— La parole à…
Marie Lechner :
« Lena Söderberg,
Jennifer Knoll
& Jennifer Lopez » [FR]


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Elles ont marqué l’histoire des technologies, dans le domaine du traitement et de la manipulation des images ou encore de l’invention des moteurs de recherche qui leurs sont consacré. Ces trois images soulignent la manière dont le « male gaze » (regard masculin) imprègne nos machines de vision. Elles permettent aussi d’éclairer des débats contemporains sur les biais de race et de genre1 encodés dans les algorithmes et comment les développements actuels de l’intelligence artificielle perpétuent une certaine vision stéréotypée du monde.


Lena, First Lady of the internet 2

Image : Lena_(test_image).png
Fonction : image de test pour les algorithmes de traitement d’images
Année : juin ou juillet 1973
Description : un scan de 512 x 512 pixels réalisé par Alexander Sawchuck et deux collègues pour la banque de données d’images d’USC-SIPI



Lena Söderberg, « playmate du mois » dans Playboy Magazine, détail, novembre 1972, photographiée par Dwight Hooker. Scan de 512 x 512 pixels réalisé par Alexander Sawchuck et deux collègues pour la banque de données d’images d’USC-SIPI



L’image représente le visage d’une jeune femme, un chapeau à plumes souple sur la tête, l’épaule dénudée tournant à moitié le dos à un miroir. Ce scan de 512×512 pixels nommé Lena (parfois orthographiée Lenna) est l’une des images les plus utilisées depuis 1973 pour le traitement des images, en raison de ses caractéristiques bien particulières. Lena comporte un mélange de détails, d’aplats de couleurs, de textures et d’ombres et permet de tester une grande variété d’algorithmes de filtrage, de segmentation ou de compression.

C’est l’une des deux raisons pour lesquelles l’image de Lena, qui allait poser les fondations des formats Jpeg et Mpeg, est devenue un standard dans l’industrie, estime David C. Munson, rédacteur en chef de la revue scientifique IEEE Transactions on Image Processing3, spécialisée dans le traitement de l’image. La seconde étant que « l’image de Lena est celle d’une femme séduisante. Ce n’est pas surprenant que la communauté des chercheurs en traitement de l’image (majoritairement masculine) aient été enclins à utiliser une image qu’ils trouvaient attrayante. »4

L’image de Lena a été scannée en juin ou juillet 1973 depuis une image de plus grande dimension. Cette version tronquée, coupée au niveau des épaules, est un fragment d’un portrait en pied publié dans la fameuse double page centrale du magazine masculin Playboy. Celui de Lena Söderberg, jeune femme d’origine suédoise, playmate du mois de novembre 1972, posant dans son plus simple appareil pour le photographe Dwight Hooker.

L’histoire est racontée en détail par Jamie Hutchinson dans la newsletter professionnelle de l’IEEE Professional Communication Society de mai/juin 20015. Alexander Sawchuk et ses collègues du SIPI (Signal and Image processing institute), ingénieurs à l’Université de Californie du Sud, cherchaient à renouveler leurs stock d’images test – ils voulaient quelque chose de « glossy » et « ils voulaient un visage humain ». C’est à ce moment que l’un d’eux est entré avec ce numéro de Playboy. Les ingénieurs ont déchiré le tiers supérieur de l’image pour qu’elle tienne sur le tambour de leur scanner filaire Muirhead. Ils cherchaient à produire une image de 512X512 pixels en utilisant le scanner qui avait une résolution de 100 lignes par pouce. Ils n’ont donc numérisé que 13 cm de la photo en supprimant les aspects les plus osés.

D’autres chercheurs ont rapidement testé leurs propres algorithmes en utilisant la photo de Lena, conduisant au fil des ans à une diffusion massive de l’image. Lena devient une icône au sein de la communauté, «la madonne de l’ère de l’information» pour reprendre l’expression de Jamie Hutchinson :« Lena est devenue pour les ingénieurs l’équivalent d’une Rita Hayworth pour les soldats US durant la deuxième guerre mondiale » écrit-il.

Lena Söderberg qui entre-temps était retournée vivre dans sa Suède natale, ignorait qu’elle était devenue un rat de laboratoire. Lorsque Playboy la recrute, la jeune femme d’origine suédoise faisait du mannequinat à Chicago, elle a également travaillé comme modèle Kodak, en devenant l’une des « Shirleys » de l’entreprise, de belles femmes caucasiennes dont l’image était utilisée pour calibrer les films en couleur (le nom provient de la première femme à avoir rempli cette fonction Shirley Page). « La couverture du manuel du Xerox 7700, montre le visage de Lena surimposé sur l’image du photocopieur, comme si elle faisait partie de l’emballage, la fille dans la machine » commente Linda Kinstler, dans un article pour Wired6

Le fait que l’image de Lena ait proliféré à ce moment particulier de l’histoire est loin d’être une coïncidence selon l’historienne Marie Hicks, autrice de Programmed Inequality, car c’est le moment où les femmes qui avaient travaillé comme « computers » (le terme, avant de désigner l’ordinateur, qualifiait les personnes qui faisaient les calculs à la main) durant la première moitié du 20e siècle, étaient en train de quitter l’informatique en grand nombre. L’image de la profession, longtemps considérée comme une activité subalterne et féminine, est progressivement et délibérément transformée en une discipline de haut niveau, scientifique et masculine.

