Manifeste infraréaliste de Roberto Bolaño © Roberto Bolaño, 1976.
Reproduit avec la permission de The Wylie Agency (UK) Limited.
Traduction de l’espagnol : Sol Gil et Antonio Werli 1
Versión original española
LÂCHEZ-TOUT,
À NOUVEAU
premier manifeste du mouvement infrarréaliste
« Jusqu’aux confins du système solaire, il y a
quatre heures-lumière ; jusqu’à l’étoile la plus proche, quatre années-lumière. Un océan démesuré de vide. Mais sommes-nous vraiment certains qu’il n’y ait qu’un vide ? Nous savons seulement qu’il n’y a pas d’étoiles lumineuses dans cet espace ; s’il y en avait, seraient-elles visibles ? Et s’il existait des corps non lumineux ou sombres ? N’est-il pas possible que les cartes du ciel, à l’instar des cartes terrestres, indiquent les étoiles-cités et omettent les étoiles-villages ? »
– Écrivains soviétiques de science-fiction se griffant le visage à minuit.
– Les infrasoleils (Drummond dirait les joyeux garçons du prolétariat).
– Peguero et Boris solitaires dans une chambre lumpen pressentant la merveille derrière la porte.
– Free Money.
Qui a traversé la ville et a eu pour seule musique les sifflements de ses semblables, ses propres paroles d’étonnement et de rage ?
Le beau mec qui ne savait pas
que l’orgasme des minettes était clitoral
(Cherchez, la merde n’est pas seulement dans les musées) (Un processus de muséification individuel) (Certitude que tout est nommé, dévoilé) (Peur de découvrir) (Peur des déséquilibres imprévus).
Nos parents les plus proches :
les francs-tireurs, les cavaliers solitaires ravageant les cafés des chinois d’Amérique latine, les démembrés dans les supermarchés, dans leurs terribles tiraillements individu-collectivité ; l’impuissance de l’action et la recherche (à des niveaux individuels ou embourbés dans des contradictions esthétiques) de l’action poétique.
– De toutes petites étoiles lumineuses nous font un clin d’œil éternel depuis un lieu de l’univers appelé Les labyrinthes.
– Boîte de nuit de la misère.
– Pepito Tequila sanglotant son amour pour Lisa Underground.
– Suce-le, suce-toi, suçons-le.
– Et l’Horreur.
Des rideaux d’eau, de ciment ou de tôle séparent une machinerie culturelle, à laquelle il importe peu de servir de conscience ou de cul à la classe dominante, et un fait culturel vivant, mal en point, mourant et naissant continuellement, ignorant d’une grande partie de l’histoire et des beaux-arts (créateur quotidien de sa très folle istoire et de ses hallucinants bo-zar), un corps qui dans l’immédiat expérimente en lui-même de nouvelles sensations, le produit d’une époque où l’on se rapproche à 200 km/h du merdier ou de la révolution.
« Formes nouvelles, formes étranges », comme disait mi-curieux, mi-souriant le vieux Bertolt.
Les sensations ne surgissent pas du néant (évidence des évidences), mais de la réalité contrainte, de mille manières, à un écoulement continuel.
– Réalité multiple, tu nous rends malade !
Ainsi, il est possible que d’une part on naisse et que d’autre part on soit aux premières places des derniers soubresauts. Formes de vie et formes de mort se promènent quotidiennement sur la rétine. Leur choc continuel donne vie aux formes infrarréalistes : L’OEIL DE LA TRANSITION.
Mettez toute la ville à l’asile. Douce sœur, hurlements de tank, chansons hermaphrodites, déserts de diamant, nous ne vivrons qu’une fois et les visions chaque jour plus épaisses et glissantes. Douce sœur, virées à Monte Albán. Attachez vos ceintures, les cadavres pleuvent. Une embrouille en moins.
Et la bonne culture bourgeoise ? Et l’académie et les incendiaires ? Et les avant-gardes et leurs arrière-gardes ? Et certaines conceptions de l’amour, le beau paysage, le Colt précis et multinational ?
