Décembre 2018. En visitant l’exposition consacrée à Dorothea Lange au Jeu de Paume, on est frappé par la représentation du paysan que nous livre la photographe dans le cadre de sa mission pour la Farm Security Administration (FSA). Cette figure du paysan, bien qu’anéanti, incarne toujours la dignité, l’honnêteté, la simplicité, la grandeur d’âme, et d’autres traits de caractère que les Nord-Américains lui ont traditionnellement prêtés. À l’inverse de l’image très péjorative qu’a le paysan en Europe, aux États-Unis, sa réputation est plus que positive. C’est même un élément fondamental de la culture nationale, que la photographe semble partager.
Lorsque l’on examine les relations entre pratiques démocratiques et agriculture, comme je l’ai fait dans La Démocratie aux champs (2016), on tombe inévitablement sur une ancienne philosophie américaine et agraire selon laquelle la condition d’indépendance des paysans représente le terreau le plus fertile d’une vie démocratique. Comme le disait Thomas Jefferson : « les cultivateurs de la terre sont les citoyens les plus précieux. Ils sont les plus vigoureux, les plus indépendants, les plus vertueux. Ils sont les plus attachés à leur pays ; leurs liens avec les libertés de leur pays et ses intérêts sont les plus durables ». Une opinion que partageaient d’autres Pères fondateurs importants comme St John de Crèvecoeur (Letters from an American Farmer, 1782), Benjamin Franklin, John Adams, etc. Des philosophes états-uniens comme Ralph Waldo Emerson (voir son superbe essai Farming, de 1904), et Henry David Thoreau ont par la suite formulé des idées similaires. Il est intéressant de noter que cette foi envers la figure du paysan américain, particulièrement fédératrice, n’a jamais existé et n’existe toujours pas en Europe occidentale. Elle n’était pas plus présente dans les pays soviétiques d’Europe de l’Est, où les paysans, souvent méprisés, n’étaient pas considérés comme des « animaux politiques1 » (selon l’expression d’Aristote). Ils étaient vus comme des obstacles à la rationalité, au progrès, à la générosité, la solidarité, la sociabilité, la beauté, etc. Cette image déplorable était même très répandue dans la Chine du Grand Bond en avant, où des millions de paysans ont été déplacés de force, exploités dans les fermes industrielles de l’État, et ont terriblement souffert des famines.
Pourtant, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, même si la vision américaine du paysan indépendant demeure un idéal spirituel, en pratique, elle ne parvient pas à s’imposer dans le temps. Les conceptions physiocratiques et la quête du profit évincent l’idée d’indépendance. Un système latifundiste devient alors la règle, s’appuyant d’une part sur l’esclavage et l’exploitation de la main-d’œuvre, et d’autre part, sur des monocultures extensives de produits non alimentaires, comme le coton et le tabac.
Cette défaite de ce que la FAO appellerait l’agriculture familiale et traditionnelle ne veut pas dire que la philosophie agraire était une affabulation romantique (ce n’était pas le cas) et qu’elle était insignifiante. Elle représentait au contraire un modèle pour les visions réformistes et les actions sociales à venir, une source d’inspiration pour des alternatives politiques. Et comme le montre la crise écologique actuelle, ces alternatives n’appartiennent pas au passé, mais à l’avenir.
Consciemment ou non, de manière assumée ou non, Dorothea Lange, comme de nombreux artistes et intellectuels américains, partageait cette vision du paysan indépendant, pilier d’une justice sociale et d’une liberté politique positive. Ce que la photographe montre dans son travail pour la FSA et Roy Emerson Stryker, ce n’est pas seulement la tristesse, la souffrance, la faim, l’exode et le sacrifice humain qui en sont venus à définir la condition des paysans. En réalité, c’est l’effondrement de toute une civilisation qu’elle capture.
