Bernard Stiegler a pour projet d’écrire un ouvrage qui s’intitulerait « Le Temps des amateurs ». Il ne s’est pas fixé d’échéance quant à sa publication et accumule des textes depuis plusieurs années. Il a commencé à rendre publiques certaines réflexions sur ce sujet, notamment au travers d’articles parus dans la presse ou de conférences données en diverses occasions. Il s’agira d’une publication personnelle, mais cette étude s’appuie sur la collaboration de personnalités telles que Catherine Perret ou Alain Giffard, membres de l’association Ars Industrialis, dont Bernard Stiegler est le président.
LES ARTISTES SONT
DES AMATEURS À PLEIN TEMPS
Éric Foucault : Depuis un certain temps, vous accumulez du matériau sur la figure de l’amateur, qui nourrira votre future publication. Néanmoins, vous avez déjà le titre de cet ouvrage, Le Temps des amateurs. Pour quelle(s) raison(s) ?
Bernard Stiegler : D’abord parce que je pense qu’il y a un « temps de l’amateur », un rapport au temps qu’ignore celui qui n’est pas amateur – et c’est un temps de l’amour, c’est-à-dire de la fidélité : amateur vient d’amare, aimer. Socrate pose d’ailleurs dans Le Banquet que le philosophe est avant tout un amateur : l’amateur de sagesse. Et dans Ménon, il dit que ce rapport à la sagesse est fondé sur « un autre temps ».
L’amateur est prêt à donner beaucoup de temps à ce qui le passionne. Il est absolument disponible. Dans le contexte si spécifique et fatigué de notre époque, cela signifie que l’amateur est tout sauf un consommateur. L’amateur pratique ce qu’il aime, ce qui veut dire qu’il le fréquente : par exemple, il est capable d’aller voir plusieurs fois le même spectacle. C’est ce que narre Proust dans À la recherche du temps perdu aussi bien à propos du théâtre que des œuvres plastiques (portraits des gérantes, peintures d’Elstir) ou que de la « petite musique de Vinteuil ». Il y a des films que j’ai vu vingt fois et plus. Il en va de même pour certains livres que je lis et relis inlassablement, par fragments ou intégralement. Quant aux artistes dont je suis et dont j’aime l’œuvre, c’est précisément leur trajectoire qui m’intéresse, la série que forme cette œuvre, et son inscription dans ce que j’appelle un circuit de transindividuation (ainsi par exemple ce qui relie Marcel Duchamp à Sophie Calle en passant par Joseph Beuys).
L’amateur cultive un rapport au temps qui fonde un rapport à des œuvres. Même l’amant, qui est l’amateur le plus répandu qui soit, a un tel rapport – que l’on dit amoureux. Une histoire d’amour, c’est-à-dire d’amateur, est toujours l’histoire d’une altération par cet autre qu’est l’être aimé : œuvre, personne, discipline, pays, langue, etc. Celui que l’on aime, comme amant par exemple, est celui – ou celle – que l’on fréquente inlassablement et dont en quelque sorte le mystère s’épaissit dans cette fréquentation par laquelle on se trouve trans-formé, c’est-à-dire, aussi, individué (dans le langage de Simondon).
Et s’il est vrai que les amateurs forment des communautés d’amateurs, et aiment à se rencontrer pour parler ensemble de ce qu’ils aiment, cette individuation psychique devient aussi une individuation collective à travers un processus de transindividuation – c’est cela qui constitue une époque, et dans ce processus, les tout premiers amateurs sont les artistes eux-mêmes. Un artiste « professionnel », c’est, tout comme un philosophe « professionnel », une contradiction dans les termes – et ceci est un problème propre à notre temps, où les « professionnels » se satisfont si lamentablement du consumérisme qui les coupe des amateurs, par où ils perdent eux-mêmes leur amour des œuvres.
Un objet aimé – œuvre, personne – s’idéalise. L’idéalisation est coextensive à l’amour – c’est-à-dire à la forme plénière du désir. En cela, l’objet de l’amateur et de l’aimant s’infinitise. C’est ainsi que l’art conduit à ce que Kant désigne non seulement comme étant le beau, mais aussi le sublime. Le passage de l’art au religieux – ou du religieux à l’art – passe aussi par là.