Comme me l’a dit Saint-Just dans un rêve que j’ai fait il y a longtemps : Même les têtes des aristocrates peuvent nous servir d’armes.
– Une bonne partie du monde est en train de naître et une autre de mourir, et on sait tous qu’on doit tous vivre ou tous mourir : il n’y a pas de juste milieu.
Chirico dit : Il est nécessaire pour la pensée de s’éloigner de tout ce qu’on appelle logique et bon sens, de s’éloigner de toutes les entraves humaines de sorte que les choses lui apparaissent sous un nouvel aspect, comme illuminées par une constellation apparue pour la première fois. Les infrarréalistes disent : On va plonger tête la première dans toutes les entraves humaines, de telle sorte que les choses commencent à se mouvoir à l’intérieur de soi, une vision hallucinante de l’homme.
– La Constellation du Bel Oiseau.
– Les infrarréalistes proposent au monde l’indigénisme : un indien fou et timide.
– Un nouveau lyrisme, qui en Amérique latine commence à croître, à se nourrir par des moyens qui ne cessent de nous émerveiller. L’entrée en matière est déjà l’entrée en aventure : le poème comme un voyage et le poète comme un héros révélateur de héros. La tendresse comme un exercice de vitesse. Respiration et chaleur. L’expérience propulsée, structures qui se dévorent elles-mêmes, folles contradictions.
Si le poète s’est immiscé, le lecteur devra s’immiscer :
« livres érotiques sans orthographe »
Nous précèdent les MILLE AVANT-GARDES DECHIQUETÉES DANS LES ANNÉES SOIXANTE
Les 99 fleurs ouvertes comme une tête ouverte
Les massacres, les nouveaux camps de concentration
Les Blanches rivières souterraines, les vents violets
Ce sont des temps difficiles pour la poésie, disent certains, en buvant le thé, en écoutant de la musique dans leurs appartements, en parlant (en écoutant) les vieux maîtres. Ce sont des temps difficiles pour l’homme, disons-nous, en retournant aux barricades après une journée pleine de merde et de gaz lacrymogènes, en découvrant/en créant de la musique jusque dans les appartements, en regardant longuement les cimetières-qui-se-répandent, où les vieux maîtres prennent désespérément une tasse de thé ou s’enivrent par pure rage ou inertie.
Nous précède Hora Zero.
2
Nous sommes encore à l’ère quaternaire. Sommes-nous encore à l’ère quaternaire ?
Pepito Tequila embrasse les mamelons phosphorescents de Lisa Underground et la regarde s’éloigner sur une plage d’où jaillissent des pyramides noires.
Je répète :
le poète comme héros révélateur de héros, comme l’arbre rouge tombé qui annonce l’orée de la forêt.
– Les tentatives d’une éthique-esthétique conséquente sont pavées de trahisons ou de survivances pathétiques.
– Et l’individu pourra marcher mille kilomètres mais à la longue, c’est le chemin qui le mange.
– Notre éthique est la Révolution, notre esthétique la Vie : une-seule-chose.
Les bourgeois et les petits bourgeois font tout le temps la fête. Il y en a une tous les week-ends. Pour le prolétariat il n’y a pas de fête. Que des funérailles avec du rythme. Ça va changer. Il y aura une grande fête pour les exploités. Mémoire et guillotines. La pressentir, la jouer certaines nuits, lui inventer des arêtes et des coins humides, c’est comme caresser les yeux acides du nouvel esprit.
Déplacement du poème à travers les saisons des émeutes : la poésie produisant des poètes produisant des poèmes produisant la poésie. NON une venelle électrique / le poète avec les bras séparés du corps / le poème se déplacent lentement de sa Vision à sa Révolution. La venelle est un point multiple. « Nous allons inventer pour découvrir sa contradiction, ses formes invisibles de négation, jusqu’à l’éclaircir. » Déplacement de l’acte d’écrire dans des zones en rien propices à l’acte d’écrire.
