Très souvent, dans les installations vidéo d’Aernout Mik, le corps est davantage un organisme qu’une personne. « Ce qui transforme, par la naissance, l’organisme en une personne au plein sens du terme, c’est l’acte socialement individuant à travers lequel la personne est admise dans le contexte public d’interaction d’un monde vécu intersubjectivement partagé »[1], écrit le philosophe Jürgen Habermas.
Privés de cette fonction unificatrice et plurielle, les corps deviennent chez Mik la table d’opération sur laquelle l’artiste intervient, radicalement et sans états d’âme, pour neutraliser les dispositifs séparant le corps organique du corps social, et ainsi mieux isoler et analyser ces corps.
C’est sans doute en partie pour cela que, dans les pièces d’Aernout Mik, ces corps fébriles, animés par un irrépressible besoin d’action immédiate apparemment dénuée de but concret, de volonté définie, apparaissent au spectateur comme des êtres vulnérables et précaires, avec lesquels on peine à s’identifier au premier abord. En outre, la plupart des situations narratives auxquelles participent ces « corps » — jamais en tant que personnages principaux, mais à la fois en tant que sujets et objets — sont ouvertes et partent dans tous les sens. Comme si, à l’intérieur de cet espace, la différence entre « être un corps » et « avoir un corps » devenait de plus en plus ténue.
En outre, les corps humains, animaux, végétaux et minéraux qui s’amalgament dans Park (2002), sans autonomie ni ordre hiérarchique, constituent un espace unique dans lequel l’individu semble se fondre dans son environnement. L’impression est d’ailleurs si forte que le spectateur se met spontanément à rechercher un code qui lui permette de résoudre la distance relationnelle entre les personnages et de percer le mystère de ce tableau foncièrement chaotique : un seul espace investi par une profusion d’hommes, de femmes, d’animaux, d’arbres et de portraits. Certains se meuvent de manière erratique, à des cadences variées, sans se déplacer ; d’autres effectuent des actions incompréhensibles, répétitives ou anodines, accompagnés par la présence silencieuse et évidente des objets inanimés.
Car la relation établie par le vidéaste entre tous ces personnages n’est pas d’ordre psychologique ou social, ni même psychologique ou anthropologique, mais organique. Dans Park, Aernout Mik fait en sorte de gommer toute forme de hiérarchie entre les êtres humains, les animaux, les arbres et les objets, pour s’interroger sur d’autres liens entre êtres animés et inanimés qui relèvent de schémas narratifs tels que le rapport de cause à effet, ou le développement d’une introduction, d’une intrigue et d’un dénouement.
De manière générale, un parc peut aussi bien désigner un terrain urbain dévolu à la nature et aux loisirs qu’une réserve aux contours délimités pour protéger ce qui s’y trouve ou un espace « thématique » destiné à la consommation d’attractions, géré par une entreprise. Dans toutes ces acceptions, il s’agit d’un territoire surveillé et codifié, régi par un certain nombre de règles, de même qu’un organisme est composé de cellules, d’organes et de systèmes qui réalisent chacun une fonction spécifique.
Que ce soit le foisonnement de micro-mouvements erratiques de certains corps ou la passivité catatonique des autres, ces attitudes révèlent surtout l’emprise d’une sombre présence invisible sur la scène de Park, à laquelle les personnages semblent tout à fait étrangers. En effet, la caméra — l’agent de surveillance de cette entité — se déplace au plus près des corps, des arbres, du moindre élément de l’action, de droite à gauche, de haut en bas et d’avant en arrière, s’immisçant dans les groupes ou encore s’arrêtant sur les détails d’un tronc d’arbre ou de sa frondaison, comme si elle se livrait à une inspection minutieuse.
En l’absence de hiérarchisation des corps filmés (animés ou non), la scène semble se dérouler sur un plan unique avec une seule prise de vue — détournant au passage la distance optique qui sépare conventionnellement une projection du regard du spectateur. Rendue encore plus intense par un dispositif d’installation récurrent chez Aernout Mik — rétroprojection des images et placement des écrans au ras du sol et au niveau du public —, Park se situe parmi ses oeuvres les plus frappantes.
Contrairement au récit filmique traditionnel, fondé sur le modèle optique et privilégiant la perspective, la profondeur de champ ou encore l’opposition entre la figure et le fond, dans Park l’ensemble des éléments (y compris le spectateur) partagent un même plan visuel. Dans le même ordre d’idée, l’écrivain et spécialiste canadienne des nouveaux médias, Laura U. Marks nomme haptic visuality [2] (« vision haptique ») une forme tactile de vision déployée sur un plan unique et englobant le spectateur. Elle s’appuie en cela sur Deleuze et Guattari, pour qui l’art égyptien, notamment, occupait des plans entiers, incitant à une plus grande proximité avec le spectateur, tandis que l’art romain favorisait un regard plus distant et « optique ». Si elle prête à la plupart des images haptiques une qualité granuleuse, lointaine et difficile à appréhender, élargissant son champ d’étude aux images sur Internet, Marks ne considère pas les deux modèles de perception — haptique et optique — comme des catégories étanches. Bien que les images de Mik soient figuratives, aussi bien la scène — des corps bougeant au hasard, sans but particulier — que le dispositif — une succession sur un même plan d’images vidéo, sans souci de hiérarchisation ou d’effets de perspective entre les objets perçus — visent à établir une relation intime et de proximité entre le corps du spectateur, l’image filmée et la caméra.