Une œuvre est intrinsèquement inachevée, in-finie, et renaît à chaque expérience du regard qui se pose sur elle – pour autant que le regard se pose sur elle, parce que mon œil peut fonctionner comme celui d’un poulpe : il peut voir qu’il y a du bleu et du rouge sans en être affecté. Il peut ne rien se passer : l’œuvre peut ne pas œuvrer. Et la plupart du temps, elle n’œuvre pas. La plupart du temps, quand je suis devant une œuvre théâtrale, plastique, littéraire, musicale, je n’entre pas – du moins pas d’emblée. Les œuvres sont comme d’Artagnan et Aramis : je les rencontre d’abord dans un combat. Les œuvres qui m’ont le plus marqué m’ont souvent d’abord heurté et contrarié. Et je me méfie des personnes qui disent entrer dans toute œuvre : je crains qu’elles n’entrent dans rien d’autre que leur narcissisme béat. On n’entre pas dans une œuvre comme dans un moulin. Peu de gens savent ce qu’est une œuvre : ceux qui le savent sont des amateurs, et il n’y a plus beaucoup d’amateurs parce qu’on en a détruit les conditions de possibilité. Je parlais de temps et d’infini. L’autre temps, celui qui œuvre dans l’amateur, et qui l’ouvre, est un temps infini. Or, en principe, un temps infini n’est pas possible : le temps a un début et une fin. L’expérience du temps des œuvres a à voir en cela avec Dieu : l’œuvre n’œuvre que pour autant qu’elle n’est pas sur le même plan que moi, qui suis sur un plan d’immanence finie. Depuis l’art moderne, qui est aussi l’art de la mort de Dieu, c’est un plan d’immanence infinie.
Je suis un immanentiste1 qui pense que nous sommes à jamais tombés dans l’immanence, qu’il n’y a plus de transcendance, mais je ne crois pas pour autant qu’on en ait fini avec l’infini. Il y a dans l’immanence une expérience de l’infini s’il est vrai que l’immanence est l’expérience du désir dont l’objet est intrinsèquement infini – et ces questions constituent l’étoffe des œuvres de Nietzsche2 et de Freud.
EF : J’ai l’impression que le mot « amateur » a deux occurrences : celui qui a une pratique artistique de loisir (par opposition à l’artiste professionnel) et celui qui simplement aime les œuvres et se rend aux spectacles, aux concerts, aux expositions… Faites-vous une différence entre les deux ?
BS : Ma fille Elsa copie spontanément des œuvres, sans qu’on le lui demande. Pour regarder Picasso et pour aimer Picasso, il faut qu’elle le copie3. C’est ce que disaient déjà le comte de Caylus et Gœthe, mais aussi Barthes et tant d’autres : pour voir (ou entendre) il faut copier (interpréter), c’est à dire mettre en œuvre son corps. C’est aussi ce que montrent les tableaux de Hubert Robert où l’on voit, au Louvre qui vient d’ouvrir – en 1776 – , la roture en train de croquer, peindre et reproduire pour regarder (parmi les copistes professionnels, qui pullulent alors, et parmi les artistes qui, tels Cézanne, Degas et mille autres, font du musée le lieu de formation de leur œil, un œil qui donc travaille, ce que l’art moderne prolonge ailleurs et autrement, conduisant à ce mot de Manet après le rejet de ses œuvres : « leur œil se fera ! »).
On peut bien sûr pratiquer autrement son savoir d’amateur – un amateur est celui qui sait quelque chose des œuvres, et qui peut porter des jugements et les partager ou les confronter à ceux d’autres amateurs –, notamment en collectionnant ou tout simplement en fréquentant régulièrement les œuvres, ce qui est déjà, comme pratique de la répétition, un art moteur, une incorporation de cette altérité à l’œuvre.
EF : C’est ce qu’on demande d’ailleurs en général aux étudiants, copier les œuvres, jouer la musique pour pouvoir l’écouter.