Lena devient le symbole de l’inhospitalité de la profession envers les femmes. En 1996, David C. Munson, actuel président du Rochester institute of Technologie écrivait dans sa « note sur Lena »7 : « j’ai entendu que des féministes demandent son retrait ». En 1997, l’éditrice de Photonics, Sunny Bains décide de bannir Lena des publications qu’elle édite : « il est facile de se sentir isolée quand vous êtes une femme travaillant dans un champ dominé par les hommes, écrit-elle dans Electronic Engineering Times en mai 1997. Voir des images provocantes de femmes dans les manuels contribue à ce sentiment de non-inclusion ». En dépit de régulières contestations, l’image de Lena, « visage le plus étudié depuis celui de Mona Lisa », reste ubiquitaire. « L’utilisation prolifique de la photo de Lena peut être considérée comme un signe avant-coureur du comportement de l’industrie technologique », écrit Emily Chang dans son livre Brotopia. Le moment où la page centrale de Lena a été déchirée et scannée a marqué selon elle « le péché originel de la technologie ». Chang apparaît également dans le documentaire Losing Lena qui s’est donné pour mission de mettre fin à l’usage de l’image de Lena dans la recherche en technologie. Elle symbolise une certaine attitude du secteur, pérennisant la sous-représentation des femmes mais aussi les biais de genre et de race qui sont pointés actuellement dans les développements de l’intelligence artificielle. Lena, 69 ans, y apparaît en personne, « Je me suis retirée du mannequinat il y a fort longtemps. Il est temps que je me retire de la tech également ».


Jennifer in Paradise, première image
à avoir été « photoshopée »

Image : Jennifer in paradise.tiff
Fonction : image de test pour les démos du logiciel de traitement d’image Photoshop
Date: août 1987
Source : la photo présentée ici est la version restaurée Jennifer in paradise.jpeg en 2013 par l’artiste Constant Dullaart de la photo de vacances originelle prise par John Knoll.



Constant Dullaart ; Jennifer in Paradise ; Photoshop ; Jennifer Knoll ; John Knoll ; Bora Bora

Constant Dullaart, Jennifer in Paradise, image numérique restaurée puis rediffusée en ligne avec message crypté stéganographiquement, 2013 © Constant Dullaart



Une femme assise topless sur une plage, de dos, le regard vers le large. Plage de sable blanc, eau turquoise, l’île verdoyante de Toopua à l’horizon. Nous ne pouvons pas voir son visage, mais nous connaissons son nom. Jennifer. Le cliché a été pris en 1987 par son petit ami lors d’un séjour amoureux à Bora Bora. Au Guardian, Jennifer dit « c’était un moment magique, mon mari m’a demandé ma main peu après cette photo ». C’est sans doute pour cette raison que John Knoll, créateur avec son frère de Photoshop, célèbre logiciel de retouche qui allait irrévocablement modifier notre vision du monde, a appelé l’image « Jennifer in Paradise ». Cette photo très personnelle est en effet devenue la première image à être publiquement transformée par le plus influent des logiciels de manipulation d’images. L’image de vacances était distribuée avec les premières éditions de ce qui allait devenir Photoshop, et ce moment intime sur la plage est devenu matière à jeu pour de nombreuses personnes. Cloner Jennifer, la faire disparaître de l’image, lui appliquer des filtres déformants.

Contrairement à l’image de Lena, elle est très difficile à trouver en ligne. L’artiste néerlandais Constant Dullaart découvre le dos nu de Jennifer dans un documentaire consacré aux créateurs du logiciel. Il s’étonne que cette photo « historique », première image à être publiquement altérée par le plus influent des programmes de manipulation d’image, soit introuvable sur le Net, comme il le déplore dans sa « Lettre à Jennifer Knoll », en 2013, où il prie Jennifer de mettre cette photo à disposition. D’une certaine manière, Jennifer était la dernière femme à habiter un monde où la caméra ne ment pas. Bien qu’il n’ait jamais eu de réponse, ni les droits, il va s’appliquer à la restaurer à partir des captures extraites de la vidéo et la remet en circulation en ligne sous la forme d’un fichier JPEG.

Contacté par le Guardian, John Knoll explique qu’il y avait à l’époque peu d’images numériques à disposition pour montrer ce dont leur nouveau logiciel était capable. Lors d’une visite au Advanced Technology Group Lab d’Apple, Knoll a eu l’opportunité d’utiliser l’un des scanners, également rares à l’époque. La seule image qu’il avait sous la main était cette impression de 10X15 cm de sa femme à Tahiti. Prise avec un appareil argentique, puis scannée sur un Sharp JX-450, plusieurs disquettes sont nécessaires pour stocker cette photo «haute résolution». Jennifer in Paradise est ainsi devenue la première image en couleur utilisée pour démontrer les capacités du logiciel et démarcher de nouveaux clients.

