— Entretien
“Communitas” d’Aernout Mik


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L’analyse d’Elie During

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À l’occasion de l’exposition « Communitas » d’Aernout Mik, le magazine a réalisé un entretien avec Elie During, maître de conférences en philosophie à l’Université de Paris Ouest Nanterre. Il y discute la notion de communauté telle qu’elle se déploie à travers les pièces de l’artiste, nous éclaire sur les effets de montage et sur l’absence de la bande son ainsi que sur le rapport que ses pièces instaurent avec l’actualité. Elie During est l’auteur d’un article sur l’œuvre « 3 Laughing and 4 Crying » d’Aernout Mik, publié dans le catalogue de l’exposition.

Le magazine : Dans quelle mesure la pièce Raw Footage d’Aernout Mik, constituée d’images documentaires de l’agence Reuters & ITN, peut-elle influencer la lecture de l’ensemble de ses oeuvres mises en scène?

Elie During : Je ne sais pas très bien par quelles voies se propage l’influence, mais il est clair que, d’une pièce à l’autre, quelque chose passe. Quant à Raw Footage, cette double projection livre peut-être une clé pour appréhender le travail d’Aernout Mik, et singulièrement le projet de cette exposition. Il y est question de la guerre en Yougoslavie, mais c’est réellement de la guerre générique qu’il s’agit. Ce sont des espaces sans qualité, théâtres d’activités elles-mêmes indéterminées. Il n’y a pas de combats, ni même de grandes manoeuvres ; pas de lignes de front, mais de longs plans d’attente, et une sourde rumeur de préparatifs. C’est la meilleure image qu’on puisse donner d’un processus de désintégration de la « communauté » : la bataille ne constitue que le moment le plus visible, le plus violent physiquement, d’une guerre qui, étalée sur plusieurs années, s’éprouve surtout comme une puissance de déliaison. C’est comme une gangrène qui viendrait miter ou cribler le tissu communautaire, en commençant par distendre – et finalement morceler – l’espace du commun. Mieux que des scènes de dévastation ou de désolation sur lesquels se focalisent les images médiatiques, ces « raw footages » nous placent de plain-pied dans le processus de la guerre en rendant sensible l’ennui des temps morts, des intervalles. Bien sûr, ces espaces-limites (artificiels ou pathologiques) affleurent aussi dans les situations les plus ordinaires, et c’est ce que montrent d’autres pièces comme Schoolyard ou Touch, Rise and Fall. Tout cela entre évidemment en résonance avec le titre, « Communitas », qui est l’autre clé de lecture de l’ensemble… Mais je pense qu’il est important de ne pas projeter non plus dans cette pratique de l’intervalle une nostalgie ou une mélancolie de la communauté perdue, de « l’être-ensemble » organique ou festif. Tout l’intérêt du travail d’Aernout Mik, il me semble, est de faire entrevoir à travers ses compositions d’autres formes du collectif, d’autres modalités du commun. De ce point de vue, c’est l’idée de communauté dispersée (plutôt que désoeuvrée) qui s’impose à moi comme « idée régulatrice » ou horizon de pensée dans la fréquentation de ces propositions artistiques.

Le mag : Selon vous, l’idée de la communauté dispersée se retrouve-t-elle dans le montage des vidéos d’Aernout Mik?

Elie During : Oui, bien entendu. Le montage est essentiel, mais il a lieu à plusieurs niveaux : non seulement dans l’image ou entre les images, mais encore entre les projections, à travers l’agencement physique des écrans. C’est très clair dans Shifting Sitting, mais déjà dans Schoolyard, avec l’ajointement des projections de deux vues prises selon des perspectives légèrement décalées. C’est une espèce de faux raccord continu qui interrompt tout effet de panorama et accentue en ce sens le sentiment de déconnexion, tout en permettant à la scène de se déployer sur l’espace de deux écrans. Shifting Sitting rejoue à l’échelle d’une salle entière, sur trois écrans séparés, le dispositif scénographique du procès politique, mais il en déplie et en réagence les plans de telle façon que la perspective centrale (celle des juges ou celle du public, qui se font traditionnellement face) ne parvient plus à se reconstituer de manière cohérente malgré tout le protocole de l’institution judiciaire (costumes, distribution des places, tours de parole). Dans cette pièce fortement architecturée, la caméra alterne les plans d’ensemble et les plans moyens. De temps à autre, elle erre comme une mouche le long de la nuque du sosie de Berlusconi, présenté en gros plan. Au gré du montage, c’est comme si les rôles incarnés par les uns et les autres (gardiens de la paix, greffiers, magistrats, avocats, témoins) en venaient à échanger insensiblement leurs valeurs en tournant lentement autour de la case vide du pouvoir en procès. Tous les plans se télescopent dans cette allégorie des paradoxes de la démocratie. Dans l’arène judiciaire, le chef de l’exécutif occupe la place de l’accusé sous les yeux de citoyens qui l’ont collectivement élu mais que le souci du « bien commun » – ou d’une certaine dignité de la chose publique – réunit paradoxalement pour l’occasion, dans une relation de solidarité inattendue avec la solennité affichée des autorités judiciaires et des représentants de l’ordre public. Le milieu où la « communitas » travaille et expérimente sur ses propres limites tient aussi à ce type de montage du visible et du dicible (pas de bande son), en décrochage par rapport à la scénographie à la fois plate et bruyante des images médiatiques du procès.

