— La parole à…
Josep Ramoneda : “Une idée philosophique de la ville”


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Qu’est ce que la ville ? Se poser une telle question n’est ni un caprice, ni un jeu de l’esprit. Il est possible en effet que la ville ne soit plus ce que nous pensions qu’elle était, ou qu’elle n’existe même plus. Ce qui ne serait pas vraiment une catastrophe puisqu’il est dans l’ordre des choses que celles-ci naissent, croissent puis meurent. L’humanité a du mal à changer les mots, et parfois les choses changent plus vite que les paroles : nous conservons les mêmes mots pour désigner des choses qui ne sont plus ce qu’elles étaient.

Si j’éprouve de l’intérêt à m’interroger sur ce qu’est la ville, c’est parce qu’il me semble que cette question est très liée à une autre interrogation logée implicitement dans l’énoncé du titre de cet essai : qu’est-ce que la philosophie ? Il existe un lien originel entre la philosophie et la ville. Pas seulement parce que la philosophie naît et se développe dans la ville (ou, si vous préférez, dans les quartiers), dans la Grèce antique, mais aussi parce que sans le cadre de la ville, la philosophie n’aurait pas existé. En dehors de la ville, la pensée ne bénéficiait ni de l’autonomie ni de la pluralité nécessaires à la constitution de la philosophie.

La philosophie est un phénomène urbain et la ville est un phénomène d’importance philosophique. En disant cela je me porte préjudice à moi-même, puisque si j’arrivais à la conclusion que la ville n’existait plus, j’arriverais à la conclusion que la philosophie aurait également disparu. Un résultat qui ne provoquerait certes pas l’effondrement du monde, mais qui diminuerait un peu mon divertissement et celui de quelques autres, raison suffisante pour y réfléchir un tant soit peu avant de laisser celle-ci pour morte.

Il n’y a pas de philosophie en dehors de la ville. La philosophie est incompatible avec la famille et l’autorité du père, avec la tribu et les prépotences de l’ancien, du prêtre, du sorcier, et avec tous les discours antérieurs et marginaux eu égard au logos. Et pas de ville sans lois dissociatives du logos, dans une reconnaissance de la vérité effective des choses. L’unité n’est pas un objet de la ville, car celle-ci est pluralisme, comme disait Aristote. Et c’est précisément cette observation qui ouvre la brèche autour de laquelle s’articule la capacité dissociative que représente l’introduction de la pensée rationnelle au sein de l’homogénéité organique et, par conséquent, de la possibilité de la pensée philosophique.

Que veux-je dire exactement, en remarquant qu’il n’y a pas de ville si les lois dissociatives du logos, qui rendent possible la philosophie, ne sont pas présentes ? Je donnerai un exemple. Pour moi, la ville du Vatican n’est pas une ville. Rome, en revanche, est bien une ville. La Rome d’aujourd’hui tout comme celle du XVIe siècle, car la fonction du prince et du Pape étaient séparées, même si elles se trouvaient incarnées dans une seule et même personne. Au Vatican, il n’y a pas de séparation possible. Il n’y a pas d’exercice effectif des lois dissociatives du logos. Il n’y a pas de place pour le principe de non-croyance.

L’identité de la ville, c’est la non-identité. Parce que sa seule identité, c’est la diversité. L’idée de ville s’opposerait à des conceptions d’autre nature, qu’il s’agisse de la validité et la signification de la religion, ou de la nation en tant qu’entité spirituelle. Tout ce qui n’est pas pensable d’un point de vue philosophique, car relevant de la stricte assertion ou description, ne pourrait pas entrer dans le champ du concept de ville. La religion peut être affirmée ou décrite au travers de ses épiphénomènes, mais elle n’est pas pensable. Elle n’est pas susceptible d’être soumise aux rigueurs de la pensée philosophique sans que soient altérées ses dimensions les plus essentielles.

