En étroite collaboration avec les Archives Halsman, New York, le magazine publie un extrait de Focus on Myself, texte dactylographié de Philippe Halsman, jamais publié à ce jour. Dans ce court essai autobiographique rédigé à la fin des années 1960, Philippe Halsman fait le point sur son parcours de photographe. Les dernières pages reproduites ici sont consacrées au portrait, son genre de prédilection et une source constante de réflexion sur le medium photographique. Halsman y aborde les différentes étapes de réalisation du portrait, évoquant la puissance de l’invention, la question du style mais aussi certains aspects techniques, avec l’espoir ultime de voir le portrait “traverser l’histoire sous les yeux des générations futures”.
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Les projets extérieurs et les commandes de magazines qui sont venus continuellement interrompre mon travail de portraitiste ont été pour moi très importants et bénéfiques. Quand son travail devient routinier, le photographe stagne. Au lieu de découvrir de nouveaux horizons, il se répète. Au lieu de se servir de son imagination, il se sert de son expérience, c’est-à-dire de sa mémoire. Il ne peut qu’y perdre en stimulation, comme ce peintre français qui s’était spécialisé dans le nu féminin. Après quelques années de ce travail enviable, il soupira : « Pourquoi ne me demande-t-on jamais de peindre un nu de cheval ? »
Mon activité dans des domaines photographiques divers m’a permis de revenir au portrait avec des idées nouvelles, avec un enthousiasme tout frais et en comprenant encore mieux les grands enjeux du portrait. Pour beaucoup de gens, toute photographie d’une personne est un portrait. Or, souvent, les instantanés amateurs ou les prétendus « portraits » des studios professionnels ou même les images saisissantes de photographes célèbres sont artificiels ou vides ou encore offrent une ressemblance fortuite. Un vrai portrait, c’est tout autre chose.
Pour expliquer ce que c’est, prenons comme exemple ma photographie « An American Profile ». Elizabeth Arden en voulait une version en couleur pour une publicité de son rouge à lèvres « Victory Red », or ma photo de Connie Ford était en noir et blanc. Elizabeth Arden a donc demandé à son photographe de s’en inspirer et de prendre un cliché identique de Connie, mais en couleur. Connie a posé deux journées entières pour le photographe d’Elizabeth Arden, couchée sur le drapeau américain à essayer de ressembler à ma photo. À la surprise générale, le photographe n’a rien obtenu de bon et c’est finalement un tirage flexichrome (peint à la main) de mon original qui a été utilisé.
Moi, l’auteur de la photo originale, aurais-je réussi à faire une image identique ? J’aurais échoué, moi aussi. Car un être humain change constamment. Ses pensées et son humeur changent, ses expressions et même ses traits changent. D’une sculpture, on peut tirer des photos identiques à deux moments différents. Mais d’un être humain, c’est impossible.
Nous touchons là au problème crucial du portrait. Si le portrait d’un être humain se compose d’un nombre infini d’images différentes, laquelle doit-on chercher à prendre ? La réponse évidente, mais peut-être naïve, est : la plus importante, celle qui révèle le plus complètement l’extérieur et l’intérieur du modèle. Voilà ce qu’on appelle un portrait. En l’absence de toute autre photo, un portrait véritable doit, aujourd’hui comme dans cent ans, dire à quoi la personne ressemblait et quel genre d’être humain elle était. Les exemples les plus parfaits de ce type de représentation sont les autoportraits de Rembrandt.
Chaque photographe doit décider par lui-même ce qui lui importe : doit-il capter l’essence de son modèle ou faire une photo intéressante. Ou, en d’autres termes : « Quelle est la priorité, le contenu ou le style ? »
Peu avant la Première Guerre mondiale, les ballets russes dirigés par Diaghilev sont venus à Paris. Diaghilev devint le principal novateur et mécène des arts et Stravinsky composa pour ses ballets. Picasso, Bakst, Chagall peignirent des décors pour lui. Jean Cocteau vint le voir et lui demanda : « Que puis-je faire pour toi ? » Diaghilev répondit : « Étonne-moi ! »
Depuis, l’un des principaux objectifs de l’art moderne est d’étonner le spectateur. L’artiste de la Renaissance recherchait la qualité. L’artiste moderne recherche la nouveauté. Peintres, écrivains, dramaturges – mais aussi photographes – veulent étonner, stupéfier et choquer. La photographie connaît actuellement une révolution, une soudaine explosion de styles. Le photographe d’aujourd’hui est en concurrence avec des centaines, voire des milliers d’autres. Pour être remarqué, il cherche à s’en différencier. Il veut avoir son propre style. « En peinture, le style de l’artiste a une importance capitale, le sujet n’en a aucune », prétend-il. En peinture, quand on parle d’un portrait, on dit : « C’est un Van Dijk, un Vélasquez, un Modigliani ». Ce devrait être la même chose en photographie. En attendant, le photographe se demande, inquiet, s’il a trouvé son style…
J’ai souvent entendu de jeunes photographes me dire : « Je cherche encore mon style. » Ce qui signifie généralement : « Je n’ai toujours pas trouvé la recette que personne n’aurait utilisée avant moi. » Mais une recette n’est qu’un maniérisme et je tiens ici à faire la distinction entre maniérisme et style. On confond souvent les deux. Le maniérisme est quelque chose qu’on applique à son travail ; le style, quelque chose qu’on porte en soi.