Avec la suppression du lien entre le fermier et le lopin de terre qui lui est concédé, c’est toute une structure sociale favorable à une réelle initiative personnelle, à l’autogouvernement, à l’indépendance alimentaire, à un travail qui a du sens, à une économie réelle et humaine, qui disparaît. La photographie rend perceptible cette contradiction sociale que sont des paysans devenus migrants, journaliers, prolétaires2. Le rêve américain tourne au cauchemar, en témoignent les bidonvilles, la drogue, les violences raciales et domestiques, la pauvreté, la mafia (comme ont pu le décrire des sociologues et des photographes dans un contexte urbain). Mais le principal symptôme, c’est la destruction de l’élément social à l’origine de l’équilibre politique et démocratique, c’est l’anéantissement du paysan indépendant.
Dans l’œuvre de Dorothea Lange, les images de paysages désolés sont tout aussi frappantes. On y voit la campagne couverte de poussière ou de monocultures interminables, brûlées par les engrais chimiques, standardisées jusqu’à l’horizon. Des cultures plates, mornes, grises et asséchées, comme on peut le voir dans A Chat at the O’Halloran Farm.
Dans la Bible, la « désolation » se distingue du châtiment divin ou de la catastrophe naturelle. C’est la conséquence de la mauvaise conduite de l’être humain : piètre gestion, guerre, destruction, surexploitation, etc. Au lieu de prendre soin de la terre, comme le faisait encore le précieux paysan vu par Emerson, le cultivateur a détruit ce qu’elle avait à offrir.
Même si cet aspect n’est pas le sujet central de ses photographies, il l’entoure constamment, il y est lié de manière formelle et intime. L’arrière-plan qui s’étend derrière le sujet (un tracteur, un groupe de personne, un cabanon ou une tente) conditionne son statut de sujet photographique vu par le public que nous sommes, qui est non seulement très éloigné et majoritairement urbain, mais qui est aussi confronté au réchauffement climatique et à une crise écologique sans précédent. Tout en remplissant sa mission pour la FSA, qui consistait à photographier l’appauvrissement des campagnes américaines pour promouvoir les réformes du New Deal, Dorothea Lange amène dans ses arrière-plans et dans le hors-champ de ses portraits un regard critique sur l’agriculture industrielle que le gouvernement mettait en place, ainsi que sur ses conséquences humaines et écologiques.
Le point de vue que je décris ici est évidemment celui de quelqu’un qui regarde ces photographies en 2018. Cela veut-il dire que si ces photographies remplissent l’objectif de la FSA, leur valeur documentaire devrait être remise en question, car elle serait toute relative, voire tout à fait subjective ? Est-ce que ces photographies nous donnent à voir le résultat d’une sorte de manipulation visuelle ? Ou au contraire, doivent-elles être considérées comme des représentations fidèles de la réalité ?
Ni l’un, ni l’autre, à mon avis. Cette contradiction entre ces deux perspectives n’est pas valable, car après tout, elles ne sont pas incompatibles. La valeur documentaire des photographies, en tant que témoignage de la situation critique des paysans, n’exclut pas le fait qu’elles soient le fruit d’autres phénomènes. Des phénomènes qui peuvent être plus ou moins connus, plus ou moins rationnels, compatibles entre eux, ou au contraire, en tension.
La philosophie pragmatiste, notamment celle de John Dewey, permet d’envisager la vérité comme une expérimentation, comme quelque chose de pluriel. Ce courant de pensée est d’ailleurs contemporain de la FSA et de Roosevelt, c’était même la source d’inspiration de la plupart des progressistes qui faisaient partie du groupe de réflexion à l’origine du New Deal, comme Henry Agard Wallace. Certains acteurs du New Deal affirmaient en effet que leurs politiques réformistes étaient l’application de la philosophie de John Dewey. Ils partageaient avec lui une vision progressiste, et la conviction que le gouvernement lui-même devait mener des réformes et des actions sociales. À l’inverse du libéralisme et de sa croyance en l’équilibre spontané des forces sociales quand les gens sont livrés à eux-mêmes, libres de tout encadrement de l’État, les politiques progressistes se distinguaient par une mise en place intentionnelle et organisée du changement social.