BS : Il n’y a pas d’autre manière d’apprécier les œuvres que d’en pratiquer la répétition d’une façon ou d’une autre. C’est ce que l’on faisait naguère spontanément, et c’est ce que les industries culturelles ont détruit, produisant cette engeance calamiteuse qu’est le consommateur de culture – dont je fais malheureusement partie comme tout le monde, mais c’est ce qui devrait changer4. Il y a des amateurs de tout : les objets d’un monde sont des objets de telles formes parfois très socialisées de l’amour et de la passion. C’est précisément ce qui fait d’eux les objets d’un monde, et non de l’immonde.
EF : Quant à l’artiste, c’est celui qui se rend disponible à sa pratique. Il a fait le choix de s’y consacrer à plein temps.
BS : Oui, parce qu’il est essentiellement non asservi au temps professionnel. Il est essentiellement voué à son temps à lui – qui est un autre temps, projeté vers cet infini qui ouvre béante l’immanence. Un artiste est un amateur à plein temps : un amateur qui a trouvé les moyens de vivre son amour de ce temps infini au cœur même du fini. Ce que j’essaie de faire moi-même au titre de ma façon de vivre en philosophe, ce qui coïncide plus ou moins effectivement avec l’économie de mon temps fini que je peux plus ou moins infinitiser, c’est-à-dire aussi idéaliser (m’occuper de ma fiche de paie et inviter des amis à dîner, élever les enfants, connaître ma femme, etc.) ; mais en aucun cas ce que je fais en tant qu’amateur de philosophie ne peut être asservi à ces activités du temps fini, tel que je ne parviendrai pas à l’infinitiser – ce qui veut dire : à l’aimer, à aimer vivre, car c’est d’abord cela « aimer la sagesse ».
J’étais très heureux de voir qu’à San Francisco, il y a deux ans, Ralph Rugoff a été commissionné par le Wattis Institute pour mettre en place une exposition qui s’intitulait Amateurs5. Les artistes ont été invités en tant qu’amateurs. Ils se posaient comme amateurs n’ayant pas de savoir autre qu’amateur et, l’académisme étant ruiné à jamais — ce qui est irréversible et heureux —, ils étaient toujours en position d’amateurs avec tous les savoirs qu’ils mettaient en œuvre. Warhol déclaraient que les œuvres qu’il aimait étaient toujours celles d’amateurs, comme le rappel le catalogue de cette exposition6.
Je me suis mis à travailler sur ce temps des amateurs parce que je développe par ailleurs une étude sur la fin du consumérisme culturel et du consumérisme en général. Le consumérisme culturel apparu ces trente dernières années a anéanti pour une grande part le travail artistique, souvent chez les artistes eux-mêmes, qui étaient très bons, mais qui se sont faits happer par ce qui n’est plus de saison et qui ruine le monde. Nous sommes en train de changer d’époque. C’est aussi cela que veut dire Le Temps des amateurs.
EF : S’il faut entendre le mot « temps » au sens d’une époque, d’une génération, ou d’un temps parallèle, cela signifie-t-il aussi que le temps serait venu pour les amateurs, comme on dit « au tour des amateurs à présent » ?
BS : Oui, en effet. Ou au retour des amateurs – mais au sens où les amateurs vivent leur amour dans un temps qui n’est pas ordinaire : c’est le temps de l’extra-ordinaire. Toute œuvre est dans un temps et d’un temps. Cela ne veut pas dire qu’elle est réductible à ce temps : cette irréductibilité à son temps est justement ce qui fait qu’elle est une œuvre. Mais elle est d’un temps. Prenons les peintures de Lascaux : elles sont d’un temps défini, la question de la datation est primordiale. Et ces peintures sont suffocantes.
EF : Pourquoi ?
BS : C’est une question que je me pose encore…
Nous avons pendant longtemps considéré qu’à Lascaux se donnait à voir « la naissance de l’art ». Bataille, dans Lascaux ou la naissance de l’art, a parlé du « miracle de Lascaux », comme on a parlé du « miracle grec ». Et en effet, à Lascaux, on a l’impression inouïe de ce commencement – même si depuis 1994 nous connaissons la grotte Chauvet, plus ancienne encore (- 30 000 ans). Ce que l’on visite de nos jours, c’est Lascaux 2 : les peintures ont été reconstituées par Renaud Sanson, un artiste qui, étudiant les techniques et les matières, a reproduit à l’identique les parois de la grotte.
