Ce texte entend faire un certain nombre de commentaires sur celui de Raphaële Bertho, non pas pour stigmatiser son auteure qui a à mes yeux le grand mérite de s’intéresser à la question de la photographie et des migrants, mais pour préciser un certain nombre de points qui méritent de l’être. Je ne parle qu’à titre de photographe ayant abordé de près depuis de nombreuses années cette question, certainement pas en expert des politiques migratoires actuelles.
Pourquoi photographier les clandestins
La première question que se pose Raphaële Bertho donne le ton général de son texte : « Comment photographier ces gens ? », question qui pourrait être à mon sens « Pourquoi photographier ces gens ? ». Ce qui veut dire que les questions de sens, plutôt que de forme, devraient d’abord se poser, y compris dans le milieu de l’art contemporain. Je souhaite ainsi que soit remis au centre ce à quoi appelait Walker Evans, une volonté d’art dans une conscience aigue du monde. Pourquoi photographier, veut aussi dire, à quoi cela sert-il ? Est-ce que la photographie de migrants prouve quoi que ce soi à leur existence ? La photographie comme preuve n’a que peu de force (Didi-Huberman), et ne fait pas foi du fait que les gens qu’on voit sont des clandestins. La photographie comme preuve introduit les clandestins dans le champ du policier, ce à quoi ils sont dès lors condamnés.
Les clandestins et la jungle
Contrairement à Raphaële Bertho, je pense qu’il faut prendre des pincettes avec tous les termes employés, ainsi peut-on imaginer qu’être déplacé, migrant, exilé, réfugié, demandeur d’asile ne suppose pas forcément être clandestin, ce terme renvoyant, lui, à une situation de non droit organisé par un pouvoir politique.
Un autre terme hérisse aussi, même encadré de guillemets, celui de jungle pour les clandestins, terme qui les renvoie de fait à une condition d’animalité qui est précisément ce à quoi mène la politique de non droit dont je parlais plus haut. Pour bien connaître au moins un médecin de Médecin Du Monde qui soigne les clandestins à Calais et Dunkerque, je sais que ce terme révulse tous les acteurs engagés dans le soutien à ces personnes, car il animalise celles-ci, ce qui contribue à les rendre plus fragiles encore. De plus, dans cette jungle, l’immense majorité des photographes qui s’y sont rendus (comme on va au zoo, alors ?) ont photographié les déchets, les rebuts que nous laissons et avec quoi les clandestins font des cabanes. Les photographies donnent alors à croire à leur impossibilité à se construire en sujets esthétiques capables de rendre l’accueil aux visites qui leur sont faites. La seule esthétique reste celle des projections culturelles des photographes eux-mêmes. La jungle évoque aussi ce que dénonçait l’œuvre majeure de Conrad, Au cœur des ténèbres, l’attitude coloniale à la fin du XIXe. On voit comme celle-ci n’a hélas pas changé.
Le droit à l’image
Par ailleurs, un peu plus loin, on peut aussi s’interroger sur ce qu’est un « droit à l’image ». En quoi ces gens seraient-ils dépossédés d’un droit à l’image, par qui, et surtout dans ces conditions qu’est-ce que ce droit ? Où existe-t-il ? La loi de 1957 et ses compléments de 1971 permet aux gens qui ne veulent pas être photographiés de se défendre, mais y a-t-il une loi qui nous obligerait à les photographier et alors qui devrait publier ces photographies pour que cette loi soit respectée ? Faire croire à ce « droit à l’image » comme allant de soi, naturel, me paraît vouloir nous inscrire dans un monde du tout visible médiatique, justifiant ainsi ce que certaines chaînes d’information en continu réclament, à savoir de leur adresser toute photo d’événement. Nous sommes ainsi surveillés non seulement par les caméra adéquates, mais aussi par tout un chacun qui se transforme sans le savoir en petit délateur. Réclamer un droit à l’image pour les clandestins, c’est les inscrire dans ce régime de la délation à leur encontre, au régime de la détection, de la reconnaissance faciale etc. Ce que déjà dans les années 70 Allan Sekula pointait du doigt en montrant que derrière tout photographe peut se tapir, même inconsciemment, un flic. Montrer sans être voyeur, bien sûr dans ces conditions c’est difficile, voire impossible. Montrer dans ces conditions, c’est surtout soulager à bon compte notre mauvaise conscience de sociaux-démocrates devant notre inertie (Martha Rosler).