Une fois établie la communauté d’origine entre philosophie et ville, pourquoi donc à l’heure actuelle – la philosophie est l’ontologie de l’actualité – la question « Qu’est-ce que la ville ? » revêt-elle une plus grande gravité ? La ville souffre de transformations et de mutations qui la rendent plus difficile à lire au travers des instruments d’interprétation auxquels nous étions habitués. Il est bien vrai que l’homme est naturellement conservateur et qu’il peine à chaque fois qu’il doit changer les codes d’interprétation ; comme dit Xavier Rubert, vu que nous découvrons en général les clés d’interprétation du présent dans les générations antérieures, nous avons souvent la sensation de perdre pied lorsque les événements vont plus vite que les idées.

Le changement d’échelle est le premier obstacle auquel nous nous heurtons lorsque nous pensons la ville aujourd’hui. Un changement de dimension qui rend la ville illisible et irreprésentable en fonction de notre mentalité. Il existe une ville, la ville du flâneur 1, du passant, celle que nous pouvons mesurer au travers de notre promenade, et qui détermine l’idée que nous nous faisons de la ville. Mais c’est une idée-piège. Nous disons : nous sommes allés à Paris. Mais en fait nous sommes seulement allés dans ce Paris où nous portent nos jambes, une partie de Paris, celle qui symboliquement représente Paris. Il est peu fréquent d’aller vers les portes de la ville. Paris, le Paris conventionnel, est un espace très réduit. La ville du flâneur est celle que nous savons raconter et qui possède une certaine efficacité représentative. Lorsque l’on veut représenter une ville, on évoque toujours le centre historique et monumental. L’historicisme reste toujours l’élément vertébral de notre culture.

En revanche, nous nous rendons compte que cette ville est déjà insuffisante. Il existe une autre image de la ville : la vue aérienne. Voilà une première prise de conscience du fait que la ville nous échappe. Une prise de conscience limitée néanmoins, puisque depuis le ciel nous voyons l’ensemble mais pas le détail. Cette ambiguïté continue à alimenter notre peur d’aller au fond des choses.

Dans l’exposition « Les villes : du ballon au satellite » (CCCB, Barcelone, 26/02 – 8 mai 1994), nous pouvions voir le contraste entre, d’un côté, la ville de la moitié du XIXe siècle, juste avant la destruction des remparts et avant la grande expansion, une ville qui possède encore ce caractère mythique de la chose représentative puisque son image, en grande partie, correspond alors aux centres historiques qui symbolisent aujourd’hui chaque ville, et, d’un autre côté, les vastes continuums urbains – de Philadelphie jusqu’à Boston, par exemple –, captés par les satellites dans un monde en processus d’intense urbanisation, qui oblige – comme l’a fait Françoise Choay – à poser la question de la relation entre urbs et civitas, et à se demander si celles-ci ont été définitivement coupées l’une de l’autre.

Si le changement d’échelle est déconcertant, nous serons encore plus déconcertés si, à l’instar de Javier Echeverría, nous partons de la présomption d’une ville qui n’est plus liée à l’idée de territoire – c’est à dire, rendue virtuelle –, où le rapport, le lien entre les uns et les autres, ne correspond plus aux rues et aux places, mais aux autoroutes de l’information.

Est-ce bien cela, la ville ? Si nous nous posons la question, c’est parce que nous possédons une idée de la ville qui nous semble menacée, et que nous aimerions voir perdurer au travers de ces changements dont nous sommes pleinement conscients qu’ils sont inévitables. Il est certes des choses contre lesquelles nous ne pouvons lutter. Seule la pensée la plus rigide, ou les conservateurs de tous bords (de droite et de gauche, d’en haut et d’en bas) pourraient avoir l’idée d’essayer. Qu’y a-t-il de commun entre l’idée que nous nous faisons de la ville, et cette ville résultant des récentes mutations ?