Arrêtons–nous là un instant. Pourquoi parlons–nous, au sujet de Park, d’une prépondérance générale du modèle haptique sur le modèle optique ? En quoi cette installation empêche–t–elle le spectateur de maintenir une distance de perception optique, comme dans la plupart des projections filmiques contemporaines ? L’espace de perception haptique n’est–il pas justement un espace de proximité entre l’objet et le spectateur ? Dans ce cas, pourquoi le spectateur se sent–il tellement aliéné en voyant ce groupe d’individus, d’animaux et d’objets danser ou se rouler par terre d’une manière grotesque, tournant en dérision, en un sens, son propre statut de « personne » ?
Mik associe la mimésis à un désir d’ordre inconscient, tendant à effacer les frontières entre l’espace et les objets qui le peuplent. De même, dans Park, l’ensemble des personnages (animés ou non) sont regroupés selon une configuration unique, pour former un organisme habitant un espace « bio–social ». Le récit biographique, la communication intersubjective n’ont pas leur place dans ce nouvel ordre relationnel, animé par l’élan mimétique d’assimilation, d’adaptation et d’intégration que tout organisme, aussi insignifiant soit–il, établit avec son milieu. Même la caméra de surveillance ou d’enregistrement semble obéir à des schémas de déplacement semblables à ceux des personnages qu’elle filme ! Mimétisme et ivresse suivent des cheminements parallèles, se fondent et se confondent.
Aernout Mik se sert donc à la fois du potentiel critique de la mimésis et de la représentation haptique pour entraîner le spectateur dans une expérience proche de la « pensée tactile », une sorte de « peau à peau » avec l’image (pour parodier le célèbre mot de Paul Valéry : « Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est la peau »). Cela lui permet d’explorer des modèles visuels alternatifs et d’aborder des thèmes tels que la reconfiguration de la subjectivité, les nouveaux modes de perception et de savoir, ou bien les notions de « bio–pouvoir » et de « bio–contrôle ». C’est en ce sens que Laura Marks affirme : « La vision tactile s’appuie sur le savoir mimétique, lequel ne pose pas un fossé entre le sujet et l’objet ou entre le spectateur et l’écran. Ma théorie de la perception haptique devrait permettre d’envisager les moyens par lesquels la relation entre soi–même et autrui pourrait être conciliante et raisonnable, et non (exclusivement) destructrice.[3] »
De plus, ici comme dans d’autres installations (Float, Territorium, 3 Laughing and 4 Crying, Organic Escalator, Parallel Corner, Osmosis and Excess, etc.), Mik s’intéresse aux manifestations d’ivresse, de perte de contrôle et de violence de l’organisme, et aux stratégies mises en oeuvre pour maintenir l’équilibre entropique du système. En s’abstenant de toute justification morale ou sentimentale des actes de ses personnages, Mik met en lumière les mécanismes quasi imperceptibles par lesquels les actions des uns et des autres s’articulent, et finissent par devenir interdépendantes.
Quoi qu’il en soit, l’énigme sous–jacente à tout l’oeuvre d’Aernout Mik reste entière, malgré les interprétations diverses appliquées par l’observateur à ses personnages délirants. Sans doute faut–il chercher, dans l’irrationalité apparente de beaucoup de ses personnages, leur anonymat déprimant et leur dépersonnalisation, la clé d’une réflexion autour de la subjectivité contemporaine et d’une reformulation de ses termes.
Enfin, s’il est un élément commun à tous ces corps qui peuplent les créations d’Aernout Mik, c’est bien leur poignante fragilité. Le constat de cette condition fera peut–être de nous non seulement des spectateurs actifs, mais aussi des citoyens conscients de la nature instable de notre corps social.
Marta Gili
Traduit de l’espagnol par Sophie Gewinner
[1] Jürgen Habermas, L’Avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral?, trad. de l’allemand par Christian Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 2002, p. 57.
[2] Laura U. Marks, The Skin of the Film. Intercultural Cinema, Embodiment and the Senses, Durham, Duke University Press Books, 2000.
[3] Ibid., p. 151.
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Liens
« Aernout Mik, Communitas » au Jeu de Paume
Aernout Mik à la librairie du Jeu de Paume
« Aernout Mik discusses his exhibition at MoMA » / MoMA Multimedia
Galerie carlier | gebauer, Berlin