Rimbaud, rentre à la maison !
Subvertir la réalité quotidienne de la poésie actuelle. Les enchaînements qui conduisent à une réalité circulaire du poème. Une bonne référence : Kurt Schwitters le fou. Lanke trr gll, ou, upa kupa arggg, deviennent, en ligne officielle, des investigateurs phonétiques codifiant le hurlement. Les ponts de Ñoba Express sont anti-codifiants : lâchez-le, qu’il crie, lâchez-le, qu’il crie (s’il vous plaît, n’allez pas sortir votre crayon et votre bout de papier, et ne l’enregistrez pas, si vous voulez participez, criez avec lui), lâchez-le donc, qu’il crie, et voyons la tête qu’il fait quand il a fini, à quelle nouvelle chose incroyable on passe.
Nos ponts vers les saisons ignorées. Le poème interconnectant réalité et irréalité.
Convulsivement
Qu’est-ce que je peux demander à la peinture latino-américaine actuelle ? Qu’est-ce que je peux demander au théâtre ?
Plus révélateur et parlant, être debout dans un parc démoli par le smog et voir les gens traverser les avenues en groupes (qui se compriment et s’étendent), quand les automobilistes et les piétons se grouillent de rentrer dans leurs cahutes, et que c’est l’heure où les assassins sortent et les victimes les suivent.
Franchement, quelles histoires me racontent les peintres ?
L’intéressant vide, la forme et la couleur fixes, dans le meilleur des cas la parodie du mouvement. Toiles qui serviront seulement d’enseignes lumineuses dans les salles d’attente des ingénieurs et des médecins collectionneurs.
Le peintre s’installe confortablement dans une société qui est chaque jour plus « peintre » que lui, et là, il se retrouve désarmé et s’inscrit comme clown.
Si un tableau de X est trouvé dans la rue par Mara, ce tableau acquiert le statut de chose réjouissante et communicante ; dans un salon il est aussi décoratif que les fauteuils en fer du jardin bourgeois / question de rétine ? / oui et non / mais mieux vaudrait trouver (et pour un temps systématiser au hasard) le facteur détonnant, classiste, cent pour cent proactif de l’œuvre, en juxtaposition avec les valeurs d’« œuvre » qui la précèdent et la conditionnent.
– Le peintre lâche les études et TOUT statu quo et plonge dans la merveille / ou se met à jouer aux échecs comme Duchamp / Une peinture didactique pour la peinture même / Et une peinture de la pauvreté, gratuite ou assez bon marché, inachevée, participative, de questionnement dans la participation, d’extensions physiques et spirituelles illimitées.
La meilleure peinture d’Amérique latine est celle qui se fait encore à niveaux inconscients, le jeu, la fête, l’expérimentation qui nous donne une réelle vision de ce que nous sommes et nous ouvre à ce que nous pouvons être, la meilleure peinture d’Amérique latine est celle que nous peignons en vert et rouge et bleu sur nos visages, pour nous reconnaître dans l’incessante création de la tribu.
Essayez de lâcher tout au quotidien.
Que les architectes lâchent la construction de scènes vers le dedans et qu’ils ouvrent les mains (ou qu’ils ferment les poings, cela dépend du lieu) vers cet espace du dehors. Un mur et un toit acquièrent une utilité non seulement lorsqu’ils servent à dormir ou à éviter la pluie, mais lorsqu’ils établissent, à partir, par exemple, de l’acte quotidien du rêve, des ponts conscients entre l’homme et ses créations, ou l’impossibilité momentanée de celles-ci.
Pour l’architecture et la sculpture, nous les infrarréalistes, nous partons de deux points : la barricade et le lit.
