On entend souvent parler du Groupe de Cali mais malgré la proximité historique, un écho de légende résonne, et un certain nombre de confusions persistent à ce sujet. Pour certains, ce groupe s’est formé au début des années soixante-dix grâce à la mission de la Biennale d’Arts Graphiques et à des festivals d’art d’avant-garde au sein desquels l’artiste Pedro Alcántara Herrán inspira une jeune génération. Mais de manière plus générale, il s’agit d’un groupe d’artistes, cinéastes, écrivains, photographes et acteurs culturels qui se sont réunis autour d’intérêts communs : le cinéma et le ciné-clubisme, la ville de Cali et son air marginal, sa pauvreté et sa décadence mais aussi sa musique, sa rumba, la vie de ses quartiers populaires et enfin, une révolte cynique et pleine d’humour. L’engagement politique faisait également partie des préoccupations de certains membres du groupe, militants et membres des Jeunesses Communistes.
Sur l’initiative d’Hernando Guerrero et Pakiko Ordoñez, toute cette énergie fut rassemblée pour la création et la gestion d’un espace indépendant et pluridisciplinaire nommé Ciudad Solar, inauguré le 26 juillet 1971. Le lieu fédérait un ciné-club, un magasin de produits artisanaux, un laboratoire photo ainsi qu’une salle d’expositions dirigée par Miguel González, qui apporta son soutien aux artistes dont on va traiter ici. Ciudad Solar était avant tout un espace de rencontre permanent.
Andrés Caicedo, Carlos Mayolo, Luis Ospina, Eduardo la Rata Carvajal, Ramiro Arbeláez et d’autres se sont consacrés à la critique, au ciné-clubisme et au cinéma ; ils ont été les pionniers en Colombie d’une nouvelle reconnaissance de la figure de l’auteur, en particulier dans le domaine du cinéma. Fernell Franco, Ever Astudillo, Oscar Muñoz, Karen Lamassonne, Maripaz Jaramillo ont quant à eux investi le champs des arts visuels (photographie, dessin et arts graphiques), représentant une modernité tardive en Colombie, enfin émancipée de la tradition grâce à une série de ruptures techniques et thématiques. Dés lors, les chemins de ces créateurs n’eurent de cesse de se croiser : ainsi, des dessins d’Oscar Muñoz prennent pour point de départ des photos de Fernell Franco et Eduardo Carvajal. Muñoz lui-même apparaît dans des films de Mayolo et Ospina ; lui et Mari Paz Jaramillo ont également fait des séries à partir d’un même événement.
Dans cette confluence d’intérêts, ils ont vu et fait du cinéma d’une façon passionnée et participé à un phénomène de contamination entre les diverses techniques (qui, poussée à l’extrême, a guidé l’œuvre d’Oscar Muñoz des années 1990 à nos jours). Ils ont façonné un nouveau regard sur la ville de Cali, marginale, pleine de contrastes, de lumière comme de classes sociales. Il y a donc un point commun entre des films tels que Oiga vea ou Agarrando Pueblo (Vampires de la misère) d’Ospina et Mayolo, les dessins clair-obscur de Muñoz, les photographies intrusives d’Interiores et Prostitutas de Fernell Franco ou encore le roman Que viva la música! d’Andrés Caicedo.
En 1979, Ever Astudillo, Oscar Muñoz et Fernell Franco participèrent à une exposition collective au Musée d’Art Moderne La Tertulia, à Cali, dans laquelle ces points en commun furent mis en évidence. Plus tard, dans les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix, Oscar Muñoz suivit d’autres chemins, qui l’amenèrent à explorer l’installation, l’œuvre éphémère, la pyrogravure et la vidéo, tout en conservant son intérêt pour le dessin, le trait et la décomposition de celui-ci, et pour la photographie, dans sa capacité à défaire la réalité et à jouer avec la temporalité du souvenir.
