Le magazine publie une lettre adressée par l’écrivain Beppe Sebaste à l’Institut culturel italien, à l’occasion d’une soirée consacrée au photographe Luigi Ghirri début avril, à laquelle il ne pouvait être présent. La rencontre avec Ennery Taramelli, critique et historienne de l’art et Quentin Bajac, directeur du Jeu de Paume, se poursuivait par la projection du film Strada provinciale delle anime de Gianni Celati, performance originale d’un écrivain, grand ami du photographe, qui a filmé les terres et le travail de Luigi Ghirri, présent sur le tournage. Le reporter et traducteur Olivier Favier a lu la lettre de Beppe Sebaste à l’attention des intervenants et du public de l’institut culturel italien et du Jeu de Paume.
Mesdames et Messieurs,
Certes je suis absent, mais je suis heureux que ce soir vous parliez de Luigi Ghirri, de son travail – dont j’ai été l’un des témoins. Ce travail se révèle de manière toujours plus manifeste comme une immense réserve et ressource de beauté et de sens – je veux vraiment dire « sens de l’existence » – face à ce qu’il y a de pauvre, voire d’insensé, qui caractérise nos années, pas seulement dans le champ esthétique. La rigueur apaisée de son regard, la sacralité qui dans ses images enveloppe chaque espace habité, ce qu’elles ont de pensif sans jamais être tristes : voilà des aspects qui placent le travail de Luigi Ghirri aux antipodes du populisme rhétorico-linguistique partout présent, et de toute forme de propagande à travers les images – sur ce point, il y a trente ans déjà, Ghirri était à l’opposé d’un Oliviero Toscani par exemple, c’est à dire à l’opposé de la publicité.
Ghirri était doté d’une clairvoyance et d’une tension à l’infini, j’y reviendrai, qui n’avait d’égale que son humilité, au sens propre d’humus, de terre : il se comparait aux oignons, si attachés à la terre, pour dire sa réticence à se déplacer.
Sa tension simultanée vers le ciel et vers la terre traduisait symboliquement la capacité de faire coïncider transcendance et immanence, comme seuls les grands maîtres savent le faire. Je crois que c’est là aussi la raison de sa capacité innée à incarner et cadrer si exactement dans ses visions la section dorée.
Permettez-moi un court apologue sur son humilité. Un jour, alors que nous nous promenions dans un village d’Emilie-Romagne, Luigi rencontra un camarade de classe de l’école primaire, qui après l’avoir arrêté et salué, lui demanda quel était son travail. « Je suis photographe ! », répondit Luigi. « Ah, et où se trouve ton magasin ? — À vrai dire je n’en ai pas. — Mais alors où est-ce que tu fais tes photos ? — Bah… dehors, dans la rue, où ça se présente », répondit Luigi en agitant vaguement le bras. Et l’autre, consterné, le regarda comme si Luigi était un pauvre malheureux.
Cette anecdote prête à rire parce qu’aujourd’hui Ghirri est célébré, à juste titre (et il l’était déjà à son époque) comme l’un des grands artistes de la seconde moitié du XXe siècle. Aujourd’hui nous reconnaissons combien les photographies de Luigi Ghirri sont thérapeutiques, apportent un apaisement et que leur bonheur provient de l’absence de médiations culturelles ou d’idéologies esthétiques ; c’est aussi qu’elles savent communiquer le sens merveilleux d’une expérience, entendu d’au moins deux manières : la merveille en soi de pouvoir faire une expérience, et l’émerveillement comme contenu spécifique de l’expérience. Comme celle que Ghirri me raconta, en me parlant de son enfance, et des tableaux des maîtres anciens qu’il avait vus dans les musées.
Recréer et partager cet effet pré-culturel, peut-être même pré-linguistique, de la merveille esthétique, voilà un de ses buts.
Et quelle merveille plus grande, plus absolue, qui ne peut même pas être contenue dans une pensée – encore moins dans une parole, quand bien même la parole qui la désigne existerait ?
Avant de revenir sur l’infini présent dans son travail (la série des Cieli, par exemple, ou des cartes, des enseignes, de ses propres livres dans la bibliothèque chez lui), participant ainsi pleinement à la grande aventure de l’art conceptuel italien des années 1960 et 1970, le géomètre Luigi Ghirri avait monté, avec son inséparable Paola, une petite maison d’édition appelée justement ainsi : Infinito. Mes propos vont être absolument platoniciens, même si c’est en passant par Plotin. La vie humaine est manque d’éternité. En ce sens, elle est une asphyxie tant qu’elle ne rencontre pas l’oxygène du Divin – ou de l’Infini –, sans lequel la vie est ce qui tend vers la mort et rien d’autre. La vie et la mort s’équivalent, étant toutes les deux des états de manque. À l’inverse, l’éternité, ou en d’autres termes l’infini, est précisément cette dimension qui « manque de tout manque ».
Les photographies de Ghirri, dans leur tension évidente vers l’infini, non seulement attestent d’un désir d’évasion du monde, d’extase — unique possibilité de respirer —, mais elles le montrent comme pure merveille.
Elles le présente au summum de la beauté que l’on pourrait exiger dans une œuvre humaine, et comme telle, conçue dans un état de manque. L’évasion du monde de Ghirri est dans le monde, son extase — sortie dans une entrée sans fin — est parfaitement réussie là où elle adhère le plus fortement au monde.
On entrevoit ou on approche l’infini en suivant le chemin de l’infiniment petit ou de l’infiniment grand. Ghirri aimait beaucoup un passage du Livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa, où un homme est fasciné par la broderie qu’il voit sur le col de la robe d’une femme et résume mentalement tout le processus qui va des fileuses aux tisserands, à la broderie, jusqu’aux pensées de la femme qui porte ce col assise à côté de lui dans le tram… La forme matricielle est la vision de la simultanéité de l’univers dans les vers 67-108 du chant 33 du Paradis, lorsque Dante fixe son regard dans l’esprit de Dieu et qu’il voit la simultanéité et l’infinitude de tout ce qui est, de tout ce qui arrive, même nous qui en parlons à cet instant.
La maîtrise humaine de Luigi, c’était de montrer des ouvertures vers l’infini, de créer et montrer des passages.
Comme les portes sans porte qui encadrent le vide dans la campagne d’Emilie-Romagne, ou qui survivent sur les plages en hiver. Ou comme dans son dernier cliché, plein de brouillard, où on laisse l’incertitude et l’imprécision nous transporter dans un abandon retrouvé. De l’art conceptuel, Ghirri est passé à la description du territoire en engageant avec lui ses amis écrivains. Puis il est parvenu au brouillard, à l’effacement du territoire, en restant toujours fidèle à l’Infini. “Inside the museums, infinity goes up on trial” [Dans les musées, l’infinité est jugée], chantait son cher Bob Dylan.
À sa constatation que plus personne n’est capable de regarder le monde, correspond peut-être une amertume analogue due au fait que plus personne n’est capable d’en parler et de parler. Nous avons besoin d’une manière de raconter qui soit à nouveau une expérience, qui nous donne le frisson du risque, du vertige, d’avancer vers quelque chose de proche de la vérité, peut-être déguisée en évidence. Éprouver l’expérience de voir les yeux fermés et de parler en silence.
Beppe Sebaste
Beppe Sebaste (né le 3 juin 1959 à Parme, Italie, vit et travaille à Rome) est un écrivain, poète, traducteur et journaliste italien.
Luigi Ghirri. La carte et le territoire.
Luigi Ghirri : « L’œuvre ouverte »
La sélection de la librairie.