bohême et de Moravie (Tutter, 2013), « l’amour du pays, c’était l’amour des lacs, de l’agencement des champs, des rivières, des villes et des villages, mais aussi l’amour de ses caractéristiques historiques, politiques et linguistiques » (Beckerman, 1986, p. 67).


En 1928, pour célébrer le dixième anniversaire de la première République tchèque, il publie un superbe livre in-folio de photographies de la cathédrale Saint-Guy de Prague. Couronnant le château (Hradčany), elle est le principal symbole iconographique de la ville, et sa construction a duré près de six siècles. Ses images documentent sans concession la fin des travaux, menés à la hâte pour coïncider avec le dixième anniversaire, révélant ainsi l’histoire et la fragilité de la cathédrale (Tutter, 2013).



Figure 13.3. Photographies de Sudek. À gauche, Svaty Vit, la statue du Saint Empereur Romain, couronné à Prague en 1347. À droite, les flèches de Svaty Vit (Saint Vitus), et au loin, Narodni divadlo (Théâtre National Tchèque)

Figure 13.3. Photographies de Sudek. À gauche, Svaty Vit, la statue du Saint Empereur Romain, couronné à Prague en 1347. À droite, les flèches de Svaty Vit (Saint Vitus), et au loin, Narodni divadlo (Théâtre National Tchèque).



Après l’invasion de la Tchécoslovaquie par Hitler en 1939, Josef Sudek retourne à la Cathédrale Saint-Guy pour une autre série de photographie qui détaille méticuleusement ses intérieurs et ses environs. L’une d’entre elles représente une statue en pierre de Charles IV. Roi de Bohême et souverain du Saint-Empire Romain, il a lancé le chantier de la cathédrale et il a fondé l’université Charles de Prague (Univerzita Karlova), la plus ancienne d’Europe (Fig. 13.3, à gauche). Dans l’objectif du photographe, le père de la patrie tchèque (Otec vlasti) sourit, couvant des yeux la cathédrale achevée qu’il avait autrefois imaginée. Mais ce qui échappe peut-être au regard, c’est que son profil se fond avec l’aigle morave, emblème héraldique des anciens territoires de Bohême et de Moravie1. Dans une autre photo, les flèches gothiques de la cathédrale encadrent le théâtre national de Prague, édifice plus récent dont le toit, à la fois imposant et étonnamment raffiné, est entouré d’arbres qui semblent le protéger (Fig. 13.3, à droite). En représentant des lieux sans âges et en privilégiant des symboles au caractère clairement national, ces images emblématiques de Prague sont la preuve que le pays souverain du photographe a, contre toutes attentes, survécu. Si Leoš Janáček a rendu hommage et a préservé la langue parlée de la Tchéquie par sa musique, Josef Sudek, lui, l’a fait grâce à son langage photographique où se déclinent saints et monuments, champs et forêts.

[…]

Dans la maison de Leoš Janáček à Hukvaldy, Josef Sudek a photographié des objets du quotidien. Pourtant, d’une certaine manière, ils sont tout sauf ordinaires. La chaise, par exemple, est un objet à part, empreinte du corps qu’elle reçoit, aussi intime qu’un vêtement. Selon ma théorie, les œuvres du photographe, tout comme une chaise, fonctionnent comme une version concrète et esthétique du concept de moi-peau, élaboré par le psychanalyste Didier Anzieu (1985). Ce concept délimite et contient un moi fracturé par des traumas, navigant dans un monde précaire, voire apocalyptique. Ainsi, de manière similaire, l’allégeance du photographe à son pays et son vœu de ne plus sortir de ses frontières ont renforcé les frontières de son moi, tout comme les frontières du pays avec lequel il s’identifiait, en les reliant et en les organisant (Tutter, 2013).


La relation qu’il avait avec Leoš Janáček a pu jouer un rôle similaire. Lorsqu’il rompt le serment de ne plus voyager pour se rendre à Hukvaldy, le compositeur décédé depuis vingt ans devait néanmoins être tout à fait vivant à ses yeux.


L’image dont je me rappelle, celle de la chaise dans le salon de Leoš Janáček, fait partie d’une série. Josef Sudek l’a photographiée à au moins trois reprises. À chaque fois, le rideau en dentelle offre un jeu d’ombres et de lumières sur le siège vacant. En 1948, la chaise est à droite de l’harmonium, celui où le musicien composait, à côté de la fenêtre, encadrant une vue qui devait lui être très familière (Fig. 13.4, à haut, à gauche). En 1960, elle est posée devant une autre fenêtre (Fig. 13.4, en bas à gauche), puis elle revient vers l’harmonium dans la photo prise lors de son dernier voyage en 1970. La mise au point est plus nette, preuve irréfutable que la maison est en ordre, comme elle l’avait toujours été et comme elle le restera pour l’éternité (Fig. 13.4, en haut à droite). Mais il suffit de regarder par la fenêtre de cette dernière image pour voir qu’une chose a bien changé : il n’y a plus un arbre, mais deux.



Fig. 13.4. Extrait de Janáček-Hukvaldy, Josef Sudek. En haut à gauche, 1948 ; en haut à droite, 1970 ; en bas à gauche, 1960. En bas à droite, sans-titre, non daté.



En parcourant l’œuvre prolifique du photographe, on y retrouve une chaise tout à fait similaire, dans sa propre maison. Elle n’est pas occultée par un rideau, mais par le cadre de l’image, qui lui ampute ses jambes (Fig. 13.4, en bas à droite).