Que se passe-t-il cependant face au piano de Beuys ou à la Fountain de Duchamp ? Il serait ridicule d’essayer de les copier — y compris parce que le ready made est précisément un objet de série : c’est aussi en ce sens que l’art est toujours dans un temps — fini. Le temps de la pissotière de Duchamp (et il faudrait ici parler du Nu descendant un escalier dont le temps est celui de la chronophotographie) est celui des usines de production industrielle des objets. C’est à l’intérieur ou à partir d’une telle époque, inscrite dans ce temps, que cette œuvre à laquelle Duchamp refuse d’ailleurs ce statut peut œuvrer. Imaginez que vous êtes chez les Médicis à Florence, devant la pissotière de Duchamp : qu’est-ce que ça vient faire là ? Ça ne dit rien, c’est absolument impossible.
Nous vivons au XXIe siècle — et Fountain qui s’inscrit dans le monde de 1917 n’est plus de notre époque. S’il y a des gens qui n’admettent toujours pas la pissotière de Duchamp au musée, c’est parce qu’ils ne comprennent pas la double temporalité de l’art – à la différence des amateurs qui précisément expérimentent cette duplicité. L’artiste cultive un rapport à son temps extrêmement difficile à comprendre parce que c’est un rapport hors temps et lui-même ne le comprend pas : ce n’est pas le temps de la compréhension, mais celui de la surpréhension.
Puisqu’il est infini c’est un temps hors du temps, ce que Platon appelle un « autre temps ». Ce temps-là n’est pas réductible à son époque : il la dépasse – et il s’y manifeste toujours en cela ce que Kant appelle le sublime. Prenez les chants a capella du XVIe siècle anglais : on ne peut les écouter sans les inscrire dans l’époque. Mais cela ne veut pas dire qu’ils sont déterminés par l’époque : il faudrait plutôt dire qu’ils indéterminent l’époque, et qu’à leur époque, ils ne sont déjà plus dans leur époque. C’est aussi en ce deuxième sens que je parle d’un Temps des amateurs, où l’amateur dépasse son époque et est emporté par ce qui d’une œuvre le dépasse.
LE TEMPS DES TERRITOIRES AUGMENTÉS
EF : En ce sens, même s’il faut considérer l’œuvre dans un hors-temps, il demeure important de la resituer dans son époque ?
BS : C’est plus qu’important : c’est essentiel. Duchamp était au temps des prolétaires. Quand en 1917 il propose Fountain, Henry Ford invente la machine de production industrielle en série, ainsi que le concept de consommateur. Warhol, avec le pop art, va en tirer les conséquences à l’époque de la généralisation des industries culturelles et de la reproductibilité.
Il faudra attendre les années 1960 pour que Duchamp remonte à la surface. Il revient et son travail explose : il est au cœur de l’époque en l’excédant absolument. Voilà le sens de l’époque de Duchamp, celle du prolétaire producteur puis consommateur dont il est l’excédent de production inconsommable – bien que des milliers de consommateurs culturels s’y perdent chaque jour.
Le consommateur est un prolétaire qui a perdu son savoir-vivre comme le producteur prolétarisé qu’il est aussi a perdu son savoir-faire7 — et l’artiste qui passe du Nu descendant un escalier à Fountain est lui-même dépossédé de sa technique par la technologie.
Quant à nous, nous vivons dans une autre époque où, technologiquement et industriellement parlant, nous assistons à la construction d’un nouveau genre d’amatorat. C’est notamment pour cela que la procédure des Nouveaux commanditaires m’intéresse8.
EF : Il y a un nouveau temps, mais il y a aussi un nouvel espace. Avec les Nouveaux commanditaires, les artistes sont invités à se préoccuper du contexte d’intervention, parfois dans des lieux très isolés.
