— La parole à…
Isabelle Chesneau
“I tell you, buildings must die”, Gordon Matta-Clark,
artiste de la vie urbaine


Publié le


L’œuvre de Gordon Matta-Clark, liée au contexte de protestations contre les opérations de rénovation urbaine des années 1960-1970 aux États-Unis, continue de faire écho à nos modes de production de la ville contemporains. Nous ne détruisons plus aujourd’hui l’habitat populaire des centres urbains d’avant-guerre, mais les immeubles du mouvement moderne – en ce temps-là, gages de progrès social et de confort – qui s’y sont substitués. Dans ce mouvement de renouvellement urbain continu, tout laisse à penser que le sort réservé aux ouvrages de notre temps qui, au nom de la performance énergétique et de la mixité sociale sont en train de les remplacer, ne sera pas plus honorable.

Gordon Matta-Clark

Gordon Matta-Clark, Untitled (Anarchitecture), 1974. Courtesy The Estate of Gordon Matta-Clark et David Zwirner, New York / Londres / Hong Kong. © 2018 The Estate of Gordon Matta-Clark / ADAGP,
Paris

La spéculation immobilière qui s’installe dans les grandes villes occidentales au tournant de ces années contestataires, engendre un processus de destruction immobilière inédit. Les causes du renouveau des villes ne sont plus les guerres ou les catastrophes naturelles, mais une obsolescence proclamée des réalisations antérieures, dont le registre de justifications varie d’une conjoncture à l’autre : l’hygiène, la « dédensification » des centres, la modernisation du bâti, la résorption de la vacance, la régularisation des tissus, etc. Plus près de nous, un simple projet de construction suffit à légitimer une déconstruction préalable : la structure bâtie devient chose malléable ; la démolition d’îlots ou de quartiers entiers un acte de gestion ordinaire, une étape d’un projet à venir.

Le contraste entre la banalité de ces pratiques urbanistiques et leur impact profond sur la transformation de la morphologie sociale et matérielle des villes a alimenté la critique de ceux qui estimaient, à l’instar de Robert Park, que la ville, au-delà d’être une agglomération d’hommes et d’équipements, est un « état d’esprit »1. En particulier, Jane Jacobs, dont Gordon Matta-Clark connaissait vraisemblablement les actions et les écrits retentissants (The Death and Life of Great American Cities, 1961), dénonçaient sans relâche les ravages d’un capitalisme urbain responsable de la destruction de tissus anciens, chassant de leur quartier habitants et commerçants et l’urbanité allant avec. De ce point de vue, l’anarchitecture évoque autant l’anarchie de l’artiste, que celle du secteur de l’immobilier, faiblement régulé, livré tout entier à la main invisible du marché. Mais, contrairement à ces observateurs-reporters de l’urbain, Matta-Clark s’adresse à nos sens avant notre entendement. Ses découpes d’immeubles créent un effet de sidération et la violence ressentie est d’abord médiatisée par notre perception. Les évidements orientent notre attention vers la ruine et l’absence plutôt que sur l’à-venir et les procédés de cet urbanisme conquérant. À la manière d’un Perec dans La disparition, roman entièrement écrit sans la lettre « e » pour mieux signifier la perte d’êtres chers, les fragments des Walls et les anfractuosités et les excavations de Conical Intersect révèlent les traces d’une vie passée qui désormais n’est plus. Que sont devenus les occupants de ces immeubles, quelle mémoire restera-t-il de ces groupes sociaux ? Qu’entraînent avec eux ces immeubles « tombés » en désuétude sous l’effet d’offres concurrentes ?

Vue de l’exposition “Gordon Matta-Clark. Anarchitecte” au Jeu de Paume, Paris. Photo Raphaël Chipault © Jeu de Paume, 2018. Ici : Wallspaper, 1972-2006. Tirages offset couleur, 90 feuilles 87,3 × 56,8 cm chacune. The Estate of Gordon Matta-Clark et David Zwirner, New York / Londres / Hong Kong.

L’interrogation de Matta-Clark semble moins porter sur le processus de dépréciation à l’œuvre que sur la nature et le sens de l’altération qui en résulte. La tabula rasa prônée par la Charte d’Athènes crée un vide intellectuel autant que socio-spatial : qu’est-ce qu’une la ville réduite à quatre fonctions de base (habiter, travailler, se récréer et circuler) ? Pourquoi se priver de ce qui en est l’essence même, la sociabilité urbaine ?
La force de l’anarchitecte est d’avoir examiné ces questions à partir du vocabulaire de l’architecte et non de mots. La vie urbaine est indissociable de la matérialité où elle se forme et la difficulté est de saisir ce subtil jeu d’influences réciproques entre édifices et occupants. Le sociologue Maurice Halbwachs le résumait à sa manière :

« L’homme transforme l’espace à son image en même temps qu’il s’y plie et s’adapte […] il s’enferme dans le cadre qu’il a construit. »2

Détruire des formes matérielles entraîne un démantèlement des structures sociales, la transformation d’un peuplement, la disparition de métiers, un changement des usages de la rue. Comment rendre ostensible cette violence invisibilisée par les palissades des chantiers « interdits au public » et la mutation imperceptible du paysage urbain, d’autant plus vite oublié qu’il est promis à un avenir meilleur ?

