« En 1979, Jacques Henri Lartigue fait don à l’Etat français de l’intégralité de son œuvre photographique et confie à l’Association des Amis de Jacques Henri Lartigue, dite Donation Jacques Henri Lartigue, le soin de conserver, mettre en valeur, et de diffuser cette œuvre. » C’est ainsi que la Donation décrit sa création et ses missions[1], activées depuis lors par un entourage passionné et enthousiaste, digne de la sensibilité de l’artiste. Martine d’Astier de la Vigerie[2] dirige cette équipée fantastique qui est d’une dévotion remarquable au personnage et à l’œuvre de Lartigue. Elle est soutenue par Maryse Cordesse, personnalité reconnue dans le milieu de la photographie pour son rôle crucial aux Rencontres d’Arles dans les années 1980 entres autres, qui en est la présidente et la figure de proue. Lartigue lui-même, et ce jusqu’à son décès en 1986, ainsi que sa famille restent également intimement impliqués dans le travail de la Donation, comme sa femme Florette, jusqu’en 2000, et son fils Dany dont la Maison des Papillons à Saint-Tropez témoigne de la continuité des jeux d’enfance immortalisés et promus par l’artiste.
L’exposition « Lartigue, l’émerveillé »[3] organisée par le Jeu de Paume et la Donation au Château de Tours cette année crée l’occasion de se pencher sur ces projets à caractères rétrospectifs ou thématiques développés sans relâche à Tokyo, Rome, Papeete, Turin, Istanbul, Namur, Dayton (Ohio), Londres, Charleroi, Lisbonne, New York, Toronto, Budapest, Poznan, Canton, et Anvers. En passant par Roland Garros, lieu de prédilection de certaines séries de Lartigue sur les péripéties du tennis. Une réflexion thérapeutique et un travail de partenariat avec la Fondation hospitalière Sainte-Marie ont récemment mené à une présentation permanente de certaines photographies au Centre Paris Sud[4]. Alors que « Un monde flottant » était une rétrospective itinérante majeure en Espagne, dont la première présentation eut lieu à CaixaForum à Barcelone en 2010, « D’air et d’eau » est en préparation avec l’Instituto Moreira Salles à Rio de Janeiro pour le mois de juin cette année. Des intégrations au sein d’expositions collectives permettent de tester de nouveaux parallèles comme par exemple « Le temps retrouvé, Cy Twombly photographe et artistes invités », Collection Lambert, Avignon (2011) et l’exposition « 1917 » au Centre Pompidou-Metz (2012).
L’histoire de ce photographe amateur, devenu célèbre à l’âge de 69 ans pour un art qu’il pratiquait certes avec assiduité depuis plus de six décennies mais qu’il ne comptait pas spécialement présenter au public, est pour le moins incongrue. En effet, il souhaitait tant être reconnu pour sa peinture. Né en 1894 dans une famille très riche qui lui offre son premier appareil photo au début du 20e siècle, il documente sa vie, ses proches, ses activités et passions avec une vitalité et une joie de vivre communicatives. Il parle de « piège à œil » qui permet de « tout » préserver. En effet l’écriture est la troisième corde à son arc artistique puisqu’il prend également très tôt l’habitude de tenir méthodiquement des carnets où il détaille son quotidien. Il y réalise également des croquis de certaines photographies prises dans la journée comme aide-mémoire supplémentaire. L’ensemble est une chronique de presque un siècle ; une documentation d’une valeur historique et sociale inestimable — ainsi, un rapport détaillé sur les modes des manucures le long des décennies pourrait sans doute être écrit sur cette base. La vision extrêmement personnelle, à tendance égocentrique, n’a évidemment aucune intention d’objectivité ; il ne s’agit pas de photojournalisme (même si Lartigue s’y essaye parcimonieusement après la Seconde Guerre Mondiale) mais a les traits d’un reportage intime sur la durée.
