Le point de vue de Wilfrid Estève
Un petit groupe silencieux d’ouvriers palestiniens se presse. Aveuglés par la lumière et la poussière, nos paupières sont mi-closes. L’air enflammé fait danser des silhouettes. Son Mamiya autour du cou, Virginie s’éloigne et contourne la barrière de séparation. Je prends la direction inverse et décide de longer le mur, que je découvre toujours en cours de construction.
Il fait très chaud, le chantier fait miroiter un métal bouillant. Face à moi, des pans de béton de huit mètres de haut sont en train de prendre racine. Je mesure mon souffle et cherche l’ombre. Derrière des barbelés, j’entends crier : « Yala, yala ». Est-ce l’envie de fuir le soleil ou ce monde qui me paraissait si étrange ? J’ai longtemps marché ce jour là, interrogeant l’espace du regard, avec mes pensées d’homme libre pour seules compagnes.
Une photographie au pluriel.
La série présentée a été réalisée par deux auteurs. Elle se veut une métaphore, une représentation du conflit et de la colonisation, de l’enfermement dans l’espace et dans le temps ; de l’errance et des détours incessants d’une population civile prise en otage. Elle documente les aspects d’une partition territoriale imposée par la force et rendant impossible la cohabitation entre Israéliens et Palestiniens. Défaisant la géographie et les territoires, elle contextualise les difficultés à vivre en Cisjordanie.
Aujourd’hui, au-delà des photographies, des bruits de lieux me sont restés. À Naplouse, celui de l’orage après les déflagrations, il était court et intense. À Jérusalem la douceur de l’appel à la prière de la mosquée Al Aqsa. Dans la vieille ville désertée d’Hébron, théâtre d’un conflit à ciel ouvert, nous étions proches du silence. À Bil’in, les manifestants fuyant le feu des armes dans les champs d’olivier le rendait fort et prolongé. Le long du mur il m’est familier, c’est celui d’un chantier.
À ses pieds, ce mur n’en est plus un, il apparaît tel un labyrinthe. Composée d’une barrière de séparation, de check-points et d’enclaves de clôtures, il ne cesse de s’étendre et de se ramifier.
Un mur et des vies.
« Tracé sinueux, muni ou non d’embranchements, d’impasses et de fausses pistes, destiné à perdre ou à ralentir celui qui cherche à s’y déplacer ». Une autre logique est révélée, celle d’un Rhizome, ce labyrinthe sans fin qui déconstruit aussi l’ordre perceptif et social. Au-delà de l’usage violent qui est fait de la terre, il révèle la complexité de la condition humaine.
Le labyrinthe est aussi une représentation du devenir, qui implique une vision cyclique de l’histoire : « Tout revient éternellement, mais avec une dimension nouvelle ». Symbole de voyage, c’est l’image même de l’individu qui traverse une épreuve et qui doit sacrifier une partie de lui-même pour survivre.
Si dans les années 1970, Claude Lanzmann retrace à travers Pourquoi Israël les accomplissements et les contradictions d’une nation en train de se forger ; 40 ans plus tard, cette affirmation laisse place à une interrogation : la Palestine comment ?
Good morning beautiful, goodbye world.
Lors de notre dernier voyage, dans le camp d’Aida au nord de Bethléem, un rêve m’a éveillé. Emplissant la ville, le chant du muezzin résonne encore en moi. Je distinguais la lune et le soleil levant, dans la pénombre se profilait le mur. Une nouvelle nuit va prendre fin, le jour se lève. Si la main de l’homme a rendu le visage aveugle, ici règne une paix divine.
