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«  Radiant Landscapes » de Santu Mofokeng (FR/EN)


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Préambule, vers 1973

Ishmael passe le portail, sauf qu’il n’y a pas de portail. De part et d’autre, la clôture est triste et s’affaisse, et le gazon abandonné est envahi de mauvaises herbes. Ishmael parcourt la dizaine de mètres qui le séparent de mes amis et moi, debout devant le mur délavé, badigeonné de peinture Murella d’un bleu pâle irrité, qui forme la façade des deux pièces de l’éléphant en béton qu’est notre maison. Il me bouscule. Je lui donne une calotte. Il esquive le coup avec souplesse et éclate de rire sous mes cris de protestation. Il se dirige vers la porte de la cuisine, où ma mère s’occupe de choses et d’autres, tout en bavardant avec mon beau-père, Joe One-eye. Derrière son dos, les gens l’appellent Wolve (le loup, en afrikaans).

Joe One-eye est d’une suffisance légendaire. Il n’arrête pas de se vanter de ses réussites dans la vie, lui qui aurait été bodybuilder, pianiste de concert, séducteur accompli et, pour corser le tout, lauréat d’un prix d’élocution ! Il se prend très au sérieux, alors même que son étoile pâlit et qu’il vit avec nous à Soweto, dans un trou connu sous le nom de White City Jabavu.

Pendant que je peste contre lui, Ishmael se retourne et me dit : « Ag man ! Te fâche pas. Tout ce que je veux, c’est savoir si t’es bourré ou non. Ces derniers temps, je n’arrive plus à savoir dans quel état tu es, rien qu’en te regardant. Ma seule façon de vérifier, c’est par le ton que tu prends et la rage avec laquelle tu contre-attaques quand nous dansons le tango. »

2004

Maintenant, je conduis un Ishmael émacié à l’hôpital. Je sais que c’est la dernière fois que je le vois en vie. Du temps où il avait la force de me plaquer au sol, il était toujours très pointilleux dans le choix de ses vêtements. Ses sports, ses loisirs, c’étaient la boxe et le judo. J’ai de la peine à concilier l’image, toujours présente à mon esprit, de mon frère comme le Scylla the Rock du film Marathon Man, aux côtés duquel j’ai grandi en l’admirant, avec l’image de ce spectre d’enfant mourant, terrorisé, incontinent, au teint terreux, qui a cessé d’être un homme. C’est aussi la dernière fois que je porte cet homme-enfant, mon frère, vivant. Les hôpitaux sont véritablement des lieux de délivrance.

Écartons cette image, mettons-la de côté pour l’instant et déroulons le film jusqu’au temps présent.

2010 et maintenant

J’ai toujours considéré Soweto comme la boussole avec laquelle j’étudie le monde, le prisme à travers lequel je vois. L’endroit m’inspire un sentiment particulier de fierté, d’appartenance et d’enracinement. Il m’accueille en son sein bienveillant chaque fois que j’y suis.