C’est notamment cette étendue dans le temps que Richard Avedon met en avant dans le titre de l’ouvrage dont il est l’éditeur Diary of a Century, Photographs by Jacques-Henri Lartigue en 1970 (New York, Viking Press; l’édition française paraît en 1973 sous le titre Instants de ma vie, Le Chêne). Le temps qui l’obsède tant se matérialise entre une étonnante continuité et des arrêts saisissants sur image. Ses captations de bribes de vie traînent entre une appréciation presque voyeuriste des poses languissantes des moments d’intimité, les promenades élégantes et la vitesse des nouvelles inventions, des sports, loisirs et divertissements divers. Mais son apparente insouciance ou frivolité est sévèrement contrecarrée dans ses écrits où il avoue que ce spectacle l’empêche de pleurer et on entend l’urgence qu’il ressent de s’exprimer « pendant que j’ai encore une ombre ». Un revers de la médaille qui permet des rapprochements spéculatifs avec les figures de la littérature telles que Marcel Proust, J.M. Barrie et William S. Burroughs ; ainsi qu’avec la photographie de Nan Goldin.
Lartigue avait donc 69 ans lorsque John Szarkowski le rend célèbre pour sa pratique photographique lors de l’exposition qu’il lui consacre au Museum of Modern Art (MoMA) à New York durant l’été 1963. « Il percevait ce qu’il y a de passager dans les images créées par des accidents de formes qui se chevauchent, de formes qui sont interrompues par le bord de l’image, impossible à répéter. Voilà l’essence même du regard photographique moderne : ne pas voir des objets mais la projection de leurs images. »[5]. À propos de ces sujets brûlants du modernisme du moment, y aurait-il une connexion possible à explorer entre le plongeon de Lartigue, Mon cousin Jean, Rouzat, 1911 et la peinture iconique A Bigger Splash (1967) de David Hockney, au cœur des débats sur l’aplat et l’expressionnisme et sur l’illusionnisme en peinture vis-à-vis de la photographie ? Leurs histoires fortuites avec le MoMA ne sont pas si éloignées : lors de son premier voyage à New York en 1961, Hockney rencontre William S. Lieberman, en charge du Department of Prints, qui lui achète deux gravures. Lartigue voyage avec Florette vers Los Angeles en 1962 et présente à Szarkowski quelques tirages. Hockney retourne à New York en décembre 1963, donc après l’exposition mais au moment de la sortie de la publication —ils sont présentés l’un à l’autre à Londres en 1971 par Cecil Beaton.
L’exposition élaborée par Martine d’Astier, Alain Sayag et Quentin Bajac au Centre Pompidou en 2003, « Lartigue, l’album d’une vie », et son catalogue présentèrent pour la première fois au public 100 albums sur les 135 tenus par Lartigue. Étant donné leur format (principalement 52 x 36 cm fermés), ouverts, ils nécessitaient plus de 100 mètres de vitrines ![6] Comprenant des tirages originaux ou plus récents, découpés en formes variées, avec ou sans cadrage et mis en page d’une manière rappelant les designs de magazines, les albums sont composés par affinités entre les images, dans une classification chronologique. Une telle présentation rendait visible les variations de tailles et de tonalités des tirages (sépia, sanguine, noir et blanc de tendance bleuté, grisaille, ou couleur), les différents coloris du papier de la page, les épaisseurs de grammage, les effets changeants des bordures. Les légendes manuscrites comprennent des commentaires, des datations, des attributions s’il n’a pas lui-même pris l’image qui est collée. Lartigue est sensible à la rythmique, au séquençage. Dans les années 1960, il a revu et corrigé la plupart des albums (seuls certains datant des années 1920 n’ont pas été revisités). Certaines séries sont travaillées pour expérimenter les cadrages au delà des intuitions géniales de jeunesse. Des ponts visuels sont créés entre les époques comme les pages du « Magicien » où il révèle un avant et un après, comme s’il se réappropriait son œuvre alors que le grand public la découvrait aussi. Ainsi il reconstitue à des années d’intervalle des scènes comme les dames au parc du Bois de Boulogne, ou ses acrobaties avec son amie Simone. Tel un roman illustré, il étale sa subjectivité exacerbée et revisite son autobiographie de manière ludique et très délibérée. Est-il possible de détecter la réalité ? On perçoit là des manipulations similaires à celles établies dans l’œuvre de Christian Boltanski par exemple, imbues d’auto-dérisions et de distorsions. Les saynètes comiques ou autres reconstitutions de Boltanski dans les années 1970 sont les débuts d’une mise en scène d’une autofiction artistique qui se complait à brouiller les pistes. Lartigue se crée une vie sans ombre (ombre qui néanmoins le rattrape à la fin de sa vie et qui envahit les albums de façon significative) alors que son frère Zissou (qui a inspiré Wes Anderson et tant d’autres) invente des bolides de course et des machines à voler.
