Le 26 mai 2010, le Jeu de Paume organise un colloque sur les formes du témoignage dans l’art d’aujourd’hui. Sous la direction de l’historien d’art Jean-Christophe Royoux, il s’agit notamment, avec l’intervention du sociologue Bruno Karsenti, de revoir l’œuvre d’Esther Shalev-Gerz du point de vue de la sociologie et de ses méthodes. En effet, de plus en plus d’artistes ont recours à des méthodes traditionnellement utilisées par la sociologie, comme l’entretien et l’enquête, pour témoigner d’événements historiques tragiques ou aborder des sujets ayant de fortes implications politiques et culturelles.
La séance du 2 mars 2010 du séminaire « L’histoire vue par les historiens », organisé à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), était consacrée à l’œuvre Entre l’écoute et la parole de Esther Shalev-Gerz. Pour le magazine, Rémy Besson, doctorant en histoire à l’EHESS, revient sur cette approche de l’œuvre d’Esther Shalev-Gerz, cette fois du point de vue de l’histoire et de ce qu’elle peut apporter à l’historien.
La place du non-articulé dans les témoignages filmés des survivants du génocide juif
La séance du 2 mars 2010 du séminaire L’histoire vue par les historiens (EHESS) a été consacrée à une rencontre avec Esther Shalev-Gerz autour de son œuvre Entre l’écoute et la parole. Celle-ci est composée de trois projections de visages défilant avec un décalage de sept secondes. Ces écrans représentent les silences ralentis de survivants de la Shoah. L’œuvre fait ainsi apparaître sur les visages des témoignants des rictus, des larmes, parfois des sourires, dans tous les cas des micro-mouvements que l’artiste appelle des « inter-dire ». Ce qui nous a semblé particulièrement intéressant, c’est la manière donc ces silences travaillent et font moins apparaître un manque – le silence comme indicible ou comme absence d’archive – qu’une modalité a-narrative de transmission. Les questions soulevées étaient : en quoi cette œuvre peut permettre aux historiens d’interroger leur propre vision de l’histoire? Que peut apporter une forme visuelle artistique à l’appréhension du passé par l’historien?
On a essayé d’appréhender ces silences en suivant trois axes. Premièrement, il s’est agi de les penser comme le résultat d’un geste cinématographique. On s’est donc intéressé au processus de création et aux images comme trace d’un dispositif. Deuxièmement, on a insisté sur le fait que c’est en tant qu’ils sont isolés d’un récit narratif que ces silences prennent sens. Ces silences sont des images construites, non pas seulement au moment de leur prise de vue, mais également dans la manière dont ils sont montés et montrés. Troisièmement, on s’est intéressé à deux autres exemples (le silence inaugural du poète Juif Abraham Sutzkever lors du procès de Nuremberg et celui d’Abraham Bomba dans le film Shoah de Claude Lanzmann).
C’est seulement une fois ces dimensions prises en compte qu’on a étudié ces silences comme lieux d’une anamnèse qui se répète. Ces silences nous sont apparus comme l’incarnation d’un travail de remémoration, de la figuration, de la mise en figure du travail d’un individu sur le temps qu’il a vécu depuis un événement et d’un travail sur le passé résolument inscrit dans le présent et ouvert sur l’avenir. Il a été demandé au témoin de dire son enfance, ses amis, son arrestation, sa vie dans le camp, sa libération, ses amours, etc. Comment a-t-il réagi ? Comment a-t-il agi à nouveau dans son corps pour faire revenir quelque chose de ce temps là ?
On a conclu sur le fait que, pour l’historien, l’œuvre d’Esther Shalev-Gerz constitue moins une nouvelle manifestation de l’ère du témoin que l’actualisation, la mise à jour de l’air du témoin, c’est-à-dire de cette dimension qui reste souvent hors de la vision de l’historien qu’est le retour du souvenir. Dans ce cas, le témoin n’est plus là pour dire ce dont il se souvient, mais pour représenter au présent l’acte de se souvenir. Ces visages silencieux et pourtant si pleins figurent ce que Paul Ricœur appelait le « petit miracle de la reconnaissance ». Ce que voit l’historien, c’est donc l’émergence, à la surface de ces visages, de ce dont lui-même est privé. Ce qu’il voit ici, matérialisé par tous les pores de la peau des témoignants, c’est qu’il a un accès indirect au passé, qu’il ne peut se représenter qu’à partir de traces, de sources, d’objets, de témoignages qui lui sont extérieurs. Toujours en suivant l’approche mélancolique de Ricoeur, c’est donc bien un écart qu’il voit apparaître entre ces visages qui se remémorent et un passé dont il ne peut, lui, avoir qu’une expérience médiée. Le silence est alors la manifestation d’un écart, de la non appartenance à un même temps.
Pour autant s’agit-il d’une prise de conscience à penser comme négative, qui retrancherait à l’historien un savoir? Il nous a semblé que non, car ce regard porté par l’historien sur les limites de sa connaissance correspond également à l’ouverture de la possibilité d’un nouveau regard, d’une forme d’intelligibilité plus sensible. C’est d’ailleurs, depuis une vingtaine d’années, de ces essais d’écriture de l’histoire de la Shoah dans un maillage dense entre paroles des acteurs de l’histoire et de l’historien que sont issus les meilleurs travaux[1]. Mais, à une écriture de l’histoire strictement scripturaire, il manquera toujours la possibilité d’intégrer le silence du témoignant et on a donc conclu sur la nécessité sans cesse renouvelée de penser ce maillage entre parole de l’historien et des acteurs de l’histoire directement en images.
Séminaire L’histoire vue par les historiens coordonné avec Francisco Bellosillo, Felipe Brandi, Adrien Delmas, Nikolaos Kokkomelis, doctorants en histoire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) ; sous la direction de François Hartog, directeur d’études à l’EHESS. Je tiens particulièrement à remercier Esther Shalev-Gerz et Stefanie Baumann.
[1] Il n’est qu’à penser au dernier ouvrage de Saul Friedlander ou en France aux écrits d’un historien comme Florent Brayard.
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