— Entretien
Isabel Marant
& Georges Didi-Huberman


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Isabel Marant et Georges Didi-Huberman, septembre 2016. Photo Adrien Chevrot

Isabel Marant, créatrice de mode depuis 1995, s’associe pour la première fois à une exposition. Son choix des « Soulèvements » proposés par le philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman au Jeu de Paume n’est pas anodin : il résonne avec ses préoccupations de créatrice et de citoyenne. Anne Racine, responsable de la communication et du mécénat leur a donc proposé une rencontre informelle pour échanger sur leurs manières de travailler les tissus, les images, les idées, et questionner « ce qui les soulève ».

Georges Didi-Huberman : Comment créez vous ? Est-ce que vous dessinez vos modèles ?
Isabel Marant : Oui, j’aime bien dessiner.

GDH : Qu’utilisez-vous pour dessiner ?
IM : Un crayon gras.

GDH : Un 3B ?
IM : Non 3B c’est un peu trop gras pour moi. Je préfère le 2B !

GDH : Et le papier ?
IM : J’utilise du papier brouillon, les vieilles photocopies ratées, je recycle.
Mais je ne fais pas de vrais dessins. C’est plutôt des dessins d’intention. Je ne passe pas des heures à faire de magnifiques dessins comme on l’imagine. Chez les gens de la mode, c’est rare. Ce sont plus des esquisses, des pense-bêtes. Après il faut aller directement dans la matière. Il y a des gens qui font de très beaux dessins mais qui font des vêtements horribles. Il faut se méfier du joli dessin.
GDH : Comme les architectes !

 
GDH : Pourquoi avez-vous décidé d’aider cette exposition ?
IM : Parce que c’est un thème qui me parle et que je trouve qu’on a besoin de soulèvements en ce moment. C’est bien de se plonger dans les divers soulèvements qui ont eu lieu. Je trouve que c’est une très belle idée d’exposition dans cette période où l’on ne sait plus très bien où on va. On se laisse beaucoup faire par des gens pour lesquels on n’a pas forcément d’empathie. Dans la plupart des domaines, on a l’impression qu’on arrive au bout de certaines choses et que ça manque un peu de rébellion et de coup de poing sur la table. Nous sommes dans un période de désabusement, de mal-être mais on a l’impression que personne ne fait rien pour en sortir.

Je pense que le fait de se remémorer les grandes luttes et les mouvements de révolte peut peut-être redonner envie aux gens de s’exprimer.

 
GDH : On vient d’évoquer les rythmes infernaux qu’impose le système de la mode aujourd’hui. Est-ce que se soulever ce ne serait pas changer complètement le rythme? Dire « je fais une collection tous les deux ans » ?
L’emploi du temps n’est pas le vôtre. C’est ça ?
IM : On est arrivé dans des systèmes de fonctionnement, desquels il est très difficile de sortir, parce que ça engendre certaines choses qui peuvent faire très peur. Mais si à un moment donné on n’a pas le courage de le faire, on finit par rester dans un système qui ne nous convient pas et continuer éternellement. Ça me fait penser au hamster dans sa roue qui court sans relâche.

GDH : Vous vous sentez comme ça ? Vous ne vous sentez pas libre ?
IM : Complètement. Je pourrais gagner ma liberté en tapant du poing sur la table et en disant « je n’adhère plus à ce fonctionnement ». Mais j’ai une société de 150 personnes et alors tout s’écroulerait. Il faudrait repartir vers des choses qui correspondraient plus à une envie de vivre autrement, qui serait proche de tous ces mouvements comme le slow food par exemple. Il faudrait prendre du temps pour réfléchir à ces idées de décroissance. Ce n’est pas évident de décroître pour recroître d’une autre manière. Je pourrais me le permettre si j’avais une structure plus petite et plus souple. J’espère y arriver un jour.

GDH : Un créateur doit pouvoir avoir la liberté de son temps. Je choisis de ne pas partir, lorsque tout le monde est en vacances. Je suis à Paris pendant l’été et personne ne me demande rien ; le temps est à moi. Je peux faire ce qui n’était pas prévu. Ne rien faire, changer, bifurquer. Ce sont des moments magnifiques. Il faut tenter de ne pas être maitrisé par son temps.
IM : C’est très dur de le faire quand on s’est battu pour y arriver. On ne peut pas dire, ça ne me convient plus, ce n’est pas en phase avec mes croyances ni ce que j’aimerais faire. Si aujourd’hui j’avais la possibilité de tout arrêter et de recommencer, je ferais tout autrement. Mais pour cela il faudrait que je sois toute petite et beaucoup plus flexible.

Germaine KRULL

Germaine KRULL, Jo Mihaly, danse « Révolution », 1925 © Estate Germaine Krull, Folkwang Museum, Essen.