C’est dans cette optique que nous retenons certaines des considérations exposées par Françoise Choay. La ville, avec le temps, a pris deux visages. Il existe en effet d’abord une ville bénéfique pour certains, effigie de l’idée de progrès, ferment de la vie sociale et ouverte à l’anonymat au sein des multitudes ; une ville qui est en cela un espace de liberté, qui se trouve être, de fait, la ville des architectes. Puis une ville maléfique pour les autres, synonyme de chaos, d’indigence et de laideur, dont le cinéma est l’art qui s’en est fait le plus l’écho. C’est dans cette ville que s’est produite la rupture entre l’urbs et la civitas à laquelle je faisais référence avant, entre l’occupation du territoire et le fait culturel, social et moral que nous appelons civisme. Une urbanisation générale du monde s’est produite au cours des dernières décennies : l’espace urbanisé est de plus en plus grand, tout comme le nombre de personnes qui vivent en territoire urbain, sans que ces espaces acquièrent pour autant forcément le statut de ville, au sens où nous l’entendons. Et une chose a aussi disparu, face à laquelle se définissait le monde urbain : le monde rural. Dans certains pays comme la Catalogne, le monde rural n’est plus qu’une prolongation de la ville ; la culture rurale n’existe plus vraiment comme telle.

Cette ville peut-elle encore se définir sans l’opposition avec le monde rural ? Hegel disait que la ville était le siège de l’industrie bourgeoise, de la réflexion repliée sur elle-même et en cours d’individualisation ; la ville comme facteur d’individualisation, alors que la campagne correspondait au lieu de la vie éthique, établie conformément à l’ordre de la nature et à l’ordre familial. Une manière d’exprimer l’idée récurrente de la ville comme lieu de l’individualité, de la singularité, de la liberté, face à la campagne en tant qu’espace de ce qui est organique, commun, collectif, où la liberté est soumise aux contraintes de la nature et où la main de l’homme reste encore trop faible pour se libérer tout à fait des exigences de celle-ci.

Une fois disparu le monde rural, un des deux pôles de la relation, Choay se demande s’il est pertinent d’insister sur l’autre pôle, la ville. Certains, Weber par exemple, parlent de « post-city age ». Quand on n’a plus d’autre choix que celui du recours au post, il est clair que l’on n’est pas encore capable d’identifier avec un nouveau nom ce que l’on cherche à décrire. Lui-même parle d’un espace urbain non situé. Il est curieux de rappeler la définition de l’utopie : « ce qui ne possède pas un lieu précis », du grec ou, « non », et topos, « lieu ». Sommes-nous en train de penser la ville en termes d’utopie, alors qu’elle est plus dystopique que jamais ?

L’urbain poursuit son chemin en marge de la ville, et va au-delà du concept de ville. Quel concept de ville ? Revenons sur les aspects catégoriels avec lesquels j’ai caractérisé la ville jusque-là : la ville comme facteur de singularisation, comme espace de liberté, comme lieu de la dissociation pluraliste du logos. La ville comme expression de la fracture provoquée dans la culture par l’irruption de la pensée rationnelle.

Pour aller un peu plus loin, la meilleure manière d’aborder l’idée de ville, c’est de partir d’une question négative : pourquoi détruit-on la ville ? Pourquoi les grands de ce monde (ou de l’au-delà de ce monde : rappelez-vous Yahvé lançant ses furies contre Sodome et Gomorrhe) éprouvent-il systématiquement le besoin de détruire la ville ? Que veut-on détruire à Sarajevo, pour reprendre un exemple qui commence à être un peu cliché, mais qui possède encore un pouvoir d’identification ? Ce que l’on voulait détruire dans les villes était très clair pour Machiavel : « quiconque deviendra maître d’une ville habituée à jouir de sa liberté, et ne la détruira pas, devra accepter que celle-ci le détruise lui-même. Si on ne procède pas à la dispersion ou à l’extermination des habitants, le nom de la liberté ne s’en ira jamais de leur cœur ou de leur mémoire, tout comme les anciennes institutions, et tous y auront recours à la moindre occasion qui leur sera présentée ». Machiavel savait parfaitement pourquoi il fallait détruire les villes : pour détruire la mémoire et la liberté.

Sommes-nous à la fin de la forme de la ville et devons-nous mettre à jour cette nouvelle chose – ou lui donner un nom – qui est déjà en train de la remplacer ? Ou pouvons-nous réellement penser qu’il existe une continuité entre l’idée de ville, dont nous nous sentons proches, et la ville future, vu l’état de débordement de la masse critique qui rendait possible ce qui constituait pour nous ce concept familier de ville ? Ou bien, pour poser la question d’une autre manière, existe-t-il quelque chose qui nous permette de dire que des espaces aussi différents que Mexico, Khartoum, Chicago ou Barcelone, par exemple, sont bien des villes, et que toutes celles-ci possèdent, dans un endroit secret, une nature commune ?