BS : Aujourd’hui comme jamais, les artistes doivent investir l’espace non-inhumain tel qu’il est toujours urbain9, c’est-à-dire augmenté. Une forêt, Lascaux, Manhattan ou une favela de Rio constituent toujours un espace augmenté : un territoire d’êtres possiblement non-inhumains10. C’est ce que dit magnifiquement bien Gilbert Simondon quand il parle des « points-clefs » qui font qu’un espace devient un territoire en étant habité par des habitants – qui y forment des habitudes dont ces points-clefs, lieux de culte en tous genres, les déshabituent. Les non-inhumains édifient de tels « points-clefs » : en un espace donné, il y a un sommet où les non-inhumains vont construire un temple et le sanctuariser, le symboliser. Mais c’est aussi l’érection de Manhattan ou de la Tour Eiffel. Les non-inhumains ont un savoir et une expérience du territoire qu’ils parcourent, tel un indien en Amazonie, Dersou Ouzala en Sibérie11. L’Amazonie est tout aussi virtuelle et augmentée – en particulier par le langage mais aussi par toutes les pratiques sociales et techniques par lesquelles le territoire est habité – que Paris avec le wi-fi. Mais Manhattan et ses skyscrapers sont tout aussi hantés de revenances et de puissances virtuelles – dans l’immanence. À chaque fois, à chaque époque, en chaque temps surviennent des virtualisations et des augmentations différentes – et avec elles des surpréhensions nouvelles qui dépassent l’entendement, mais dont Kant dirait qu’elles s’adressent à la raison.
Toujours les artistes ont investi le caractère augmenté du territoire. Celui de Florence ou plus largement de la Toscane est augmenté du corps de Jésus ; et on ne peut absolument rien voir sans considérer cette augmentation — ce qu’a formidablement montré Georges Didi-Huberman avec ses travaux à partir de Fra Angelico12. Duchamp est un processus d’individuation13 en cours. Or cette individuation de Duchamp est aussi la mienne : il est l’individuation de l’époque même – c’est vrai de tous les artistes, mais c’est vrai avec lui à ce point extrême qu’est le point d’industrialisation dont Warhol voulant « être une machine » tirera l’impossible conséquence.
Nous ne sommes plus du tout à cette époque. A quelle époque sommes-nous quant à l’augmentation du territoire ou de la déterritorialisation ? Car le territoire augmenté, c’est la déterritorialisation du territoire. Jésus à Florence, c’est Jésus à Bruges, à Rio… c’est le catholicisme qui s’émancipe du territoire.
EF : En somme, Jésus est un blockbuster comme Mickey, pour reprendre les mots de l’artiste Wim Delvoye. Alors, comment Jésus a-t-il territorialisé Florence et, en même temps, comment s’est-il lui-même déterritorialisé ?
BS : Peut-être justement pas tout à fait comme Mickey. Tous les territoires, tous les temps sont des espaces d’individuation collective. Celle-ci est toujours sur-déterminée par une dimension organologique14 : par l’augmentation d’un organon, c’est-à-dire d’un instrument qui fait que nous, les possibles non-inhumains, sommes des corps instrumentés, déjà par la manière que nous avons de marcher, comme disait Marcel Mauss, de chasser, de nager, d’aimer même. Nous sommes des corps emportés par notre technicité, qui est une possible artisticité (technè en grec signifie aussi « art ») : on ne peut pas séparer l’art et la technique, c’est-à-dire la virtualisation de l’espace par un autre temps.
L’espace de ce que j’appelle l’individuation collective qui héberge une transindividuation15 se reconfigure très en profondeur du point de vue organologique, par des réticulations techniques16, les relations entre les individus, entre l’individu et les groupes (…).
EF : Ces instruments – ou réticulations techniques – sont toujours liés à un territoire, ils sont particuliers à un groupe d’individus. Pourtant ce que l’on fait avec est lisible par l’ensemble de l’humanité et traverse le temps.
BS : Oui. L’art, par exemple, a toujours une dimension cosmique : c’est une dimension irréductible de l’art, ce qui ne veut pas dire que les artistes en ont forcément la notion, mais il y a toujours une dimension inscrite dans le cosmos en toute œuvre d’art. Cette cosmicité – qui est aussi une cosméticité – excède son temps et rejoint un plan de consistances que projettent tous les non-inhumains, de quelque temps et de quelque lieu qu’ils proviennent. Notre rapport au cosmos passe toujours par des organa qui le virtualisent et le projettent au-delà et en-deça, tel le calendrier égyptien. Qu’en est-il de Facebook ? Un calendrier forme des anneaux sur lesquels se produisent des retours, des revenants, une « spectralité » disait Derrida. Qu’en est-il de la réorganisation calendaire et cardinale que trament les « réseaux sociaux » ? Voilà la question à laquelle nous sommes confrontés.
