— La parole à…
Kristine Kintana : Mise en scène par Lav Diaz


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Tournage du film de Lav Diaz “From What Is Before”. Photo © Liryc de la Cruz


Jeune mère accablée dans Butterflies Have no Memories (2009), à l’agonie dans Florentina Hubaldo, CTE (2012) ; domestique docile dans Norte, la Fin de l’Histoire (2013), révolutionnaire patibulaire dans From What is Before (2014)… Kristine Kintana apparaît dans la plupart des films de Lav Diaz. Ces rôles d’occasion ne sont que la partie émergée d’une collaboration qui s’étend en réalité à tous les domaines de la fabrication des films, de la direction de production au sous-titrage. Kintana est l’un des membres essentiels de l’équipe de Lav Diaz, et au delà, de la famille du cinéma indépendant philippin dont elle assiste les tournages et programme les films dans les festivals locaux (Cinemanila, QCinema). Dans ce texte inédit, elle retrace sa collaboration avec le cinéaste sous la forme d’un livre d’heures : de mois en mois et d’année en année, les tournages se chevauchent, les films se succèdent, les typhons se déchaînent, et une communauté s’invente, soudée par les morts qui la frappent.  Antoine Thirion

Manille, novembre 2006. C’était au Cinemanila International Film Festival 1, et voici que, initialement embauchée pour imprimer des t-shirts, je me retrouve soudain à assurer aussi la permanence des cabines de projection. C’était un boulot pas mal. Un café dans une main, je m’assurais de l’autre que les copies 35mm abîmées ne bourrent et ne prennent pas feu. C’est alors qu’arrivèrent les miniDV, neuf exactement. Comment pouvais-je oublier, Heremias: The Legend of the Lizard Princess de Lav Diaz faisait la clôture du festival.

Lav arriva. En jeans noir et t-shirt noir, il demanda un café noir. « Pas de sucre. Le sucre est mauvais pour la santé. » « Le film dure neuf heures », me dit-il, «tu peux partir, te marier, et à ton retour, la projection sera toujours en cours.» « Mais c’est en miniDV », lui ai-je répondu, « et il faut changer les cassettes toutes les heures. » Enfin bon. Pauses cigarette, lèche-vitrines et encore du café noir, à 22h le film est terminé et des vingt-six personnes qui étaient entrées dans la salle, huit ont tenu jusqu’à la fin.

Février 2008. C’était le National Arts Month 2, et nous nous apprêtions à projeter Death in the Land of Encantos. Lav est arrivé, à nouveau avec neuf miniDV et une caméra Panasonic DVX. « Cet auditorium n’a pas de lecteur miniDV, pas vrai ? Tu n’as qu’à les lire à partir de ma caméra. » « Ok. Je préviens le projectionniste. » Lav n’est pas resté pendant la projection, et je lui ai ensuite écrit par texto que des quarante personnes qui s’étaient présentées, dix-sept ont vu le film jusqu’au bout, moi comprise.

C’était la première fois que je voyais un film de Lav Diaz, et j’étais bouleversée. La beauté et la destruction, la prose et la poésie, Perry, Roeder et Angeli – et Soliman 3, qui torturait le personnage de Roeder en chantant l’hymne national… J’ai commandé un café noir et me suis décidée à suivre Lav Diaz.

En mai 2008, je traînais comme d’habitude avec Khavn 4, encore exaltée par la vision d’Encantos que nous avions programmé en avril à l’occasion d’une projection pour la communauté. C’est vraisemblablement parce que Khavn en avait assez de m’entendre en parler que nous avons roulé vers Marikina 5 et que nous sommes entrés au Starbucks où Lav se trouvait, en pleine préparation de son prochain tournage.