GDH : Vous programmez votre soulèvement en fait…
IM : Oui. J’ai envie d’employer ce temps où j’ai encore la capacité pour réfléchir à d’autres choses et d’autres moyens de le faire. Sans avoir le poids de cette entreprise.

Anne Racine : As-tu des choses à dire sur le fait que dans la programmation du Jeu de Paume, on met souvent en avant des femmes artistes ? Sur le fait que c’est le lieu de l’image ? Est-ce un lieu qui te parle ? Si oui, comment ?
IM : Le Jeu de Paume est un petit centre d’art dans lequel on peut aller souvent et assez rapidement. J’aime le côté humain voire humaniste du lieu. J’aime aussi sa localisation. Le fait qu’au cours d’une promenade on puisse voir une expo. Les expositions sont toujours très intimes presqu’intimistes. L’angle du Jeu de Paume qui se situe souvent « à côté » par rapport à de grosses structures m’intéresse beaucoup. Le fait aussi de vouloir faire connaître des artistes moins connus, parfois à la marge.

 
AR : Dans la mode, n’est-ce pas aussi un peu la position que tu occupes ? Un peu en marge face aux grandes maisons ?
IM : Oui, j’essaie d’avoir un propos un peu à côté de tout ce qui existe. En marge d’un système très établi, de choses qui sont souvent très « marketées. » Je tâche de garder malgré tout une certaine spontanéité et un naturel que les grandes maisons perdent facilement, parce que leurs collections sont beaucoup plus analysées, disséquées dans un sens marketing. Ils en oublient un peu leur essence. Moi, je tente de garder autour de moi toutes sortes d’influences et de continuer à suivre mes intuitions.

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Isabel Marant et Georges Didi-Huberman, septembre 2016. Photo Adrien Chevrot

AR : Isabel, qu’aimerais-tu demander à Georges sur son travail de commissaire ?
IM : Pour une exposition comme « Soulèvements », j’aimerais savoir comment on choisit parmi tant d’œuvres, une plutôt qu’une autre ? Comme dans mon cas, lorsque je choisis un tissu plutôt qu’un autre.
GDH : Le timing est différent. Moi, je n’ai pas à produire deux collections par an. Ca fait plusieurs années que je travaille sur cette exposition et, de façon plus large, sur ces questions de soulèvements. J’ai plus de temps que vous. Je conçois mes livres exactement comme des expositions ; je réalise le chemin de fer avec des images.

Je voudrais que quelqu’un qui ne lise pas mon livre, ait compris l’essentiel de l’argument juste en regardant les images. C’est un travail de choix mais surtout de montage de ce qui me touche.

 
AR : Finalement, que ce soit pour toi Georges ou pour toi Isabel, dans les deux cas, n’est-ce pas l’image le point de départ de votre inspiration ?
IM : Je pense que c’est la résonance des choses les unes par rapport aux autres. Dans mes collections, c’est très important d’avoir un certain contraste et une résonance, de voir comment les choses se répondent. J’aime avoir des reliefs. J’essaie toujours de raconter une histoire. Je me retrouve dans ce que vous disiez, Georges, le fait d’avoir une sorte de fil qui se déroule et qui entraine les gens dans une histoire.
GDH : Je suis parti de l’étude de la Renaissance. Puis le thème du « soulèvement » est venu d’un motif, qui n’a l’air de rien au départ, celui des robes qui se soulèvent dans les peintures de la Renaissance. J’ai été l’élève de Roland Barthes, qui accordait une importance très grande à la mode, au vêtement. Je relisais récemment ce qu’il écrivait sur « Mère Courage » de Brecht. « Mère Courage » est sur le plateau, elle vient d’entendre qu’elle a perdu son fils. Elle se met à hurler. A ce moment là, l’aumônier s’en va et on voit son dos. Roland Barthes dit que la douleur de la mère est insignifiante en soi. La seule chose importante dans cette scène, c’est le tissu du vêtement de l’aumônier. Barthes est très souvent porté sur les détails vestimentaires : des textures, des bouts de robe, des bottillons. Moi ce qui m’a paru fascinant dans ce mode de raisonnement, c’est qu’il a compris qu’on pouvait facilement déplacer l’intensité dans une image.
Là où je ne suis pas du tout d’accord avec lui c’est lorsqu’il dit que l’émotion de la mère est insignifiante. Au contraire de Barthes, quelqu’un qui est très peu connu en France, à qui j’ai dédié beaucoup de travail, c’est Aby Warburg. Il a été pour l’histoire de l’art ce que Freud a été pour la psychologie.
Il a décidé de tout changer.
Par exemple, dans le tableau de Botticelli, La Naissance de Vénus, cette dernière est complètement impassible. Elle est de marbre. Si on détourne le regard, on voit des gens qui essaient de lui mettre un magnifique drapé.
Lui, il dit que ce qui est fascinant c’est que l’émotion s’est déplacée depuis le corps jusqu’aux « accessoires en mouvement », c’est-à-dire vers les vêtements, les cheveux, etc. Je suis plus proche de cette pensée que de celle de Barthes. Barthes utilisait le vêtement pour enlever l’émotion, qui lui semblait vulgaire. Il voulait éviter l’hystérie.