La question de l’invisibilité et de l’espace public
A propos de la stratégie du retrait, ou du redoublement de l’invisibilité dans les images de Dans Paris, il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas seulement de métonymie ou de métaphore au sein de la représentation. Dans Paris montre un Paris vidé de ses habitants, et ce sans aucun artifice photographique ou technique. Les photographies ont toutes été prises en plein jour, en semaine. Elle montrent simplement cette construction politique qui nous rend invisibles les clandestins même quand on les a sous les yeux, car politiquement tout est fait pour que nous ne les voyions pas en tant que nos citoyens égaux (d’où le terme de jungle). Mais nous ne voyons pas non plus les habitants des lieux, et cela doit donner à penser que cette organisation de la disparition des clandestins de l’espace public (Hannah Arendt) est ce qui nous est promis à nous aussi, si ce n’est pas déjà arrivé. Toute cette invisibilité est organisée, non par des lois, mais par des directives européennes qui ont pour but (Christiane Vollaire) de rendre fou du fait même de leur modifications perpétuelles (ce qui fait que je ne saurais être spécialiste de la question, personne n’y arrive). Ainsi, l’espace public est-il vidé de ses citoyens légitimes, nous sommes vidés de notre citoyenneté et de nos possibilités de l’exercer pleinement. La contrainte qui est spécialement mise sur les clandestins vient du fait qu’ils sont maintenant les fers de lance de la revendication à la citoyenneté, comme le montre si bien Bruno Serralongue dans son travail Place du Châtelet, Paris en 2001-2003. Ce que nous faisons au clandestins sert à nous vider de nos propres droits publics, et nous comprenons alors comme il est vain et dangereux de défendre un droit à l’exposition par l’image pour les clandestins. Et comme il est urgent et vital de retourner, pour comprendre ce problème, à la critique de l’apartheid américain envers les noirs au XXe siècle, celle de Richard Wright, et surtout de Ralph Ellison et Stetson Kennedy. Les activistes des années 60 aux USA avaient très bien montré les liens existant entre différentes questions comme le racisme anti-noir, la guerre du Vietnam et les questions post-coloniales. En notre nom, on livre maintenant une soi-disant guerre aux clandestins, on stigmatise les Roms, etc… et donc on nous vire de notre espace public.
Les nouveaux rapports sociaux
La clandestinité est politiquement et économiquement organisée pour précariser à l’extrême le travail. Nous savons tous que l’Europe vieillissante a un besoin vital de travailleurs étrangers pour sauver son mode de vie et son économie. Les clandestins sont donc indispensables car sous-payés et n’ayant pas accès à nos droits sociaux et solidaires. Cette précarité est donc organisée (les fameux quotas qui rejettent volontairement dans la clandestinité l’immense majorité des travailleurs), et c’est aussi le devenir de tous les travailleurs de l’Europe, la clandestinité n’en est que le laboratoire. Ce que nous tolérons pour eux nous sera bientôt appliqué (ce qui vient d’être proposé pour les « jeunes »). Ce qui se joue, c’est le retour à des conditions féodales dans les rapports sociaux.
Représentations esthétiques
L’analyse faite des Migrants de Mathieu Pernot met en lumière tous les problèmes que posent ce genre de photographies. Les corps deviennent des gisants, ce qui est une double manière de nier l’existence des clandestins, de les faire disparaître tout en les montrant (Barkat). En effet, le gisant renvoie à la mort, et nous devons être conscients que c’est là l’aspiration de toute une frange de la population favorable à leur élimination, au moins par retours forcés dont on sait la condamnation qu’elle représente pour ceux à qui cela arrive. Dire que ce sont des gisants renvoie ces photographies à combler les aspirations de ceux qui désirent la disparition des clandestins. De ce fait, un corps de gisant ne saurait incarner la puissance du politique, ou alors le politique est devenu mortifère à ce point pour nous tous. Mais le gisant fait aussi appel à la culture chrétienne, et nous savons que les clandestins du parc Villemin sont musulmans. Ainsi est niée une deuxième fois ce qui constitue leur humanité en cherchant à ramener leur figure à nos présupposés idéologiques plutôt qu’à considérer les leurs. La référence à un « Petit Kaboul » à Paris ne fait à mon sens qu’enfermer à nouveau les clandestins dans une logique de la xénophobie et du rejet, sachant ce que représente Kaboul dans l’imaginaire construit par les médias : un lieu de violence, de danger, le lieu d’où viennent les terroristes du 11 septembre 2001. Ainsi l’exclusion n’est pas banale, elle ne fait que reprendre la construction médiatique qui nous mène à ne pas pouvoir voir l’autre comme une part de nous-mêmes (Segalen). L’histoire de l’art convoquée est celle de la référence au baroque, donc à l’art occidental. C’est une manière de dire que ces gens venus d’ailleurs ne peuvent être reconnus que selon nos propres codes culturels, à l’exclusion des leurs. C’est ce qu’on appelle une attitude post-coloniale. La joliesse des couleurs, des drapés, renvoient à des codes culturels mais ne construisent en rien les conditions politiques d’apparition de telles figures. Certes, elles parlent de notre regard sur la douleur des autres, mais est-ce cela ici qui compte vraiment ?
Philippe Bazin, avril 2014