La véritable imagination est celle qui dynamite, élucide, injecte des microbes émeraudes dans d’autres imaginations. En poésie et dans quoi que ce soit, l’entrée en matière doit déjà être l’entrée en aventure. Créer les outils pour la subversion quotidienne. Les saisons subjectives de l’être humain, avec ses beaux arbres gigantesques et obscènes, tels des laboratoires d’expérimentation. Fixer, entrevoir des situations parallèles et aussi déchirantes qu’un grand coup de griffe sur la poitrine, sur le visage. Analogie sans fin des gestes. Ils sont si nombreux que lorsque apparaissent les nouveaux, on ne s’en rend même pas compte, même en les faisant/en les regardant face à un miroir. Nuits d’orage. La perception s’ouvre grâce à une éthique-esthétique qui va jusqu’au bout.
Les galaxies de l’amour sont en train d’apparaître dans la paume de nos mains.
– Poètes, défaites vos tresses (si vous en avez)
– Brûlez vos cochonneries et commencez à aimer jusqu’à ce que vous arriviez à d’innombrables poèmes
– Nous ne voulons pas de peintures cinétiques, mais d’énormes crépuscules cinétiques
– Des chevaux galopant à 500 kilomètres à l’heure
– Des écureuils de feu sautant d’arbres en feu
– Un pari pour voir qui cligne des yeux en premier, entre le nerf et la pilule somnifère
Le risque est toujours ailleurs. Le véritable poète est celui qui se laisse toujours aller. Jamais trop longtemps dans un même lieu, comme les guérilleros, comme les ovnis, comme les yeux blancs des prisonniers condamnés à perpétuité.
Fusion et explosion de deux rivages : la création comme un graffiti résolu et ouvert par un enfant fou.
Rien de mécanique. Les escales de l’étonnement. Quelqu’un, peut-être Bosch, casse l’aquarium de l’amour. Argent facile. Douce sœur. Visions légères comme des cadavres. Little boys tailladant décembre de baisers.
À deux heures du matin, après avoir été à la maison de Mara, nous entendons (Mario Santiago et certains d’entre nous) des rires qui viennent de la terrasse du dernier des 9 étages d’un immeuble. Ils n’arrêtaient pas, ils riaient et riaient tandis qu’en bas nous nous endormions adossés à plusieurs cabines téléphoniques. Est arrivé un moment où seul Mario continuait encore à faire attention aux rires (la terrasse est un bar gay ou quelque chose qui y ressemble et Darío Galicia nous avait raconté qu’il était constamment surveillé par la police). Nous, on passait des appels téléphoniques mais les pièces se changeaient en eau. Les rires continuaient. Après avoir quitté le quartier, Mario m’a dit que personne n’avait vraiment ri, c’était des rires enregistrés et là-bas en haut, au dernier étage, un petit groupe ou peut-être un seul homosexuel avait écouté en silence son disque et nous l’avait fait écouter.
– La mort du cygne, le dernier chant du cygne, le dernier chant du cygne noir, NE SONT PAS au Bolchoï, mais dans la douleur et la beauté insupportables des rues.
– Un arc-en-ciel qui démarre dans un ciné miteux et termine dans une usine en grève.
– Que jamais l’amnésie ne nous embrasse sur la bouche. Qu’elle ne nous embrasse jamais.
– Nous rêvions d’utopie et nous nous réveillions en hurlant.
– Un pauvre vaquero solitaire qui rentre à la maison, qui est la merveille.
Faire apparaître les sensations nouvelles–Subvertir la quotidienneté.
O.K.
LÂCHEZ-TOUT, À NOUVEAU
PARTEZ SUR LES ROUTES
Roberto Bolaño, México 1976.
Les Traducteurs
Sol Gil traduit généralement des auteurs contemporains de langue française, entre autres pour la maison d’édition indépendante argentine Milena Paris, dont elle co-dirige la collection « Extremcontemporaneo ». Elle est professeure et chercheuse à l’Université de Buenos Aires.
Antonio Werli (www.antoniowerli.net) traduit de l’espagnol et de l’italien. Il co-anime depuis 2007 le site de critique littéraire Fric-Frac Club et a dirigé les trois numéros de la revue Cyclocosmia, dont le dernier était consacré à l’œuvre de Roberto Bolaño.
Note des traducteurs
References