Gordon Matta Clark

Habitants du Bronx peignant le Graffiti Truck de Gordon Matta-Clark, juin 1973. Photo d’archive
Courtesy The Estate of Gordon Matta-Clark et David Zwirner, New York / Londres / Hong Kong.
© 2018 The Estate of Gordon Matta-Clark / ADAGP, Paris

Les graffeurs sont les derniers protagonistes de cette résistance sociale du bâti dont les inscriptions prouvent que l’activité humaine persiste, même clandestinement, dans des lieux désertés, inaccessibles, inhospitaliers ou menaçant péril. L’entreprise de Matta-Clark semble animée de cette même force vitale, l’amenant à théâtraliser et à surjouer le moment ultime qui précède l’acte de démolition. Découper les bâtiments comme s’ils étaient en tissu, met à jour leurs procédés constructifs, leurs matériaux et leur organisation intérieure. Ces coupes transversales d’immeubles, que les architectes dessinent habituellement en deux dimensions, sont une extraordinaire mise en scène du drame social et constructif en train de se produire, comme une réduction de la réalité. Plus radicale que le langage, cette « architecture par retrait de matière » rend visible la manière dont une société se construit et se déconstruit. Dès lors, l’architecte, a l’air de nous dire Matta-Clark, doit faire évoluer sa maîtrise de la technique et étendre son savoir-faire à un « savoir-défaire »3. Conical Intersect est à ce titre une véritable prouesse d’ingénierie, car toucher ainsi à la statique d’un édifice revient assurément à prendre le risque de le voir s’écrouler brutalement.

Gordon Matta-Clark ; Conical Intersect

Vue de l’exposition “Gordon Matta-Clark. Anarchitecte” au Jeu de Paume, Paris. Photo Raphaël Chipault © Jeu de Paume, 2018.

Ce danger, clairement perceptible, n’est-il pas le propos principal de l’œuvre ? L’extrême fragilité des structures mise en évidence ne reflète-t-elle pas celle de la vie quotidienne, prise au piège à la fois des formes stables de l’architecture et de l’effervescence de la modernité, plus propice à la désagrégation qu’à l’accumulation. Comment concilier deux nécessités si contraires ? Faut-il admettre, comme Baudelaire que le trait essentiel de tout ce qui apparaît est de disparaître et, en particulier, que « (la forme d’une ville / Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel) »4 ?

Le propos de Matta-Clark se montre plus complexe et moins nostalgique. Ces immeubles ordinaires, promis à la démolition, offraient bien souvent des conditions de vie peu enviables et assignaient à résidence une population qui avait peu les moyens d’améliorer son cadre de vie, comme l’artiste le souligne dans un entretien, en 1976 : « Quand je réalisais mon œuvre à Paris, la réaction que j’ai préférée est d’ailleurs venue d’une concierge de soixante-dix ans qui m’a dit : “Oh, je vois bien le but de ce trou : vous essayez d’amener de la lumière et de l’air dans des espaces qui en ont toujours manqué”. »5

Gordon Matta-Clark

Harry Gruyaert, Gordon Matta-Clark et Gerry Hovagimyan travaillant à Conical Intersect. Rue Beaubourg, 1975 © Harry Gruyaert / Magnum Photos

Que les formes héritées immobilisent et figent les attentes ne justifient cependant pas les reconstructions apportant changement et disparition. Le drame fondamental de la vie urbaine, en même temps que sa saveur, est de devoir obéir à ces deux forces simultanément. Difficilement conciliables, elles génèrent du conflit, comme en témoigne le contexte agité des années 1960-1970. Mais est-ce entièrement négatif ? Le conflit n’est-il pas à entendre comme la recherche de conciliation d’objectifs opposés ? Pour le sociologue et philosophe Georg Simmel, le conflit correspond à une forme à part entière de socialisation, complémentaire à d’autres formes d’actions plus volontaires et valorisées que sont la concertation, la participation ou la coopération entre acteurs. Les relations conflictuelles ne sont pas une fin en soi et « ne produisent pas une forme sociale à elles seules, mais [elles sont] toujours en corrélation avec des énergies créatrices d’unité »6. Ainsi considérée, l’opposition se présente comme un processus social modifiant un ordre établi, interrogeant perpétuellement la formation et la dissolution des valeurs. Faire disparaître cet antagonisme, à la faveur d’un rapport de force déséquilibré, conduirait à rompre la dynamique de la vie urbaine.



Isabelle Chesneau, 2018


Nota bene : Le titre de l’article fait référence à Alabama Song (Whisky Bar) des Doors, 1967

Isabelle Chesneau, diplômée en architecture (DPLG) et docteure en urbanisme, est maître de conférences en sciences humaines et sociales à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris-Malaquais et chercheuse à l’UMR CNRS AUSser, équipe Architecture, Culture, Société XIXe-XXIe siècles (ACS).



Exposition “Gordon Matta-Clark. Anarchitecte”
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