Lav m’a donné les numéros de Dante, George, Malaya, Perry et Angeli 6, et m’a dit de les contacter tous. « Tu es maintenant notre directrice de production. Nous partons à Sagada 7 », a-t-il dit. « Nous allons tourner The President of the Philippines. » 8

J’ai démissionné. Je les ai rejoints à la station de bus, et nous sommes partis pour les montagnes de Sagada. « Tu ressembles à ma fille aîné », m’a-t-il dit. «Nous sommes originaires de la même ville de la province d’Ilocos Norte 9, peut-être que nous sommes parents », lui ai-je répondu.

Tournage du film de Lav Diaz “Norte, la Fin de l’Histoire”. Photo © Liryc de la Cruz


Lav est célèbre sans être célèbre. Êtes-vous Lav Diaz, demanda un étranger au peintre à chemise hawaïenne, Dante Perez 10 ? Non, c’est lui Lav Diaz, répondit-il en pointant du doigt l’homme tout habillé de noir, les cheveux noués en une queue de cheval.

« Compte jusqu’à soixante-quinze et mets-toi en marche », demande Lav. Perry joue le rôle du maquereau, Julian. Angeli est Alberta, sa putain. Malaya est une nonne, qui fait l’aumône pour les pauvres. Tous vivent dans la tranquille ville de Sagada. « C’est ainsi que les familles font face à la disparition de leurs membres, dit Lav ; ils partent dans un lieu isolé et changent d’identité ».

Les disparus. On ne sait jamais s’ils sont morts ou s’ils sont encore torturés. Et toi. Toi qui reste là, en attente de nouvelles, cramponné à l’espoir. Coincé dans la mélancolie.

Je ne suis pas convaincu par ce titre, « Le Président de la République des Philippines. » Nous l’intitulerons Melancholia.

Nous avons fini le film en août, après quelques prises supplémentaires à Manille, au cours desquelles Lav a bravé un typhon, accroché au pilier d’un pont alors que l’eau montait. Nous cherchions également la voix qui chanterait la chanson qu’il avait écrite pour le film. Et il y avait, bien sûr, ceux que nous devions filmer. Les disparus. Ils se livrent bataille au milieu de la forêt. Ils ne pourront jamais revenir.

Septembre et nous voilà au Festival de Venise. Melancholia faisait la clôture de la section Orizzonti. Huit miniDV pour un public de deux-cent personnes, dont cinquante restent jusqu’à la fin. Et nous avons gagné. Grand prix de la section Orizzonti. « Appelle Alexis Tioseco » 11, m’a demandé Lav. Il devrait être le premier à savoir ! Alexis avait accepté que nous tournions dans sa maison, et apparemment, nous avions été les premiers à tourner là-bas.

Nous sommes rentrés aux Philippines et avons pris des taxis jusqu’à nos domiciles.

En décembre, nous étions dans une autre province pour tourner Butterflies Have no Memories pour le Festival de Jeonju. C’est une ville minière au sud de Manille, où l’agent immobilier de Lav a grandi. À nouveau, nous n’étions que cinq dans l’équipe. Lav tourne, je tiens la perche, et Dante, Joel et Willy 12) ont une très longue scène à propos de cette mine maudite. Nous avons dû y passer une semaine, probablement davantage, et nous sommes rentrés deux jours avant Noël, juste à temps pour l’anniversaire de Khavn.

Deux mille neuf, il y eut de nombreuses morts.

Il y eut aussi beaucoup de films, mais ces films se sont transformés en quelque chose d’autre.

Avril : c’est la Semaine sainte. Nous sommes retournés dans la ville minière, cette fois avec Raya Martin 13, le couple de cinéastes John et Shireen 14, le monteur Lawrence 15 et sa petite amie Wyna. C’était l’été. Nous filmions en bord de plage, et tout le monde voulait venir.

Pendant deux semaines, nous avons filmé Angel Aquino, Bart Guingona, et Joe Gruta. Nous filmions le festival Moriones 16, où tout le monde porte un masque de centurion et implore Jésus. Il y avait aussi beaucoup de scènes de lit. Des scènes de lit intenses. Mais Angel était nonne, et Bart un ex-détenu.