Enfant, j’avais l’habitude de jouer dans les « montagnes blanches » de ses terrils toxiques. Mais aujourd’hui, le sentiment de me sentir chez moi dans cet espace a entre-temps changé. Je crains pour l’avenir de Soweto et des lieux similaires. Une question de perspective, je suppose.
La Kliprivier (autrement dit : « la Rivière de pierre ») est une rivière qui serpente à travers Soweto. De nombreux guérisseurs la considèrent à juste titre comme un égout. Si un guérisseur, comme l’était mon frère décédé, devait prescrire une « purification » rituelle ou l’immersion dans une rivière en vue d’une communion avec les ancêtres, il recommanderait de ne pas choisir la Kliprivier pour ce rituel.
En roulant récemment le long de la Klip River (comme l’appellent les Sowetiens), à Soweto, j’ai été choqué par le spectacle de gens qui s’ébrouaient dans cet égout radiant de saleté et de pollution. Et pourtant ils s’ébrouaient. Ils se complaisaient dans leur foi, leur extase et leur abandon.
À l’époque, je m’intéressais aux zones susceptibles d’avoir été polluées ou irradiées par les effluents de mines et d’usines abandonnées. Il se peut que les gens qui organisent des baptêmes, des rassemblements religieux ou des rituels sangoma sur les berges de la Klip River se considèrent immunisés contre toute affection et toute maladie que la rivière pourrait transmettre. Après tout, ils sont en communion avec des puissances supérieures qui ne manqueront pas de leur assurer protection. D’après un rapport publié récemment dans un journal, le calcul du pH de la Klip River donne un résultat d’environ 2 (très acide). Le pH de l’eau pure est d’environ 7.[1]
Conformément au folklore des townships, une tornade s’appelle un Mamlambo, un serpent dans la mythologie nguni. Les seules personnes capables de le voir danser la valse dans les rues de Soweto sont celles qui sont imprégnées, qui ont été « touchées » ou qui ont accès au pouvoir du Mamlambo, dont ils peuvent user ou abuser à leur profit.
Ishmael ne m’a jamais avoué qu’il avait le sida. Il était persuadé que si jamais il attrapait la maladie, il n’allait jamais en mourir parce qu’il était un sangoma. Les gens des townships disent qu’il y a deux formes de virus VIH et de sida. D’une part la variété mondialement reconnue par les épidémiologistes, qui réagit aux traitements fondés sur des méthodes et des remèdes scientifiquement approuvés ; l’autre variété étant transmise par un « vers » et inoculée par des sorciers, des ennemis, des parents ou des amis jaloux, etc. Ce type de VIH et de sida ne réagit pas aux traitements qui suivent les procédures médicalement approuvées. Ishmael attribuait sa maladie à l’« ubuthakathi »[2], ou « ukuthwebulwa »[3], l’autre type de sida créé par sorcellerie. Il prétendait être en possession d’herbes et de potions puissantes qui lui garantissaient protection et immunité. Ishmael se sentait à l’abri de toute attaque, physique ou spirituelle.
C’est avec toutes ces réalités, avec ce savoir, que j’aborde mon récent projet sur le changement climatique : son impact sur l’environnement.
Les questions qui m’obsèdent souvent sont : qui vit dans ces lieux pourris qui subsistent après que leur profitabilité a baissé ou que des catastrophes se sont produites et que les capitalistes sont partis ? La prolifération d’environnements dégradés est-elle un sous-produit de l’affairisme, ou de l’insouciance ? Ces environnements dévastés sont-ils des usines ou des laboratoires, ou sont-ils prévus pour servir à ces deux fins ? Il se peut que les paysages de ce genre soient les pépinières destinées à cultiver des êtres humains dans l’intérêt du consortium de PRÉLÈVEMENT, COMMERCIALISATION & NÉGOCE D’ORGANES.[4]
L’expérience capitaliste progresse inexorablement et allégrement sur notre planète très limitée. Le plus souvent à notre détriment en tant que cobayes, ou au détriment de ceux d’entre nous qui sont socialement vulnérables, et tout ça sous nos yeux. Peut-être que Darwin permettrait d’expliquer le tripatouillage environnemental auquel se livrent les grandes entreprises.
Vingt-cinq ans après la catastrophe de Tchernobyl, le comité international réuni pour analyser la région a conclu que la zone d’exclusion était paradoxalement devenue un sanctuaire unique pour sa biodiversité. Tchernobyl est sur le point d’être ouvert aux touristes !
Il nous arrive de protester, mais la plupart du temps nous sommes complices de ces opérations gigantesques.

[1] Article de Mara Kardas-Nelson dans le Mail & Guardian, 9 Novembre 2010 : http://www.thoughtleader.co.za/
Voir également la vidéo «  Blood, gold and water » : http://mg.co.za/multimedia/2010-11-12-blood-gold-and-water
Les reportages dans les médias en Afrique du Sud ont identifié le DMA (le Drainage Minier Acide) ou plus couramment le DRA (Drainage Rocheux Acide) comme le catalyseur d’une crise menaçant l’avenir – la pénurie d’eau. Les écologistes et activistes engagés dans la lutte contre les changements climatiques ainsi que les ONG invitent l’Afrique du Sud à agir maintenant. Différentes catégories d’experts sont au premier rang dans cette bataille : économistes, scientifiques, ingénieurs et écologistes.
[2] Terme zoulou signifiant « sorcellerie ».
[3] Terme zoulou utilisé pour désigner le vol d’une âme afin de l’asservir ou de transformer son détenteur en zombie.
[4] Les actualités relatives aux scandales liés aux greffes de rein ont mené les enquêteurs aux hôpitaux privés de Durban et Cape Town : « La province du Cap-Occidental est mondialement connue pour ses safaris chirurgicaux, vendus comme de simples produits touristiques. Cette note de bas de page fait suite à un reportage dans News24, réalisé par Marelize Barnard pour Die Buger le 28 février 2011.
[5] Wired Magazine: Adam Higginbotham, 14 avril 2011.

Radiant Landscapes

C. 1973

Ishmael comes through the gate, there is no gate. The fence by the gate is saggy and sad, as is the untended grass with the weeds. He walks the ten yards to where I am standing with friends beside the irritated pale blue Murella Paint washed walls of our two-roomed concrete elephant. He jostles me. I try to cuff him. He parries my blow and slides away easily, laughing as I bawl at him in reproach. He walks toward the kitchen door where my mother is busied with something or other, whilst chatting to my stepfather, Joe One-eye. Behind his back, they call my stepfather Wolve (Afrikaans for wolf).

Joe One-eye’s conceit is legendary. He is forever bragging about his achievements in life. He boasts of having been a body-builder, a concert pianist, a consummate lady’s man and a Royal Reader to boot! He takes himself utterly seriously, even though he is on the skids living with us in the Soweto pit that is known as White City.

As I curse at Ishmael, he turns and says; “Ag man! Don’t be angry. I am only trying to check if you are drunk or sober. These days I cannot tell in what state you are, just by looking at you. The only way I can check this out is by the tone in your voice and desperation in your counter-attack when we tango ».