Il est évident que le rapport au cosmos des Egyptiens qui ont un calendrier (le premier dans l’histoire) n’est pas le rapport au cosmos du chamane qui n’a pas de calendrier. Ceci a certainement des conséquences sur la manière de parler des Indiens Hopi qu’analyse Benjamin Lee Whorf17. Cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas communiquer avec eux, mais qu’il y a un monde indien et donc un art de vivre indien. Un art provient toujours d’un art de vivre – sauf peut-être à notre époque où nous nous trouvons confrontés au défaut d’un tel art.
Les arts que nous pouvons voir à l’œuvre dans l’art de vivre indien ou africain peuvent s’arracher aux mondes indien et africain parce qu’ils sont les points sources d’un temps infini, généralement assemblés autour des points-clefs, c’est-à-dire cardinaux (dont les calendriers sont des marques dans le temps), et à l’infini tous les temps infinis se retrouvent. Picasso, l’art indien, l’art africain, la pissotière de Duchamp et la grotte de Lascaux consistent tous et ensemble comme une série dans ce que Malraux appelait le possible de l’art.
LES AMATEURS ET L’ÉCONOMIE
DE LA CONTRIBUTION
EF : Les réticulations techniques dont vous parlez seraient en mesure de rendre réel le « Musée imaginaire » ?
BS : Actuellement est en train de surgir une nouvelle figure de l’amateur, et non simplement dans le domaine artistique ou culturel, mais dans tous les domaines. Par exemple celui de la médecine : il y a des malades qui se mettent en réseau sur Internet, qui développent des savoirs médicaux nouveaux, et que l’Inserm commence d’ailleurs parfois à prendre en compte.
Ici, à l’IRI18, nous développons des technologies pour les amateurs. Dans son programme d’activité 2008/2012, l’INRIA (Institut National de Recherche en Informatique et en Automatique) a inscrit comme un objet stratégique de son développement des technologies pour les amateurs dans le domaine scientifique – par exemple en astronomie. Avec le réseau, une nouvelle figure de l’amateur de sciences peut surgir comme la République des Lettres avait suscité cette figure de l’amateur qu’est le curieux19, et sans lequel il n’y aurait pas eu la science moderne. S’il n’y avait pas eu tous ces observateurs, ces entomologistes, ces collectionneurs d’objets fossiles, il n’y aurait pas eu cette science. Mais c’est aussi l’âge des Amateurs dans le monde des arts20.
Aujourd’hui, la lassitude vis-à-vis de la politique telle qu’elle existe depuis une trentaine d’années, invite les gens à créer des espaces de discussion, structures qui se développent sur Internet, avec des échanges de connaissances et de techniques. Et dans le champ « culturel » les jeunes qui échangent en peer to peer sont déjà des amateurs. Le Ministère de la Culture les appelle des pirates. Or ce sont des gens qui ont envie d’écouter de la musique, de l’échanger, de la partager et de la juger. Juger c’est énoncer, apprécier, négativement ou positivement, mais qualitativement, et non seulement quantitativement.
Kant a développé une théorie esthétique du jugement de goût telle que celui qui juge d’une œuvre (l’amateur d’art) ne peut pas argumenter son jugement. Un tel jugement n’est pas démontrable dit Kant. Si vous posez que l’objet de votre jugement est beau, cela veut dire que vous universalisez votre jugement : vous posez que tout le monde doit le trouver beau. S’il est beau, il est absolument beau : le beau n’est pas l’agréable. Et cependant, cet universel ne peut pas constituer un objet de savoir : son universalité ne peut pas être prouvée ni argumentée.
À la fin du XIXe siècle, Konrad Fiedler va contredire Kant21. Fiedler soutient contre Kant que si le jugement de goût est sans règle (n’est pas « déterminant » dirait Kant), parce que subjectif, il existe un jugement artistique, qui n’est pas un jugement du goût, mais un jugement de l’intellect : un jugement de connaissance.