Ce qui est très beau chez Warburg c’est qu’il montre que les vêtements peuvent assumer un contenu émotionnel. Comme d’ailleurs, dans un soulèvement ou un drapeau. Car un drapeau c’est une draperie finalement.

 

Gilles CARON, Manifestations anticatholiques à Londonderry, 1969 © Gilles Caron / Fondation Gilles Caron / Gamma Rapho

Gilles CARON, Manifestations anticatholiques à Londonderry, 1969 © Gilles Caron / Fondation Gilles Caron / Gamma Rapho

Cette image de Gilles Caron est parfaitement « warburgienne », parce que c’est en même temps de la danse et c’est quand même un moment extrêmement violent. Vous voyez par terre là, tout est détruit, les flics sont en face. C’est à Londonderry, il y a eu beaucoup de morts donc ça n’a rien de drôle. Les enjeux sont terribles et en même temps, il y a cette grâce absolument extraordinaire.
Barthes, le grand intellectuel, s’est intéressé à la mode, mais au bout du compte pour de mauvaises raisons. Il voulait « dépathétiser » le vêtement.

 
Ou celle-ci par exemple, c’est extrêmement malin au niveau du vêtement. Cette œuvre de Courbet sur la révolution de 1848, va servir pour un journal politique dans lequel écrit Baudelaire, Le Salut Public. (désignant le personnage) Il a un haut-de-forme donc c’est un bourgeois. Il a une blouse donc c’est un prolétaire. Il crée quelque chose qui n’existe pas dans la nature (ou alors c’est un prolétaire qui a saisi un chapeau à un bourgeois). Mais son image a quelque chose d’allégorique puisque c’est une variante de La Liberté guidant le peuple de Delacroix. Il donne forme à un personnage avec le montage de ces deux vêtements qui ne vont pas ensemble et il crée une allégorie politique. Dans une révolution politique, qu’est-ce que les bourgeois ont à faire avec les ouvriers ?

Gustave COURBET, Révolutionnaire sur une barricade (projet de frontispice pour « Le Salut public »), 1848, fusain sur papier. Musée Carnavalet — Histoire de Paris. © Musée Carnavalet / Roger-Viollet.

Gustave COURBET, Révolutionnaire sur une barricade (projet de frontispice pour « Le Salut public »), 1848, fusain sur papier. Musée Carnavalet — Histoire de Paris. © Musée Carnavalet / Roger-Viollet.

 
AR : Ce type de collage et de montage n’est-ce pas aussi ce que tu fais avec tes vêtements ? Tu aimes bien brouiller les pistes, non ?
IM : Moi ce qui m’intéresse c’est toujours le contraire et son opposé :

associer quelque chose de très féminin avec quelque chose de très masculin, un élément très ethnique avec un élément très urbain ou quelque chose de très fragile avec quelque chose de très solide. Ce sont ces oppositions qui m’intéressent dans mon travail. Le fait de juxtaposer des choses qu’on n’imaginerait pas du tout ensemble.

GDH : Mais vos vêtements ne volent pas beaucoup, ils ne se soulèvent pas, si ?
IM : Ça dépend des collections. Mais je travaille beaucoup avec des mousselines qui pourraient avoir été créées au début du XVIIIe siècle. C’est une manière de dire : “je fais partie d’un monde global avec des cultures très différentes”. Au début de mon travail, dans les années 1980, j’ai été très frappée en regardant la rue, de voir les gens provenant de cultures très différentes à Paris, surtout dans des quartiers comme Belleville ou Barbès. La manière dont ils associaient leurs boubous, par exemple, avec une veste de costume à rayures tennis ou un blouson de sport pour supporter le froid parisien. Ça m’a toujours fasciné de voir comment en gardant leur propre culture, les gens s’adaptent à la culture du pays dans lequel ils habitent. J’ai toujours été extrêmement touchée par ça.

GDH : Vous faites des photos ?
IM : Oui, j’en fais. Je peux poursuivre des gens dans la rue sans qu’ils ne me voient pour photographier leurs looks, et la plupart du temps ce ne sont pas des gens de la mode !
 

Voir le site dédié à l’exposition : soulevements.jeudepaume.org
“Soulèvements”, une bibliographie

Pour en savoir plus:
“Soulèvements” : l’exposition
Isabel Marant, mécène de l’exposition
Isabel Marant