On a tendance dans ces cas à décréter la mort d’un concept, quand il devient de plus en plus difficile à traîner toujours derrière soi. Jean Baudrillard est un vrai professionnel du genre et, depuis des années, il décrète la mort de tout : de l’art, de la philosophie, de la politique, des masses, de l’individu, de la mort. De tout. Ces exercices finissent par n’être que des jeux rhétoriques qui n’expliquent rien des phénomènes réels. Entre un concept de rationalisation parfaite – qui, à un moment de notre époque a alimenté les traditions de l’architecture et de l’urbanisme –, la ville symboliquement contrôlée par les politiques, et la ville éventrée que la réalité met devant nos yeux, entre ces trois figures donc, dont deux que nous contrôlons trop et une autre qui nous échappe, il existe un espace frontalier par lequel doit se faufiler la philosophie pratique.

Est-on en train d’assister à une rupture irréversible du mariage urbs-civitas, ou bien cette idée de ville peut-elle être toujours en vigueur dans la ville du futur, même au-delà de l’assignation à un territoire précis ? Pas besoin d’être excessivement hégélien pour se rendre compte que le passage de la quantité à la qualité se fait très facilement. Il y a des questions de distance, de mesure, qui présentent une pertinence qualitative. Et l’expérience de la ville, c’est l’expérience que font les hommes du contact, du mouvement, de la possibilité d’avoir des relations, de se cacher, de se promener, de se déplacer. Notre expérience de la ville possède cette dimension concrète, et c’est pourquoi il existe des phénomènes de transformation de la ville contemporaine auxquels nous pourrions attribuer des conséquences anthropomorphiques. Une ville dont les limites ou les outre-limites seraient déterminées par le contact télématique ou par des distances difficilement appréciables par nos références sensorielles, est-ce encore ou non une ville ? Je crois qu’il est très intéressant, pour comprendre la société contemporaine, de faire attention à ce qui a remplacé les utopies, après l’échec des discours nourrissant de grandes promesses. Je me réfère en cela aux grandes utopies littéraires. Je pense à des écrivains comme Ballard ou Bradbury. Crash ! ou L’île de béton, de James G. Ballard, sont de vrais portraits en noir et blanc de la réalité annoncée en technicolor dans laquelle nous vivons. Il y a un personnage de Bradbury, dans les Chroniques martiennes, qui arrive près de la terre, en provenance de la planète Mars, et qui, après avoir réussi à capter le premier message télévisuel, dit : « ça y est, je suis chez moi, je suis arrivé dans ma ville ». Il s’agit d’une reconnaissance clairement extraterritoriale. Pour lui, l’arrivée dans la ville ne correspond pas au moment où il met un pied dans son territoire, mais au moment où il reçoit un message sensoriel qui lui est familier et qu’il identifie comme étant sa ville, lorsqu’il entre dans l’espace où arrivent les ondes émises depuis cette ville. Le personnage de Bradbury ne peut plus faire comme cet ami madrilène, le plus citadin des citadins, qui, de retour de vacances et tellement content de marcher à nouveau sur l’asphalte après un mois insupportable entre les vaches et les légumes, descend de voiture et embrasse le sol. Le personnage de Bradbury pourrait seulement lancer un baiser en l’air. Deux idées de la ville existent implicitement dans ces deux images.

S’il existe une idée de la ville susceptible de survivre, celle-ci se trouve probablement sous forme d’articulation. Une fois abandonnée l’imbrication directe urbs-civitas, la civitas deviendra peut-être un réseau, plutôt que cette chose installée, solide et référentielle qu’est la ville représentée par le centre historique, la cathédrale et quelque gratte-ciel moderne. Cette ville aura tendance à s’estomper et à s’articuler dans la trame. La possibilité de survie de l’idée de ville au-delà de sa masse critique viendra peut-être de la prolifération des centres et des points de référence. De l’articulation et de la connexion entre des espaces urbains qui existent déjà. La nouvelle ville, en tant que ville des villes, afin de pousser jusqu’à ses dernières conséquences la loi aristotélicienne qui énonce que l’unité n’est pas un objet de la ville car celle-ci est pluralisme.