Tolstoï avait un style. Mais, chaque jour, il implorait : « Mon Dieu, aidez-moi à écrire plus simplement ! ». Il est facile d’imiter un maniérisme. Mais pour imiter le style de Tolstoï, il faudrait être comme Tolstoï. Il faudrait avoir sa philosophie, sa profondeur, sa sincérité, ses doutes, ses émotions.
Il n’y a aucun mal à utiliser des trucs, des recettes ou des maniérismes ; ils ont produit des images intéressantes et parfois permis à des photographes de connaître un succès immédiat, mais ils présentent un gros risque. La formule à succès, tout le monde l’imite. Elle devient cliché et, à force de la voir, le public finit par s’en lasser. Ce qui a catapulté le photographe vers le succès le fait retomber dans l’oubli. Pour rester au sommet, il est obligé de temps à autre d’inventer un nouveau maniérisme. Seuls quelques photographes de grand talent y sont parvenus.
Mais quand un photographe surtout préoccupé de laisser la marque de son propre style sur chacune de ses images s’essaie au portrait, il s’engage dans une impasse. Plus sa personnalité imprègne la photo, moins on trouve dans celle-ci la personnalité du modèle. La question qui se pose est donc : Qu’est-ce qui est le plus important pour le photographe : une image forte ou un portrait révélateur ?
En photographie, il n’existe aucune règle universelle. Chacun doit résoudre ses problèmes seul. Tout ce que je peux vous expliquer, c’est comment j’ai résolu les miens. Quand je photographie quelqu’un, je m’accorde le droit d’utiliser n’importe quel truc, recette ou maniérisme. En revanche, je n’ai pas le droit d’appeler ça un portrait. Car quand j’essaie de réaliser un véritable portrait, je ne cherche pas à exprimer ma propre personnalité. Je ne cherche qu’à saisir celle du modèle.
La personnalité du modèle ? L’essence d’un être humain ? En quoi le photographe est-il qualifié pour déceler l’essence d’un être humain ? Il y a là un paradoxe intéressant. Alors que la compétence professionnelle d’un ingénieur fait de lui un bon ingénieur, la compétence professionnelle d’un photographe ne fait de lui qu’un bon technicien de la photographie. Ce n’est que s’il est observateur et sensible qu’il pourra comprendre et jauger un de ses semblables. Plus vous avez de profondeur, plus votre photographie en aura. De sorte que je donnerais à un jeune photographe le conseil suivant : plutôt que de développer tes connaissances techniques, mieux vaut te développer en tant qu’être humain.
Mais supposons que notre photographe possède toutes les qualités requises. Se pose alors le problème le plus aigu du portrait : quelle est l’essence d’un être humain ? Le philosophe grec Héraclite a dit : « Panta rhei » (« Tout coule ») ; on ne peut se baigner deux fois dans le même fleuve car ce ne sera pas la même eau. En somme, tout change tout le temps. Tolstoï ne croyait pas du tout à la caractérisation. « Comment pouvons-nous décréter, demandait-t-il, qu’Ivan est courageux ou Piotr menteur quand on sait que, demain, Ivan peut détaler à toutes jambes et Piotr dire la vérité ? »
Est-ce que je partage l’opinion de ces penseurs qui nient l’existence même de ce que je cherche à saisir ? Pour être franc : oui. Je crois qu’ils ont raison. Comme eux, je pense que, parmi toutes les choses que nous trouvons normales, beaucoup sont insensées ou incompréhensibles ou n’ont peut-être même aucune existence.
En physique et en biologie, quand on étudie les mystères les plus profonds de la vie ou de la matière, on constate qu’on n’obtient pas de réponse absolue. Comme dans ces disciplines, le photographe est obligé de poser certaines hypothèses pour mettre de l’ordre dans un chaos apparent. Je pose donc l’hypothèse qu’il existe quelque chose qu’on appelle caractère et que ses traits principaux forment l’essence de la personnalité.
Si l’on pouvait saisir ces traits, on obtiendrait le portrait idéal. Pourtant, il est impossible de condenser une personnalité complexe en une seule image. Nous savons que Einstein aimait rire, mais le montrer en pleine réflexion a plus de sens. Churchill devait avoir ses moments de faiblesse, mais c’est de sa force que l’on se souvient.
Supposons que j’aie fait mon choix et que je sache les traits de caractère que je veux capter. Comme procéder ? Le modèle est là : généralement tendu, peu sûr de lui, gauche, parfois contrarié et impatient, parfois même apeuré. La situation où le photographe le rencontre est totalement artificielle.