« C’était une bonne image pour faire des démos, se souvient Knoll – cité dans The Guardian qui publie la photo originelle comme illustration de son article – c’était plaisant à regarder et il y avait tout un tas de trucs qu’on pouvait faire avec cette image techniquement. »

« Il y a une certaine absurdité à utiliser l’image de sa future épouse à moitié nue pour en faire un objet à manipuler, à dupliquer. C’est précisément de cette manière que Photoshop est utilisé aujourd’hui par les magazines de mode : corps féminins objectifiés et retouchés pour en gommer les imperfections, analyse Constant Dullaart. Cet outil illustre à quel point notre environnement logiciel et informatique est le fruit d’une société capitaliste dominée par les hommes. »


Jennifer Lopez et sa robe verte à l’origine de Google Images

Images : Jennifer Lopez green dress 2000
Date : 23 février 2000, lors des 42e Grammy Awards,
Fonction : L’image qui a inspiré la création de Google Images




Le 23 février 2000, lors des 42e Grammy Award, qui récompense les meilleurs artistes musiciens, tous les regards étaient braqués sur Jennifer Lopez. Le moment est resté dans les mémoires, non pas tant en raison des talents musicaux de l’actrice (nominée avec son morceau dance Let’s Get Loud), que de sa tenue.

L’apparition de J.Lo dans cette robe verte diaphane au décolleté abyssal, plongeant jusque sous son nombril avait produit le plus grand effet. La robe de mousseline de soie légère – et sans doute plus exactement cette robe sur le corps de J.Lo (puisqu’au moins quatre célébrités avaient auparavant porté ce vêtement dessiné par Donatella Versace) – aurait, selon la légende, poussé Google à créer son moteur de recherche d’images. Un storytelling volontiers entretenu par l’entreprise elle-même. Sur le blog officiel de Google8, on peut lire qu’en l’espace d’une nuit, l’image est devenue la requête la plus populaire du tout jeune moteur de recherche alors essentiellement textuel. Quand l’équipe dédiée à la recherche a réalisé qu’ils n’étaient pas capables de faire émerger les résultats que voulaient les gens – une image de Jennifer dans la robe – ils ont décidé de créer Google Images.

Une histoire que confirme l’ancien directeur de Google Eric Schmidt en 2015 dans un article publié sur Project Syndicate. « Lors du lancement de Google, les gens ont été épatés de pouvoir trouver des informations sur presque tout en tapant simplement quelques mots sur un ordinateur. L’ingénierie derrière tout ça était techniquement complexe, mais ce qu’on obtenait était au final assez grossier : une page de texte émaillée de dix liens bleus. (…). Les cofondateurs Larry Page et Sergey Brin – comme tous les autres inventeurs à succès – ont donc continuer à itérer. Ils ont commencé avec des images. Après tout, les gens voulaient plus que du texte. C’est devenu évident après les Grammy Awards 2000, où Jennifer Lopez portait une robe verte qui, eh bien, a attiré l’attention du monde entier. À l’époque, c’était la recherche la plus populaire que nous ayons jamais vue. Mais nous n’avions aucun moyen sûr d’obtenir pour les utilisateurs exactement ce qu’ils recherchaient : J Lo portant cette robe. La recherche d’images sur Google était née. »9

En février 2000, Google n’avait alors que deux ans d’existence et très peu d’employés, mais dès juillet 2001, Google images est lancé. En 2001, le service indexait 250 millions d’images. En 2005, plus d’un milliard et plus de 10 milliards d’images aujourd’hui.

En septembre 2019, Donatella Versace présentait sa collection femme printemps 2020 à la Fashion Week de Milan, inspirée de la fameuse robe verte avec imprimé jungle, que Jennifer Lopez avait porté lors de la cérémonie des Grammys près de deux décennies plus tôt. À la fin du défilé, une recherche image Google apparaît sur les écrans géants, la multinationale s’étant associée à l’événement. Donatella Versace demande à l’assistant Okay Google : « Montre moi des images de la jungle dress de Versace », surnom donné à la robe. La voix féminine de l’assistant s’exécute : sur les écrans géants s’affichent des myriades d’images dématérialisées de la robe originelle de 2000. Puis la styliste poursuit « Ok Google, maintenant montre-moi la vraie jungle dress » et une J. LO conquérante apparaît sur le catwalk en chair et en os dans une nouvelle version de la robe toujours aussi échancrée, images immédiatement saisies par une forêt de smartphones dressés, et répandues instantanément sur les réseaux, prêt à « casser l’Internet » une seconde fois devant l’afflux des requêtes.



Marie Lechner




Le supermarché des images

References[+]