La nouvelle ville, en tant que ville des villes, comme une manière de conférer une existence à la prolifération des centres et des points de référence qui vont au-delà des centres qui avaient historiquement supporté tout le poids symbolique. Cette multiplicité doit être une multiplicité communiquée et mise en relation entre ceux-ci, car nous aboutirions peut-être sinon à la consolidation de situations de ghettos et de fragmentation ou, pire encore, à quelque chose qui commence déjà à exister aux États-Unis, à savoir les villes fermées, les espaces-bunkers où se regroupent des personnes choisies en fonction de leurs croyances, leur race, leurs attitudes ou leur condition. Ces choses-là ne sont pas des villes, car elles brisent le principe qui stipule que l’unité et la ville sont incompatibles. Les hommes libres d’Oklahoma, qui vivent enfermés dans une enceinte, isolés, sans obéir à l’État et livrés à une vie en autarcie, ne sont pas qu’un exemple isolé. Aux États-Unis, l’idée de ces villes fermées où les habitants ont tourné le dos au reste de la société commence à se répandre; et en Amérique du Sud, beaucoup de riches vivent déjà ainsi, dans des villes-bunkers. Ces choses-là ne sont pas des villes. La prolifération des centres ne doit pas obéir à une juxtaposition de villes fermées, mais à un réseau communicationnel, ouvert à l’échange des idées et des choses. La communication et la mobilité du futur doivent favoriser cette évolution. La structure territoriale reçue en héritage et la capacité de relation au-delà de toute limite physique doivent trouver un point de fertilisation mutuelle.

Le deuxième élément important correspond au fait que la ville doit prendre peu à peu la forme d’un espace d’articulation politique. Là, l’Europe peut être pionnière : l’Europe des villes en tant qu’alternative à l’Europe des patries. L’homme est un sujet qui a besoin d’appartenir à quelque chose, mais cette nécessité possède des caractéristiques particulières, qui font que l’appartenance à une ville n’est pas véritablement suffisante, ou relève d’une forme déléguée d’appartenance. Une ville, ce n’est pas un pays, dit Choay avec raison. Une ville génère bien moins de patriotisme qu’une nation. Parce que la ville implique l’introduction de l’élément dissociatif du logos, qui marque une certaine distanciation avec les éléments ataviques à caractère fondamental. L’hétérogénéité de la vie urbaine et la notion de changement qui la préside soumettent à la relativité toute hypothèse fondamentale liée à ce qui va au-delà des créations humaines, cet élément de continuité entre nature et culture qui marque les relations à caractère ethnique, patriotique, sentimental, etc. Si la démocratie est née en Grèce dans les quartiers, l’Europe démocratique pourrait bien être l’articulation de ces grands quartiers, devenus villes, qui la peuplent aujourd’hui. Avec tout ce que cela impliquerait de deuxième révolution laïque. Après la séparation de l’État et de la religion, on pourrait aujourd’hui arriver à la séparation de l’État et des ethnies, des langues, des cultures, des idéologies.

D’une manière très synthétique, j’aimerais présenter les neuf catégories philosophiques autour desquelles s’articule l’idée de ville. Neuf catégories qui possèdent, chacune d’entre elles, des contraires qui renforcent leur propre définition.

La première catégorie, fondamentale, c’est la catégorie du changement. La ville n’est jamais une forme achevée, c’est une forme changeante en permanence. Le changement par opposition à l’immuabilité.

La deuxième catégorie, à laquelle j’ai le plus fait référence, c’est le pluralisme, face à l’idée d’identité.

La troisième, c’est la nécessité, par opposition à la détermination. L’homme, en tant qu’être socialement insociable (l’insociable sociabilité, disait Kant), en tant qu’être à la fois social et autonome, fait de la ville une nécessité ouverte, par opposition à l’idée d’accomplissement des plans préétablis, soit par volonté divine, soit par la nature, soit par l’histoire.