Je crois que l’amateur cultive une sorte de jugement artistique en ce sens, et que quand on aime une œuvre, on argumente : on n’est pas sans voix tel le sujet kantien du jugement de beau. Il en est ainsi des passions. Il faut beaucoup de temps pour les entretenir : la passion veut argumenter et partager, elle veut ouvrir ce que j’appelle un circuit de transindividuation. Youssef Ishagpour raconte que Kiarostami a commencé à faire des images parce qu’il ne pouvait pas supporter à lui tout seul la beauté des montagnes iraniennes. Cette projection au-delà de soi affecte aussi l’amateur qui discerne, partage ce qu’il discerne, critique et juge en cela. Un bon amateur de foot sait expliquer pourquoi Petit est un très bon attaquant : il est capable de regarder le match plusieurs fois – les amateurs sont les nobles du foot.
Cette figure est en train de renaître dans les nouveaux espaces relationnels qui se forment depuis une quinzaine d’années. S’y retrouvent des gens qui aiment et veulent partager les savoirs qui se forment comme leur passion.
EF : Quelles peuvent être les conséquences de l’apparition de cette nouvelle figure de l’amateur ?
BS : D’abord, elles supposent une reconstruction complète de ce qu’est une politique culturelle.
L’échange de fichiers musicaux, les blogs, la photo numérique, sont des objets ou des comportements culturels non identifiés que presque personne n’a vu venir. Cela reconfigure les comportements : ceux des jeunes générations, mais aussi ceux de personnes à la retraite qui peuvent y donner du temps, et également ceux de nouveaux types de militants, de nouveaux types de producteurs, tels les hackers, de jeunes artistes aussi, et c’est ce qui rend ce phénomène extrêmement riche. Ils inventent le modèle industriel de demain : un nouveau modèle relationnel, une autre forme de société, une société ultramoderne et hyper-industrielle, et notre époque est celle de l’industrie absolument partout et en toutes choses22. L’industrialisation de l’Afrique de l’ouest subsaharien se fera par le numérique, comme la société indienne rurale se reconfigure autour du téléphone portable et du Web là où il n’y a ni eau potable, ni égouts…
EF : Est-ce une nouvelle forme de déterritorialisation comme avec l’exemple de Jésus ?
BS : C’est une déterritorialisation, mais par une technologie de reterritorialisation qui ouvre pour les territoires des possibilités tout à fait inédites, et qui constituent donc un enjeu primordial de notre époque – pour les territoires et leurs habitants, et donc aussi pour les artistes.
Le paradoxe du temps infini des œuvres est celui de la localité de l’art : une œuvre a lieu, ça veut dire qu’elle donne lieu et qu’elle est liée au lieu de manière indissoluble. Lorsque Maurice Blanchot s’en prend à Curtius soutenant que transporter les mosaïques de Damas hors de Damas les a rendues inaccessibles, les a anéanties, lorsque Blanchot répond qu’une œuvre est précisément ce qui se projette au-delà de cette localité dont elle provient, qu’elle est originellement déterritorialisée dans un rapport à l’espace semblable au caractère infini du temps qu’elle ouvre, cela veut dire aussi que l’œuvre est infiniment territorialisée : c’est la tension qui s’installe entre la localité et ce qui l’excède qui donne lieu à l’œuvre telle qu’elle œuvre, c’est-à-dire traverse, affecte et trame les territoires au-delà de tout territoire.
Cela se rejoue aujourd’hui avec les technologies réticulaires numériques qui frayent de nouveaux espaces. Mais l’espace ce n’est pas le lieu. Le lieu est singulier, il inscrit du temps dans l’espace qu’il habite, en cela comme non-inhumain, c’est-à-dire irréductible aux seules habitudes.
Les Nouveaux commanditaires m’intéressent, au sens où ils mettent à l’épreuve une nouvelle expérience de la déterritorialisation localisée. Ce qui s’est passé à Blessey est extraordinaire23 : c’est le choc entre ce lieu mort depuis longtemps et un hors-lieu qui vient donner lieu à ce non-lieu.
EF : Avec l’intervention de Rémi Zaugg, Blessey est devenu un point sur la carte. Le village fait désormais partie d’un réseau.