Oscar Muñoz fit ses études à l’École des Beaux Arts de Cali où, dans les années soixante-dix, la maîtrise des médiums traditionnels comme le dessin, était essentielle dans le processus de formation artistique. Par ailleurs, on constate que plusieurs artistes de sa génération, pas seulement à Cali mais aussi à Medellín et Bogotá, se sont intéressés au dessin, au graphisme et à la photographie dans un esprit de rébellion contre d’autres techniques traditionnelles perçues comme bourgeoises, telles que la peinture et la sculpture. Oscar Muñoz était proche du graveur Pedro Alcántara, qui, en tant que directeur de l’atelier Cali Prografica, encouragea les biennales d’arts graphiques à Cali et favorisa la participation d’artistes de la Valle del Cauca au Graficario de la Lucha popular en Colombia [« Portfolio de gravures de la Lutte Populaire en Colombie »] édité en 1977 et réunissant les travaux de 32 artistes colombiens. Le portfolio était introduit par un texte de Gabriel García Márquez, intitulé « Colón disfrazó de caníbales a los indígenas, porque era un genio de la publicidad! » [« Christophe Colomb a déguisé les indigènes en cannibales, car c’était un génie de la pub ! »], également publié dans le supplément culturel hebdomadaire du journal El Pueblo.
Cette période fut marquée d’une grande agitation politique et sociale dans la région de Cali,notamment avec de nombreuses révoltes d’étudiants, la croissance fulgurante de la ville allant de paire avec des disparités criantes entre richesse et pauvreté. Quelques artistes et intellectuels s’engagèrent politiquement et réalisèrent des gravures avec l’intention de faire de l’art un outil de protestation. Oscar Muñoz, pourtant très sensible à son entourage, ne fit pas partie de mouvements tels que les Jeunesses Communistes, contrairement à nombre de ses amis. On a déjà mentionné l’intérêt de plusieurs artistes gravitant autour du groupe de Cali pour la représentation d’une marginalité urbaine que personne ne regardait. C’est de là que surgissent Interiores et Inquilinatos, deux séries pour lesquelles Fernell Franco et Oscar Muñoz travaillèrent ensemble. Bien que les œuvres montrées à la Ciudad Solar lors de son exposition en novembre 1971 étaient liées à ses recherches au sein de l’Académie –on les appelle Dibujos morbosos, [Dessins morbides]–, son travail, au début des années 1970, fut marqué par les rencontres qu’il put faire dans cet espace et par la façon dont sa génération témoignait de la décadence d’une société.
Les dessins de Muñoz s’appuient, entre autres, sur des photographies prises par Franco et Eduardo « La Rata » Carvajal au cours de randonnées dans les espaces urbains de Cali. On pourrait dire que Muñoz, dés le début de sa carrière, élabore une réflexion autour de l’instant photographique, telle qu’on peut l’observer dans l’exposition Protophotographies au Jeu de Paume. On peut notamment y voir des dessins au fusain, à tendance photo-réaliste, représentant des intérieurs sombres, percés de rayons de lumière, des fenêtres et des couloirs, des espaces solitaires dans lesquels on perçoit les résidus d’une vie collective populaire, des logements de passage habités en grande majorité par des familles déplacées de la campagne vers la ville. Peu à peu, les dessins d’Oscar Muñoz abandonnent la présence humaine, visible dans ses grands formats horizontaux ou dans Femme à la fenêtre (1976), pour reprendre des détails de son environnement — déchets, fragments de carrelage ou de tuyauterie, papiers pliés – ou, plus tardivement, se pencher vers un dessin épuré, avec des œuvres réalisées en plâtre.
María Wills Londoño
Commissaire adjointe de l’exposition “Oscar Muñoz, Protografías”
Remerciements:
Fundación Patrimonio Filmico Colombiano: http://www.patrimoniofilmico.org.co/
CALIWOOD el Museo de la Cinematografía
et Marina Vinyes Albes, programmatrice du cycle « Cinéma autour d’oscar Muñoz », Jeu de Paume
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Andrés Caicedo: unos pocos buenos amigos de Luis Ospina
Oiga, vea de Luis Ospina (1972)
Agarrando Pueblo de Luis Ospina et Carlos Mayolo (1978)