La quatrième, c’est la liberté ; la ville comme espace de liberté dans la mesure où celle-ci offre la possibilité de se cacher, d’échapper aux domaines de domination naturelle qui s’imposent dans d’autres espaces de coexistence, spécialement dans la forme sociale originaire de la famille.

La cinquième, c’est la complexité : la simplicité s’accommode mal dans les villes. La ville est complexe par définition, et toute tentative d’homogénéiser une ville se soldera par la création d’apartheids, d’espaces réservés, incompatibles avec l’idée de ville.

La sixième, c’est la représentation, la ville en tant que lieu de représentation symbolique. L’espace ne peut jamais être un espace homogène, anomique, vide de l’expression d’éléments singuliers. La monumentalité est urbaine. Et là où l’on trouve une expression symbolique forte, on retrouve la ville.

La septième, c’est le sens, la ville en tant que créatrice de sens. Comme le dit un proverbe classique, « Dieu a fait la campagne, et l’homme a fait la ville ». La ville comme espace de l’humanité, par opposition à l’espace de la divinité. La ville comme espace culturel, par opposition à l’espace naturel.

La huitième catégorie c’est la transformation, face à l’immuabilité. Quand l’homme veut trop toucher à la ville, celle-ci lui échappe car il existe une logique, d’une certaine manière autonome, d’évolution de la ville. Et la tentation de la détruire, pour l’annuler, surgit fréquemment. Les grands projets utopiques urbains d’aujourd’hui ont une face cachée, celle de la destruction. J’ai été très impressionné, en cela, par Dessau. Dessau, qui devrait être le symbole de l’urbanisme moderne. Or, au contraire, le siège du Bauhaus est entouré d’une vaste extension de bâtiments laids et défectueux, comme un immense Bellvitge 2 d’appartements encore plus petits et de moins bonne qualité. Et c’est là aussi une création du mouvement moderne : les exercices de la raison génèrent des monstres. La ville renferme en elle-même un germe de destruction qui, quand on le pousse au-delà de certaines limites, devient létal. Dans la ville, le moi anonyme coexiste avec le nous et est porteur de civilité.

Enfin, et en guise de résumé des autres catégories, la ville en tant que domaine du singulier, face à la communauté ; la ville est le domaine du moi, alors que la communauté est le domaine du nous. Et je suis de ceux qui sont convaincus que chaque fois qu’est franchi le pas du moi vers le nous, chaque fois que quelqu’un prend la parole en s’attribuant le nous, il fracture la liberté.

Dans un très beau conte intitulé Les armes de la ville, Kafka parle de la tour de Babel et dit que l’essentiel de cette entreprise était de construire une tour capable de monter jusqu’au ciel. Il s’agissait d’un projet unique, final, commun à tous. Le projet fut un échec. La tour s’effondra. Et de l’effondrement de la tour surgit la diversité, la ville. La tour de Babel n’était pas une ville ; les ruines de Babel sont une ville. La ville que j’aimerais défendre, bien qu’elle semble aller parfois à l’encontre de l’évidence des choses, à l’encontre de l’évidente fracture entre urbs et civitas.

Josep Ramoneda, conférence lue à l’Université de Yale, 2003
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Joseph Ramoneda (Cervera, Lleida, 1949) est journaliste, philosophe et écrivain, chroniqueur régulier dans le journal El País et commentateur à la station de radio Cadena Ser, pour les programmes « Hoy por Hoy » (Jour pour jour) et « Hora 25 » (Heure 25). Il a été directeur du CCCB (Centre de Cultura Contemporània de Barcelona), Barcelone, de 1989 à 2011, président de l’Institut de la Recherche et de l’Innovation (IRI) de Paris à partir de 2009, chroniqueur pour le journal La Vanguardia (1980-1996), et conférencier en philosophie contemporaine à l’Université Autonome de Barcelone de 1975 à 1990. Il a publié de nombreux livres, parmi lesquels son Apología del presente (Apologie du présent, aux Éditions Península, Barcelone 1989), Después de la pasión política (Après la passion politique, Taurus, Madrid 1999) et La izquierda Necesaria (La Gauche nécessaire, RBA Libros, 2012).

References[+]