BS : A priori, Blessey n’a rien à voir avec le numérique ; et pourtant cela a tout à voir. Comme pour Duchamp, ce qui importe, ce ne sont pas les machines-outils, mais que ses œuvres n’œuvrent que depuis et dans l’époque des machines-outils. Quant à Blessey, je crois qu’il s’y rejoue une expérience de la localité qui n’est en rien romantique : une expérience de la post-mondialisation. Ce qui a dominé le XXe siècle consumériste s’éteint et s’auto-détruit. Les amateurs constituent une nouvelle figure, post-consumériste, qui est aussi celle d’une post-mondialisation. Cela ne signifie pas le retour au territoire, mais un nouvel agencement entre les multitudes de territoires qui ouvrent un nouvel âge de la déterritorialisation.
Il y a une nouvelle avant-garde, et elle est dans le public.
Le début du XXe siècle a commencé avec la gifle au goût public, ce qui voulait dire la gifle au bourgeois. Aujourd’hui, il n’y a plus de bourgeoisie. Ce qui l’a détruite pour partie, c’est le caractère mafieux du capitalisme. Même le goût bourgeois a disparu : c’est aujourd’hui le « bling-bling » qui gouverne le monde.
Le public a été détruit par les audiences, mais il se construit aujourd’hui autrement : nous sortons du consumérisme, nous entrons dans l’économie de la contribution, qui est une économie des amateurs.
EF : C’est-à-dire une autre manière de consommer ? ou ne plus être uniquement des consommateurs ?
BS : Les amateurs travaillent. Ils ne travaillent pas pour survivre, mais pour exister. Ce travail, qui ne procure pas forcément un emploi, apparaît dans le cadre du post-consumérisme qui passe aussi par une reterritorialisation.
Les technologies réticulaires numériques sont des technologies territoriales, ou du moins qui peuvent se territorialiser à très peu de frais, non seulement grâce au GPS, mais parce qu’elles permettent de développer localement des politiques relationnelles – et à travers une écologie relationnelle permettant de lutter contre les effets calamiteux notamment du consumérisme.
Il est évident que ces technologies sont des pharmaka, c’est-à-dire des poisons autant que des remèdes. Mais il dépend de nous de savoir si ces poisons peuvent devenir des remèdes. La philosophie en général, et en particulier celle des Stoïciens, consiste à faire des remèdes à partir de poisons. Ainsi de l’écriture dont Platon montre – en écrivant – qu’elle est devenue un poison pour la cité grecque à l’époque des sophistes, elle qui est l’origine du droit, de la géométrie, de l’histoire, de la géographie, de la tragédie, etc. Il y a une thérapeutique des pharmaka en tous âges. Cette thérapeutique est la façon dont une société fait du pharmakon un remède, et c’est ce qui caractérise chaque époque. Quant à nous, c’est la question d’une écologie relationnelle qui nous affecte dans le contexte de la réticularité territoriale nouvelle, et c’est pour les artistes et leurs amateurs un enjeu immense et planétaire.
Un entretien réalisé par Éric Foucault, avec Bernard Stiegler
Publication originale dans la revue Laura, n°10
Bernard Stiegler est philosophe et docteur de l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales, directeur de l’Institut de Recherche et d’Innovation du Centre Georges Pompidou, et professeur associé à l’Université de Londres (Goldsmiths College) et à l’Université de Technologie de Compiègne. Il a été directeur de programme au Collège international de philosophie, directeur de l’unité de recherche Connaissances, Organisations et Systèmes Techniques, qu’il y a fondée en 1993, directeur général adjoint de l’Institut National de l’Audiovisuel, directeur de l’IRCAM, puis directeur du département du développement culturel du Centre Georges Pompidou.
Les réflexions de Bernard Stiegler sont axées sur les enjeux des mutations actuelles portées par le développement technologique. À ce sujet, il a publié de nombreux articles et ouvrages : https://bit.ly/3bE24qC. Avec Ars Industrialis, Bernard Stiegler et ses camarades développent des outils numériques dans le cadre d’une économie de la contribution. Wikipedia a été un premier exemple de ce type d’outils qu’ils invitent à dépasser, mais continuent de défendre néanmoins. Cet entretien, réalisé par Éric Foucault avec Bernard Stiegler pour la Revue « Laura », est donc ponctué de notes de renvoi dont certaines s’appuient sur Wikipedia, d’autres sur le site d’Ars Industrialis.
References