Le mag : Pourquoi, selon vous, Aernout Mik a-t-il décidé d’ôter la bande son de ses vidéos? Quelle conséquence cette décision a-t-elle sur la perception du spectateur?

Elie During  : La question du son – de son absence – est décisive, vous avez parfaitement raison. Le silence contribue à l’atmosphère particulière, un peu solennelle, qui baigne l’exposition du Jeu de Paume. Mais ce découplage de l’image et du son (car il y a tout de même le bruit des pas et des phrases chuchotées par les visiteurs du musée…) a surtout pour effet d’accentuer la force centrifuge qui traverse les images. Le son agit généralement comme une espèce de « liant », il suggère irrésistiblement une espèce de communauté d’atmosphère. En coupant la bande son, l’artiste empêche les images de s’installer dans cette rumeur d’ambiance. Il s’agit moins d’exposer l’image dans sa nudité, au nom de je ne sais quel purisme visuel, que de maintenir aussi longtemps que possible les groupes dans un état de « surfusion », une forme d’agitation métastable qui les empêche de se reposer. Couper le son, faire sentir l’écart – l’écartèlement – audio/visuel, c’est essentiel pour qu’une enveloppe sensible ne vienne pas trop vite retotaliser les mouvements de foule, colmater les fissures de la communauté dispersée. Middlemen illustre bien l’efficacité de cette opération en y joignant un autre écart, celui qui sépare la cause ou l’événement (invisibles) et son après-coup, ses contrecoups : désorientation, abattement catatonique, tressaillements nerveux, agitation sourde… Privées de leur enveloppe sonore, les scènes projetées se distinguent par leur climat affectif indéterminé, en tout cas profondément ambigu. Ce sont des plans d’affects tout à fait singuliers : des affects qui ne circulent pas, qui flottent sur place sans se développer, sans prendre corps dans une atmosphère collective identifiable.

Le mag : Dans votre livre Faux raccords vous évoquez le phénomène de « déja-vu ». L’appliqueriez-vous aux vidéos d’Aernout Mik?

Elie During  : Dans Faux raccord, je me suis attelé en effet à la question de savoir comment la coexistence des images et des flux d’images pris en charge par le cinéma ou l’art vidéo, pouvait faire écho à certaines expériences subjectives fondamentales comme celle de la simultanéité, de l’attention distribuée, ou encore (à partir d’une analyse de Vertigo et de certaines installation vidéo de Dan Graham) de la fausse reconnaissance – le sentiment de « déjà-vu » qui vous gagne, à l’improviste, lorsqu’il vous semble qu’une scène que vous vivez se donne immédiatement comme un « replay » de ce que vous êtes pourtant en train de vivre au présent. L’installation centrale de l’exposition, Shifting Sitting, avec le sosie de Berlusconi, nous installe peut-être dans une expérience de ce genre – un « souvenir du présent », comme disait Bergson. En réalité, le rapport qu’elle instaure avec « l’actualité » est même plus compliqué. Je dirais qu’elle tient à la fois du sentiment de fausse reconnaissance et de la précognition. Il y a comme un recouvrement insensible du présent et d’un passé (ou d’un futur) immédiat. C’est une espèce de bougé de la conscience du temps historique. De façon générale (je pense à Refraction, ou une fois de plus à Middlemen), les vidéos de Mik composent des scènes dont on ne sait pas très bien si elles ont lieu dans l’après-coup d’un événement qui vient d’arriver, ou dans l’anticipation sourde d’un événement à venir. Mik est très conscient de cet étrange effet de dédoublement : il évoque lui-même des images qui ne sont pas des images « directes » des événements mais qui – je le cite – « agissent comme des sortes de flashs que vous pouvez reconnaître sans pour autant les situer précisément ».  Le point commun à tous ces phénomènes, c’est d’organiser des états paradoxaux de la coexistence : coexistence sans communauté, simultanéité sans événement, effets sans cause… Le tour de force consiste à évoquer tout cela à travers des constructions d’une rigueur parfaite, où le pathétique est réduit au minimum.

> Elie During est maître de conférences en philosophie à l’Université de Paris Ouest-Nanterre. Il enseigne également aux Beaux-arts de Paris. Parmi ses dernières publications : « Faux raccords : la coexistence des images » (Actes Sud, 2010), ainsi qu’une contribution au catalogue consacré à Aernout Mik, « Communitas » (Jeu de Paume / Steidl, 2011).