Juin, et Lav eut une autre idée. Je connais la suite de l’histoire. C’est la Seconde Guerre Mondiale et les Japonais nous ont envahis ! Nous nous sommes installés dans une autre ville, avons cherché de vieilles maisons, et filmé Abad Santos et Yutaka Yamakawa. Nous avons tourné, tourné, et tourné.

Babae ng Hangin. Woman of the Wind 17. Ce sont Angel et Anna et tous les secrets gardés tout au long des années.

Dante a construit un village et les Japonais l’ont incendié.

Puis la femme de Dante est morte. Nous nous sommes interrompus.

Au mois de juillet, il s’est passé quelque chose. Lav avait une nouvelle histoire, et non, nous n’allions pas poursuivre Woman of the Wind. Pas de cette manière.

C’était parti pour une nouvelle province. Cette fois, je suis une femme frêle qui se meurt de la tuberculose. Noel est mon père et il se sacrifie pour prendre soin de moi. Willy et Joel sont des ouvriers en bâtiment à la recherche d’un trésor enfoui. Ils creusent, creusent et creusent. Puis je meurs. Ils m’ont enterrée là-bas.

Lav m’a dit : « c’est une histoire si bonne et si simple, pas vrai Kints ? Nous l’appellerons Corporal Histories. »

En août, Lav est parti à New York.

La veille du 1er septembre, j’ai reçu un texto de Khavn, et tout a changé.

Alexis et Nika avaient été assassinés.

Tout est devenu sombre. Tout est devenu noir.

En 2010, nous avons essayé à nouveau.

Lav tentait de terminer Corporal Histories. Mais, désormais, nous l’appellerions Agonistes: Myth of a Nation.

Nous avons loué une caméra Sony HD parce que sa DVX100 était en train de lâcher. Nous avons filmé Evelyn Vargas 18) en mère offrant sa fille Marife Necessito 19) à des hommes en chaleur. Nous avons tourné dans les montagnes pendant une semaine.

Tournage du film de Lav Diaz “From What Is Before”. Photo © Liryc de la Cruz


Et nous avons essayé. On filmait, Lav montait, et on regardait le résultat, qui avait belle allure. Nous avons emporté les cassettes miniDV au Film Center de l’Université des Philippines et avons projeté le travail en cours à cinquante personnes. Le montage durait deux heures et demie et ils le trouvèrent bon.

Mais nous ne cessions de penser à Alexis et Nika, et à ce qu’Alexis disait, que Lav pourrait trouver une plus large audience. Qu’il pourrait être plus accessible. Comme avec Butterflies Have no Memories. Pourquoi ne pas en faire une série? Quinze films d’une heure ? Cette idée n’a jamais quitté Lav.

Bien sûr, nous continuions à tourner. Et à écrire des dossiers de subvention. Parfois, nous obtenons les subventions. Passer une annonce. Nous faisons passer des auditions pour The Great Desaparecido 20. Partons à la recherche d’Oriang 21. C’est ce que nous avons fait. Elles sont venues en nombre. De grandes actrices du cinéma commercial, des amies du théâtre, de toute sorte. Mais non. Aucune ne fait l’affaire. Et Hazel Orencio 22 est entrée. On s’est retenus de se taper dans les mains. Cette grande femme sombre ressemblait au rôle. Était capable de jouer le rôle. Et voilà.

J’ai alors exhumé le scénario, l’ai photocopié, numéroté les pages et numéros de séquences, et nous étions tous excités. Puis nous nous sommes interrompus à nouveau.

En étant avec Lav, tu apprends à t’arrêter. À faire une pause. À marcher le long de la rivière. À tenir de longues conversations devant un café. À discuter de recettes de famille et de ton dernier coup de cœur.

