En voyant ces dernières semaines les images des rues désertes dans les grandes capitales à travers le monde, je n’ai cessé de penser au début de Paris qui dort, le premier film de René Clair en 1924.
Albert, le gardien de la Tour Eiffel, se lève un beau matin et découvre la ville vidée de ses habitants. Ce n’est certes pas une pandémie qui a interrompu la circulation frénétique des hommes et des choses (c’est le rayon mystérieux inventé par un savant, d’où le titre de la version anglaise : The Crazy Ray), mais les conséquences sont saisissantes de similitude. De cette idée scénaristique simple (figer ou moduler le mouvement), René Clair fait le prétexte pour une exploration des possibilités propres du cinéma : avec le levier de son énigmatique machine, le « professeur Ixe », dont le nom évoque les rayons X, produit des arrêts sur image (le cinéma se souvient de la photographie) ainsi que des accélérés et ralentis dont il échelonne les vitesses. Cette économie variable du défilement des images est le motif principal du film, inlassablement repris.
L’un de mes moments favoris : Albert croise dans une rue déserte, figés dans leur course-poursuite, un gendarme et un voleur qui tient dans sa main la montre qu’il vient sans doute de dérober, métonymie du temps pétrifié. Ce motif s’entrecroise avec un autre : l’argent. Le temps coagulé et la paralysie générale deviennent, pour le petit groupe de ceux qui restent mobiles (dont Albert), l’occasion d’« ouvrir les portes des magasins… et même de la Banque de France ! » Un film à revoir, en somme, sur ce double registre de l’économie des images et des images de l’économie (à l’arrêt).
Peter Szendy
NB : On peut trouver tout Paris qui dort en ligne : https://archive.org/details/TheCrazyRay, même si cette version a des intertitres anglais et une image de qualité réduite.
Exposition « Le supermarché des images »