Ce que le New Deal avait en commun avec John Dewey, c’était aussi la conscience qu’une mise en place efficace du changement social devait d’abord s’appuyer sur des faits et des données, mais ces informations faisaient encore cruellement défaut. Ce fut la raison pour laquelle une vaste enquête sociale fut lancée dans toutes les directions et sur tous les thèmes. Afin de vérifier les besoins et les intérêts du public, travailleurs sociaux, sociologues, journalistes, photographes et autres ont été mandatés pour réaliser une radiographie précise de la société, et pour récolter les données auxquels il fallait absolument se référer à l’époque. Et la FSA prit part à cette initiative.
Quant à John Dewey, il s’était fixé pour mission d’identifier les conditions logiques nécessaires à la réalisation de cette enquête. C’était à ses yeux le seul moyen pour sortir du cauchemar du libéralisme économique, et une voie pragmatique pour aller vers la démocratie radicale et le « nouvel individualisme » dont il était le premier défenseur. C’était aussi le cas des travailleurs sociaux depuis le tout début du XXe siècle, et des sociologues pragmatistes qui s’étaient entièrement dévoués à la création de méthodes d’investigation qualitatives des problèmes sociaux. Une méthode que l’on appellera plus tard « méthode ethnographique » (biographies, observations des participants, entretiens informels et études de cas, comme avec la remarquable enquête de William Thomas et Florian Znaniecki, Le paysan polonais en Europe et en Amérique. Récit de vie d’un migrant, 1919, notamment).
À la surprise de ses confrères, John Dewey n’était toutefois pas satisfait par le New Deal, car toute la procédure était entre les mains de l’État et du gouvernement. Il était persuadé que la situation pouvait s’améliorer et que la justice pouvait être restaurée si et seulement si le « public », c’est-à-dire les personnes souffrant d’une perte d’indépendance, s’impliquait activement dans l’identification de la cause de ses problèmes. En effet, la vérité d’une enquête n’est pas une chose qui attend d’être découverte et publiée, elle réside plutôt dans la manière dont on qualifie une situation reconstruite. Si le public, d’abord passif et désorganisé, parvient à se sentir concerné par l’enquête, à s’y impliquer, et à se doter d’une organisation politique (qu’elle soit directe ou représentative), alors seulement l’hypothèse à l’origine de cette procédure d’enquête peut être vérifiée. La vérité ne désigne pas la relation entre une proposition et un objet préexistant, elle qualifie la relation entre des propositions et leurs conséquences pratiques lorsqu’on agit sous leur contrainte.
De leur côté, les photographies de Dorothea Lange hésitent entre une position positiviste (ou neutre) et une position plus participative, proche de l’esprit pragmatiste et ses méthodes d’enquête. Côté positiviste, certaines de ses images ont une qualité « objective » et « neutre » évidente, en particulier lorsqu’elle agit comme si elle était invisible (d’après le film visible dans l’exposition). C’est là que les portraits et leurs environnements ont une qualité curieuse, dénuée d’interaction, comme s’ils montraient une figure à part, intemporelle et anhistorique, quelque part entre un document irréfutable et un artefact d’inspiration chrétienne.
Mais le plus souvent, le paysan pris en portrait est relié par sa forme, son regard, son attitude et son interaction avec un environnement plus large. La plupart du temps, la photo est celle d’une rencontre. Elle dénote un point de rencontre favorable à l’échange et à la création d’une situation commune relevant d’un intérêt social spécifique, et donc, d’une politique sociale particulière.