La nouvelle année est arrivée. Lav s’est acheté une nouvelle caméra. La Panasonic AF100 a des lentilles interchangeables, c’est vraiment devenu le rêve des cinéastes indépendants. Allons-y. Attendons la tempête. Je n’y suis pas allée.

Ils sont partis dans une autre province, Perry jouait Homer, le cinéaste, et Hazel faisait partie d’une secte.

Lorsqu’ils sont revenus, j’ai rendu visite à Lav et l’ai trouvé en plein montage. Il montait Homer montant le film Woman of the Wind. Lav est méta.

Les six heures de Century of Birthing ont connu leur première à Venise en septembre. Mais il y avait un gros accroc. C’était déjà 2011, la technologie avait progressé, et nous devions projeter le film en DCP. Nous étions habitués à diffuser les films en miniDV, et maintenant ça ? Cela faisait à peine trois ans que nous n’y avions pas projeté un film, et soudain… Lav est le premier Philippin à projeter son film en DCP.

Novembre. Lav est revenu, toujours aussi excité par sa nouvelle caméra. «Allons encore tourner. Nous allons repartir à la campagne, te filmer mourant de la tuberculose, et Joel, Willy et Noel qui creusent à la recherche du trésor. »

En janvier, nous filmons toujours Dante, le père abusif de Hazel, qui l’offre à des hommes en chaleur. Fin janvier, nous faisons la première de Florentina Hubaldo, CTE à Rotterdam.

En septembre, nous étions à la campagne pour projeter Florentina à des étudiants. Moira Lang 23) s’est approchée et a lancé : « tournons ». Ce sera la première fois depuis que je connais Lav qu’il fera un film avec des producteurs. Il est temps que l’équipe soit payée comme il faut. « Oui, tournons », acquiesça-t-il.

Les conditions. « Cela durera quatre heures. Ce sera en couleurs ». Lav dit qu’il prendra Larry Manda 24 comme chef-opérateur. « Nous tournerons avec la Red Epic. Oh, et il faut tourner d’ici janvier, car nous présenterons le film en mars. »

Norte était, depuis quinze ans, le premier film de Lav en couleur. C’était le premier film dont l’histoire n’était pas entièrement la sienne, et pour lequel il collaborait avec d’autres scénaristes. C’était le premier film pour lequel des micro-HF avaient été utilisés. C’était le premier film qu’il présentait à Cannes. Il ne durait que quatre heures. Et il a marché. Il a obtenu des critiques dithyrambiques partout. Et quand il a soudain frappé Manille en décembre en clôture de Cinemanila, toute la salle s’est levée pour l’acclamer. J’étais émue aux larmes.

Mai, et tandis qu’ils étaient toujours à Cannes, le meilleur d’entre nous, notre chef-décorateur, acteur, la lanterne bleue, Dante Perez, est mort brutalement. Un chapitre s’est refermé, un autre s’est ouvert.

Mais Lav ne se repose pas. En décembre, il était de nouveau en tournage, cette fois avec une plus petite caméra, la GH4. Ils ont tourné longtemps. En décembre, puis en avril, jusqu’en juin. En juillet, nous avons fait la première du film dans une salle comble aux Philippines, et en août, From What is Before a remporté le Léopard d’or à Locarno. Il a été projeté à nouveau ici le 21 septembre, date anniversaire de la promulgation de la Loi martiale 25, et la salle de 1200 personnes était pleine.

Il y eut après cela deux projets, et je pourrais continuer encore et encore à écrire sur les caméras, les statistiques, les nouveaux membres de l’équipe, les nouveaux producteurs, les grands acteurs – mais tout compte fait, le noyau reste le même. Le message est le même. À la tombée du soir, nous buvons toujours du café noir en échangeant des recettes de famille.

Kristine Kintana

Traduit de l’anglais par Antoine Thirion, relecture par Manon Lutanie.

Kristine Kintana, sur le tournage du film de Lav Diaz “From What Is Before”. Photo © Liryc de la Cruz

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