Une lecture de Samantha Rouault
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Création sonore : Alice Guerlot Kourouklis
Crédits textes : 1-« Le lanceur de dés » (extraits), de Mahmoud Darwich, traduction de l’arabe (Palestine) de Elias Sanbar, lecture Adrien Chevrot. Acte Sud 2010 / 2-Samantha Rouault
L’intention des auteurs
Le conflit israélo-palestinien est quasiment le seul conflit au monde autour duquel il est impossible de discuter sans se retrouver dans un face à face dans lequel chaque protagoniste se sent obligé de choisir un camp. Le fait qu’il soit souvent présenté comme la confrontation de deux groupes religieux incapables de pouvoir vivre en paix, explique en partie l’existence de ces réactions péremptoires. Il nous a semblé nécessaire de proposer un regard différent et d’inviter le public à la réflexion. L’installation « La Palestine comment ? » propose de (re)découvrir des situations à l’origine de malaises et source d’incompréhensions. Il s’agit d’une invitation à saisir les notions d’effacement et d’enfermement. L’effacement et la réécriture de l’histoire contemporaine d’une région et d’une identité ; l’enfermement de populations qu’il soit spatial ou psychologique.
La Palestine comment ?_POM « Le mur » from Wilfrid Esteve on Vimeo.
Biographie
Virginie Terrasse
Virginie Terrasse vit à Paris. Autodidacte, elle devient photographe freelance en 2002. Elle réalise des reportages et des portraits pour la presse française (Le Monde 2 et Le Monde Hors-Séries, La Croix, Courriers de l’Atlas, L’expansion, Regards, Libération, Marianne, Pelerin magazine, NVO, Liaisons sociales). Son travail personnel ne cesse d’interroger les rapports que l’homme entretient avec son environnement, afin de documenter une époque, un lieu, un pays… Parallèlement à son travail de photographe, elle réalise des Petites Oeuvres Multimédias, enseigne la photographie et ses nouvelles formes à l’EMI-CFD, l’ENSBA, Le 104 et le CFPJ. En 2007 elle co-fonde le studio de création «Hans Lucas» avec deux autres photographes, Wilfrid Estève et Lorenzo Virgili. Son travail a été présenté dans de nombreux festivals Français et Européens. En 2010 elle est lauréate du prix photographique de la ville de Levallois-Epson pour son travail « La Palestine comment ? »
Wilfrid Estève
Photojournaliste cofondateur de l’Œil Public, Wilfrid Estève est en charge de la direction artistique et éditoriale du studio de production multimédia Hans Lucas et du département photo, à l’École des métiers de l’information. Président de l’association FreeLens, il est en 2010 vice-président de l’Union des Photographes Professionnels (anciennement UPC) et a reçu en 2005 en tant qu’écrivain, la mention spéciale du prix Nadar pour l’ouvrage Photojournalisme, à la croisée des chemins. Depuis 1995, le travail photographique de Wilfrid Estève est basé sur le témoignage et l’enquête ; une démarche documentaire souvent réalisée sur les terrains de l’actualité ou dans les zones de tension (Afrique de l’Ouest, Europe et Moyen-Orient). En parallèle, il poursuit un travail sociétal sur la France et collabore avec ELLE, Libération, Le Monde, Géo, Marie-Claire, National Geographic, Paris Match et VSD.
Son travail photographique a fait l’objet d’expositions individuelles et collectives dont :
« De l’air s’expose » exposition à la galerie AGNÈS B et au festival RÉVÉLATION #4 à Paris ainsi qu’au musée de la Photographie André Villers à Mougins en 2010.
« Projets abandonnés » exposition à l’espace d’art contemporain IMMIX à Paris en 2010.
« Don de vie » exposition à la Chapelle Saint-Louis de la Pitié Salpêtrière à Paris, vente aux enchères et édition d’un livre en 2008.
« Territoires » lors de la Biennale internationale de la Photographie et des Arts visuels de Liège en Belgique en 2008.
« Territoires de fictions » durant le « Ayvalık Fotoğraf Festivali’ne Doğru » en Turquie et les Rencontres numériques de La Villette à Paris en 2007.
« Madame la Présidente » commande photographique des Rencontres internationales de la photographie d’Arles en 2007.
« France à quoi tu penses ? » durant le festival européen de photographie de Reggio Emilia en Italie en 2007.