Une preuve inattendue de l’attrait très contemporain de son travail se découvrait dans l’exposition personnelle au Centre Pompidou en 2010 de Gabriel Orozco qui inclut Les Collages du bonheur réalisés sur des pages choisies du catalogue de l’exposition Lartigue au Centre, sept ans plus tôt. Ceux-ci étaient placées sur ses « Working Tables » aux côtés d’autres captations et altérations de la réalité, tels des « cartels silencieux »[7]. Cette déclaration d’affinité, un hommage intergénérationnel entre photographes amoureux des banalités esthétiques du quotidien, prend la forme de collages où les photographies de Lartigue deviennent un matériau d’exploration créative pour Orozco, un objet d’étude autant que l’argile, la déesse ou des billets de banque. Le titre de l’œuvre de Charlotte Moth An event made to be photographed (2010)[8] qui insiste sur un événement fait de toutes pièces pour être photographié pourrait suggérer des analogies avec les intentions des galas organisés, et photographiés par Lartigue notamment au Casino de Monaco en 1936 avec sa femme d’alors, Marcelle Paolucci, surnommée Coco. Pour Lartigue, il y a la perspective des pages d’album, et pour Moth, cette chorégraphie photographique est présentée dans une installation de diapositives projetées en boucle à partir d’un carrousel, mais elle l’intègre aussi à sa base de donnée de photographies analogues pour d’autres matérialisations futures.
Charlotte Moth, An event made to be photographed, 2010.
162 diapositives couleur, 12 minutes. Courtesy Marcelle Alix © Charlotte Moth.
Cette permission du plaisir formel se retrouve également dans le travail de Wolfgang Tillmans dans une certaine mesure. Lors d’une conférence en Novembre 2012 au Centre Pompidou, il faisait une distinction entre « image » et « picture », avec une préférence pour le deuxième terme plus pictural selon sa vision de la fabrication d’une photographie. Lartigue est sans doute peintre de la vie moderne par essence dans son optique de la photographie et son travail de composition dans ses albums. En 2009, dans l’exposition de Philippe Parreno dans la même Galerie Sud que celle de Orozco, les arbres de Noël annuels et auvents de salles de spectacle (marquee) se projettent comme des incitations à l’émerveillement quotidien, des appels au bonheur journalier. C’est précisément cet esprit qui est si omniprésent dans l’œuvre de Lartigue. Comme ses stéréoscopes des bondissements en tous genres, cet univers ressort quasiment en trois dimensions. Les interjections et les surnoms attendrissants sont autant de sonorités légères qui accompagnent les cartels de ses photographies et donnent une tonalité ambiante joviale qui se retrouve (phénomène relativement rare et donc digne de mention) dans toutes ses expositions. Parmi les onomatopées récurrentes : Pouff ! Doung ! Voumff ! Boum ! Patapouf ! Et toc ! Clac ! Pan ! « Ça y est je l’ai prise », écrivait-il. Tout en un clin d’oeil.