Certains adeptes de la photo spontanée passent des jours et des semaines avec leur sujet. Celui-ci finit par oublier leur présence et redevient lui-même. Moi, ce qu’on m’accorde en général, c’est une « séance de portrait ». Elle peut durer de quelques minutes à quelques heures. À moi de détendre le modèle ou de provoquer chez lui une réaction pour transformer la confrontation contre nature entre un modèle et un appareil en une rencontre naturelle entre deux personnes.
En principe, je m’efforce d’être seul avec mes sujets. Généralement je me fais aider d’un assistant silencieux – en voyage, c’est souvent ma femme. La situation devient ainsi très intime. Parfois, je reste absolument muet pour ne pas troubler l’atmosphère. Parfois, j’essaie d’être stimulant. En conversant avec le modèle, j’essaie de le placer dans l’état d’esprit que je cherche à saisir. Parfois, je tâtonne, parfois un accident vient à mon secours et je sens la résistance disparaître. L’espace d’un instant, le sujet oublie qu’il est devant un objectif. Il est là tel qu’en lui-même, surpris dans un moment de vérité.
Mais ici une parenthèse s’impose. Est-ce suffisant de ne saisir qu’une seule facette de son modèle ? À supposer que vous vouliez montrer sa gaîté foncière, vous n’obtiendrez de lui qu’un sourire ravi. Ce sera sans doute une image forte, mais un portrait faible. Si vous l’accrochez au mur, vous vous lasserez de ce sourire au bout de quelques jours. Celui de la Joconde en revanche, vous pouvez le regarder aussi souvent que vous voulez car il y a beaucoup de choses derrière. Et le sourire est ainsi fait que, d’un jour sur l’autre, il peut prendre pour vous des significations différentes. Telle est l’essence de l’œuvre d’art : on n’en atteint jamais le fond. Si une image possède exactement la même signification pour tout le monde, elle fera une œuvre d’art plate et dénuée de sens. Il en va de même pour un portrait : sans profondeur de caractère et de sens, il reste pauvre.
Mais supposons que l’on ait réussi dans une certaine mesure à cerner l’essence de notre modèle. Un nouveau problème se pose : comment montrer qu’on l’a cernée ? L’image qu’on a prise est notre vision de la personnalité de cette personne. Mais cette vision, comment la présenter ?
Je crois qu’il faut être d’une totale sincérité. Je ne veux pas imposer mes idées à mes modèles en les forçant à prendre des poses qui ne leur sont pas inhabituelles, en modifiant l’inclinaison de leur tête ou en arrangeant leurs mains. Je veux qu’ils soient tels qu’ils sont. Mais je tiens aussi à en donner une vision claire et forte. Par exemple, je ne considère pas que, pour trouver la bonne exposition, l’éclairage se mesure avec un posemètre. Je veux que ma lumière soit telle que, sur un tirage en deux dimensions, elle donne l’impression de la troisième dimension, elle montre le volume et la profondeur. Mais surtout, je considère la lumière comme un outil de caractérisation. La lumière peut être douce et elle peut être dure. Il serait ridicule d’affaiblir la force d’un visage par une lumière plate et diffuse ou d’utiliser un éclairage théâtral pour montrer une expression tendre et paisible.
L’angle de prise de vue est un autre outil de caractérisation. En plaçant l’appareil en hauteur, on peut mettre en valeur le front d’un penseur ; en l’abaissant, le maxillaire d’un boxeur. Dans un visage de femme, on peut faire ressortir les yeux – reflet de son âme – ou la bouche – reflet de ses sens. En descendant l’appareil, on peut faire en sorte qu’une personne paraisse plus grande ; en le montant, qu’elle paraisse plus petite.
Chaque étape – le recadrage de l’image, le contraste du papier de tirage, le masquage au tirage et même le basculement de l’axe de la photo –, tout, finalement, introduit des nuances psychologiques dans un portrait. Il faut être sûr que chacune de ces étapes renforce la vision au lieu de l’affaiblir.
Michel-Ange, parlant de son travail, a dit : « Quanto sangue costa ! » (« Combien de sang il en coûte ! »). Combien de fois, regardant un portrait fini, ai-je – sans être Michel-Ange – songé à ces paroles… La plupart des gens ne les comprennent pas. En quoi est-ce difficile de photographier un visage ? Ils vont remarquer la netteté d’un pore, mais pas la profondeur d’une expression. Par bonheur, il existe certaines personnes plus sensibles à la finesse de perception du photographe qu’à celle de son objectif. Celles-ci savent qu’un portrait photographique peut être un document d’une grande valeur humaine et que sa vérité, sa beauté et son impact émotionnel peuvent l’élever au rang d’œuvre d’art.
Et il arrive que le photographe obtienne la plus belle de toutes les récompenses: quand son interprétation photographique d’une célébrité devient l’image définitive de cette personne. Quand le portrait qu’il en a donné devient la forme sous laquelle cet être va traverser l’histoire sous les yeux des générations futures.
Philippe Halsman
© 2015 Philippe Halsman Archive
Traduction de l’anglais : Philippe Mothe
Exposition “Philippe Halsman. Étonnez-moi !” au Jeu de Paume
Halsman, la sélection de la librairie
Archives Philippe Halsman, New York