Il est possible que l’insistance de son éditeur ne fût pas la seule raison qui poussa Josef Sudek à publier les photos de Hukvaldy. Ce n’est qu’après l’invasion soviétique de 1968 et la perte des dernières illusions de liberté et de paix qu’il accepta. Janáček-Hukvaldy est son dernier projet, et c’était manifestement un projet très personnel. Selon moi, son voyage à Hukvaldy est un geste réfléchi de dissidence en réponse aux événements provoqués par l’hégémonie soviétique, tout comme il était retourné à la cathédrale Saint-Guy en réponse à l’occupation nazie. Dans Janáček-Hukvaldy, Josef Sudek offre la preuve irréfutable que la maison de Leoš Janáček est toujours debout, avec une perception profondément mystique qui lui est très personnelle.

[…]

Les liens qui s’établissent entre une musique et un endroit particulier — un phénomène indissociable de l’exil, et que toutes les familles de toutes les diasporas connaissent — imprègnent aussi la relation entre Josef Sudek et Leoš Janáček, mystique et viscérale. En 1898, le compositeur évoquait le rapport inexplicable entre la musique et les images :



Figure 13.12. Photographies de Hukvaldy, extraites de Janáček-Hukvaldy. À gauche, l’église, et derrière elle, l’école où Janáček a vécu avec sa famille. À droite, une cabane abritant une source dans le parc naturel de Hukvaldy.

Figure 13.12. Photographies de Hukvaldy, extraites de Janáček-Hukvaldy. À gauche, l’église, et derrière elle, l’école où Janáček a vécu avec sa famille. À droite, une cabane abritant une source dans le parc naturel de Hukvaldy.



« Le regard apprivoisé d’une poule comme l’œil affûté de l’aigle… le bleu clair des myosotis comme le rouge écarlate des coquelicots sauvages… tout peut susciter en moi un accord de quelques notes » (p. 99). Il expliquait en effet qu’« arriver à créer une image grâce à la musique est quasiment un art graphique. C’est tout un art, quand, par miracle, une vision fugace parvient à se matérialiser » (p. 118). C’est ce miracle que le musicien accomplit dans « La Petite Renarde rusée » (Příhody lišky Bystroušky), un opéra où le mystère printanier de la forêt est convoqué par des rythmes sinueux et attendrissants et des piccolos surnaturels, tandis que d’autres passages plus expansifs et délicieusement lyriques illustrent la joie de l’abondance pastorale. Tels sont les souvenirs et les visions qu’il garde de Hukvaldy.


Josef Sudek était connu pour utiliser des temps d’exposition très longs, parfois de plusieurs heures, pour capturer le mouvement de la vie dans le temps. Dès qu’il enlevait le bouchon de l’objectif, qui faisait office d’obturateur sur sa chambre, il déclarait toujours : « En avant la musique… » Et cette musique n’est nulle part plus évidente que dans la dernière monographie du photographe : Janáček-Hukvaldy.


Tout comme la musique de Leoš Janáček, les images de Josef Sudek expriment la quintessence de l’endroit capturé. C’est avec une tendre affection qu’il cadre toute la dimension rurale de Hukvaldy : les prairies, les ruches, les sources avec leurs cabanes et leurs petits toits de chaume, les torrents étincelants. Il donne à la petite église baroque, là où le jeune Leoš entendit et joua pour la première fois de la musique de chambre, un traitement vaporeux et mystique (Fig. 13.12). À travers son objectif, même les ruines imposantes du château de Hukvaldy ont l’air approchables, voire habitables. Le grand portail en acier du château, en bas de la colline, a même un air anthropomorphique, fin et accueillant, il rappelle chaque jour aux villageois la gloire des empires d’antan. Ses formats panoramiques embrassent avec beauté les paysages de Hukvaldy, ses champs luxuriants et ses collines ondoyantes. On peut sans peine imaginer le chant des oiseaux et le bourdonnement des insectes, les myrtilles cueillies à la main, le soleil qui chauffe les foins, et l’invitation rafraîchissante d’un sentier à l’ombre des arbres.


L’imagerie du photographe représente peut-être encore plus la langue romantique et rhapsodique avec laquelle le compositeur, « enfant du terroir » (Kinnvall, 2004, p. 760), exprimait son amour profond pour son pays et son peuple : « j’ai l’impression que les petites rivières de Lachie s’écoulent au rythme de ses danses depuis l’aube des temps. Un pays magnifique, des gens tranquilles, et un dialecte extrêmement doux » (Janáček, 1982, p. 30)2



Adele Tutter Sudek, Janáček, Hukvaldy, and Me : Notes on Art, Loss and Nationalism Under Political Oppression in. « Grief and Its Transcendence : Memory, Identity, Creativity », ed. Routledge, Londres, 2015. Tous droits réservés © Adele Tutter/Routledge.
Traduction de l’anglais : Aurélien Ivars

Adele Tutter, psychanalyste et professeure en psychiatrie à l’université de Columbia, à New York, explore les fondements de la créativité dans ses écrits. Elle est coauteure de Creativity, Memory, and Identity (Routledge), auteure de Dream House: An Intimate Portrait of the Philip Johnson Glass House (publication à venir, University of Virginia Press), directrice de publication de The Muse: Psychoanalytic Explorations of Creative Inspiration (publication à venir, Routledge), et elle travaille actuellement sur une deuxième monographie intitulée Mourning and Metamorphosis: Poussin’s Ovidian Vision (ouvrages non traduits en français).



“Sudek” – La sélection de la librairie
Exposition “Josef Sudek; Le monde à ma fenêtre”

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