En 1914, un groupe de philosophes décide de fonder le journal The New Republic, plus pour en faire un « accélérateur d’opinion » que pour informer les citoyens sur l’« environnement invisible » (phrase empruntée à Walter Lippman) qu’ils sont censés connaître pour former leur opinion. On peut considérer que les photographes qui représentent la crise, la pauvreté, les inégalités sociales, la détresse humaine et les liens entre ces malheurs et l’agriculture industrielle capitaliste remplissent cet objectif. Lewis Hine, par exemple, avec ses photographies d’enfants exploités dans les mines ou dans les filatures, a beaucoup influencé l’accélération de l’opinion publique en faveur d’une interdiction rapide du travail des enfants. On peut en dire autant pour Walker Evans et beaucoup d’autres photographes qui voyaient la photographie comme un instrument social et comme une action politique. En agissant ainsi, ils sont parvenus à s’échapper du choix manichéen entre vérité objective et manipulation grossière. Plutôt que de créer des faux-semblants, leurs images ont encouragé la réflexion et la poursuite de l’enquête.
Leur rôle est cathartique : comme la musique et le théâtre dans la Poétique d’Aristote, certaines images ont en effet le pouvoir de provoquer des émotions, par l’action et la scène qui ont lieu, pour les « purger » avant qu’elles ne deviennent des passions invasives. La catharsis opère comme une sorte de décharge d’énergie émotionnelle, mais aussi comme une école pour apprendre à vivre ensemble. Plus la photographie se rapproche de l’« icône », plus elle est efficace. Il ne faut pas oublier que dans l’œuvre d’Aristote, la catharsis ne concerne que deux passions : la pitié et la crainte. Alors que la pitié provoque un sentiment d’injustice par rapport à la situation de la victime, la crainte découle des risques pris par le sujet. Il ne s’agit pas de s’identifier à une personne, mais de partager sa peine et de s’indigner du destin qui lui est réservé. Par ce biais, le spectateur accède à des sentiments vertueux sans lesquels il ne pourrait vivre une vie sociale normale.
Un tel mode d’action ne peut pas être mis en place grâce à n’importe quel artefact. L’art, au sens le plus large, est nécessaire. C’est l’invention d’une forme de communication capable de cristalliser et d’intensifier une expérience commune. Comme dans la philosophie esthétique de John Dewey, l’« art » ne doit ni être isolé dans une sphère lointaine, ni instrumentalisé comme outil de manipulation de masse. Le vrai sens de l’art est un sens social, comme l’est le partage d’un ressenti unique doté d’une qualité particulière et d’une valeur en elle-même. En tant qu’« art pour des millions », la photographie était en mesure de compléter l’effet offert par la presse quotidienne « pour des millions » de personnes, et de contribuer à la liberté d’enquête qui en est la base. Laissons le dernier mot à John Dewey, avec un texte sur l’éducation et la formation de l’opinion publique : « la libération de l’artiste dans la présentation littéraire est autant une condition préalable pour la création souhaitable d’une opinion adéquate sur les questions publiques que ne l’est la libération de l’enquête sociale […]. La fonction de l’art a toujours été de briser la croûte de la conscience conventionnelle et routinière […]. Les artistes ont toujours été les véritables pourvoyeurs des nouvelles, car ce n’est pas l’événement extérieur en lui-même qui est nouveau, mais le fait qu’il est embrassé par l’émotion, la perception et l’appréciation.3 »
Joëlle Zask
Traduction : Aurélien Ivars
Joëlle Zask est une philosophe française, spécialiste de philosophie politique et du pragmatisme, maître de conférences HDR à l’Université de Provence. Traductrice de John Dewey, elle a publié plusieurs ouvrages qui questionnent les formes démocratiques de la participation. Elle travaille par ailleurs sur les enjeux politiques des pratiques artistiques contemporaines. Ses derniers ouvrages sont Participer; Essais sur les formes démocratiques de la participation, Paris, Editions Le Bord de l’eau, 2011, Outdoor Art. La sculpture et ses lieux, Paris, La Découverte, 2013 et La démocratie aux champs, Paris, La Découverte, 2016.
Le blog de Joëlle Zask
Dorothea Lange. Politiques du visible.
La sélection de la librairie.
Les camps de réinsertion pour migrants en zone rurale, Californie, 1935
La maison abandonnée de Dorothea Lange
References