Caroline Hancock, 2013
NOTES
[1] La Donation Jacques Henri Lartigue a un statut d’association indépendante, sous la tutelle du ministère de la Culture et de la Communication. Elle est située à côté de la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine dont les fonds et les activités comprennent des dons d’André Kertész et de Willy Ronis par exemple. Ces institutions sont partagées depuis quelques années entre des réserves à St Cyr et les administrations à Charenton-Le-Pont. Sans lieu d’exposition permanent, la Médiathèque bénéficie néanmoins de l’implication régulière du Jeu de Paume.
Les questionnements sur la mise en valeur du patrimoine photographique ont mené le ministère de la Culture et de la Communication à lancer Arago, le portail de la photographie des collections conservées en France. Prolongeant les ambitions de l’ADIDAEPP (Association de Défense des Intérêts des Donateurs et Ayants-droit de l’Ex Patrimoine Photographique) qu’elle remplace, la création de l’APFP (Association pour la Promotion des Fonds photographiques) fut annoncée en 2012.
[2] Auteur de nombreux articles sur l’œuvre de Lartigue dans les catalogues d’expositions réalisés ainsi que de l’ouvrage de la Collection Découvertes Gallimard qui lui est dédié en 2009 avec pour sous-titre « Une vie sans ombre ».
[3] Titre inspiré du deuxième volume de mémoires basés sur ses carnets, J.H. Lartigue. L’émerveillé. écrit à mesure. 1923-1931, Paris, Stock, 1981.
[4]Démarche culturelle de la Fondation hospitalière Sainte-Marie
[5] Szarkowski cité dans le communiqué de presse pour l’annonce de la parution du catalogue, janvier 1964 : « He saw the momentary, never to be repeated images created by the accidents of overlapping images, and by shapes interrupted by the picture edge. This is the essence of modern photographic seeing : to see not objects but their projected images. »
[6] Le catalogue contient des articles écrits par les commissaires, ainsi que par Clément Chéroux et Kevin Moore. J’ai eu l’honneur d’être commissaire de l’adaptation de cette exposition à la Hayward Gallery, Londres, 2004 : « Jacques Henri Lartigue. Photographs 1901-1986 ». Voir article par Adrian Searle, « Total Recall », The Guardian, 1 juillet 2004.
[7] Bénédicte Ramade, « Gabriel Orozco. Zone de transit », L’oeil, novembre 2010, p. 59.
[8] Charlotte Moth, An event made to be photographed, 2010. Two analogue slide carrousels and dissolve unit, 162 color slides.
Caroline Hancock est commissaire d’exposition et critique d’art indépendante. Ses projets récents incluent Becoming Independent, RHA, Dublin, Penser le travail et Travailler la pensée, Biennale de Belleville, Sculpturations à l’Abbaye de Fontevraud, De l’émergence du Phénix, Centre Culturel Irlandais, Paris. Elle a également été co-commissaire des expositions Cyclicités à Dakar, Synchronicity à Paris et à Londres avec le collectif On The Roof. Entre 1998 et 2009, elle a travaillé au Centre Pompidou et au MAMVP/ARC à Paris, à Tate Modern et la Hayward Gallery à Londres, à l’Irish Museum of Modern Art (IMMA) à Dublin; notamment sur les expositions: An Aside. Selected by Tacita Dean (2005), Undercover Surrealism. Georges Bataille and the magazine Documents (2006), et la rétrospective de Lynda Benglis (2009). Membre d’AICA et d’IKT, Hancock publie régulièrement des textes sur l’art moderne et contemporain dans la presse spécialisée ou des publications.
Liens
Exposition « Lartigue, l’émerveillé »
Jacques Henri Lartigue, le choix de la librairie
Donation Jacques Henri Lartigue
Arago, le portail de la photographie
Culture visuelle : Association pour la promotion des fonds photographiques (APFP)