 

2004

Now I am carrying an emaciated Ishmael to hospital. I know this is the last time I will see him alive. In the days when he could wrestle me to the ground, he was always particular in his selection of clothes. Judo and boxing were his sports, his pastime. I struggle to reconcile the image I always carried in my mind of my brother as Scylla the Rock, whom I grew up with looking up to with this one of a frightened, swarthy, incontinent wraith of a dying child, no longer a man. Also, I am carrying this man-child, my brother alive for the last time. Hospitals are properly places of deliverance.

Move this image, push it one side for the moment and reel up to present time.

 

2010 and now

I always held Soweto to be the compass with which I survey the world, the prism through which I see. I feel a peculiar sense of pride of belonging and feeling grounded in that space. Its welcoming bosoms embrace me whenever I am there. As a child I used to love playing around its ‘white mountains’, toxic mine-dumps. As an adult I have revelled in its chaos. But now my feelings toward the place as home have since changed. I feel fearful for the future of Soweto and similar places. Perspective, I guess.

The Kliprivier (‘Stone River’ in the English) is a river that meanders through Soweto. It is considered to be ‘sewerage’ by many healers and rightly so. If a healer, like my late brother, prescribed ritual ‘cleansing’ or a dunk in a river for congress with ancestors, they would counsel not to use the Kliprivier for this ritual.

Driving by the Klip River (as Sowetans call it) in Soweto recently, I was disturbed when confronted with the spectacle of people frolicking in this radiating sewer of filth and pollution. Yet, they frolicked. They wallowed in faith in ecstasy and in abandon. They were doing their businesses oblivious to the dangers of radiation and contamination.

At the time, I was looking at areas susceptible to pollution and radiation by effluents coming from disused mines and factories. Perhaps the people who conduct baptismals, church gatherings and sangoma rituals on the banks of the Klip River consider themselves to be immune to any afflictions and disease the river might carry. After all, they are communing with higher powers who will surely grant protection. A recent newspaper report calculated the Klip River’s pH to be around ±2 (highly acidic). Pure water has a pH of around 7[1].

According to township lore, a ‘tornado’ is called ‘Mamlambo’, a serpent in Nguni mythology. The only people who can see it waltzing about the streets in Soweto are people who are imbued, ‘touched’ or those who have access to Mamlambo’s power, to exploit for their own use or abuse.

Ishmael never admitted to me that he had Aids. He was convinced if he ever contracted the disease it was never going to kill him since he is a sangoma. People in the townships say there are two kinds of the HIV virus and Aids. There is the kind identified worldwide by epidemiologists, which responds to treatment using scientifically approved methods and medicines. The other kind is transmitted by a ‘worm’ and is passed on to a person by witches, enemies, jealous relatives and friends, etc. This kind of HIV and Aids does not respond to treatment via medically approved routes. Ishmael attributed his illness to ‘ubuthakathi'[2] or ‘ukuthwebulwa’[3], the other kind of Aids manufactured by witchcraft. He claimed to be in possession of powerful herbs and potions that guaranteed him protection and immunity. Ishmael felt impervious to any kind of attack: whether physical or spiritual.

It is with all these realities, with this knowledge, that I tackle my recent project on climate change: its impact on the environment.

Questions that plague me often are: Who lives in these rotten places after their decline in profitability or disasters have occurred and capitalists have left? Is proliferation of degraded environments a by-product in the profit-making business or one of insouciance? Are these devastated environments factories or laboratories or are they intended to serve both purposes? Maybe such landscapes are repositories for human cultivation in the interest of the ORGAN HARVESTING, MARKETING & TRADING complex[4].

This capitalist experiment is forging ahead inexorably and with glee in our very finite planet. Mostly at the expense of us as guinea pigs, or the socially vulnerable among us. And this is taking place as we watch. Perhaps Darwin can explain the tinkering of environments by large corporations.

Twenty-five years after the Chernobyl disaster, the international forum put together to analyze the area has concluded that, “The Exclusion Zone has paradoxically become a unique sanctuary for biodiversity.” Chernobyl is about to be opened to tourists!

Sometimes we protest but mainly we collude in these giant ventures.

Footnotes:

[1] The Mail and Guardian Newspaper: Mara Kardas-Nelson Nov 9, 2010. http://www.thoughtleader.co.za
See also the slide show online «  Blood, gold and water » at http://mg.co.za/multimedia/2010-11-12-blood-gold-and-water
Media reports in South Africa have identified AMD (Acid Mine Drainage) or generally ARD (Acid Rock Drainage) as a catalyst to a looming crisis of tomorrow – water shortage. Environmentalists and climate change activists and NGO’s are calling on South Africa to take action now. Experts of all stripe: economists, scientists, engineers and ecologists are at the forefront in this battle.

[2]A Zulu term meaning witchcraft.
[3] A Zulu term meaning the stealing of the soul in order to enslave it or to turn a person into a Zombie.
[4] News reports vis-à-vis kidney transplant scandals conducted in private hospitals in Durban and Cape Town: “The Western Cape is known worldwide for surgical safaris, which are apparently sold as popular tourist packages.
This footnote is owing to a report in News24 by Marelize Barnard, Die Burger 2011-02-28

[5] Wired Magazine: Adam Higginbotham April 14, 2011