— Rencontre
L’image témoin : l’après-coup du réel


Publié le


Le magazine du Jeu de Paume enregistre les séances du séminaire « L’image témoin : l’après-coup du réel » dirigé par le philosophe Emmanuel Alloa, en collaboration avec Sara Guindani, philosophe et spécialiste en esthétique, et le département d’Arts Plastiques de l’Université Paris 8.

Août 1944, Anonyme (membre du Sonderkommando d’Auschwitz), Négatif n. 283. Oswiecim, Musée d’Auschwitz-Birkenau

« De même que le témoin porte la mémoire d’une expérience du passé, la photographie garde la trace indélébile d’un événement. Face à la violence extrême qui marque le XXe siècle, que signifie penser les images qui rendent compte d’actes de barbarie, non pas comme documents objectifs, mais comme autant de témoignages possibles du passé ? Les interventions de spécialistes internationaux abordent la question de la limite du représentable face aux génocides. » Emmanuel Alloa

 

 

Les desaparecidos d’Argentine : sacralisation et profanation

avec Julieta Hanono et Emmanuel Alloa

 

 

Durant la dictature militaire argentine entre 1976 et 1983, 30 000 personnes ont été victimes de disparitions forcées. Contrairement aux opposants fusillés, les « desaparecidos » furent exécutés sans laisser de trace : après avoir été détenus et torturés dans des prisons clandestines disséminées à travers le pays, on les liquida en général en les droguant et les jetant depuis des avions dans la mer ou dans le Río de la Plata. Les « desaparecidos » sont donc doublement des disparus : en effaçant les traces de leur effacement, on leur refuse jusqu’à la possibilité même d’une sépulture et aux familles d’entreprendre un travail de deuil. Comment restituer une visibilité à ces vies soustraites à la possibilité même de la représentation ? Un individu peut-il sortir de la « disparition » ?
L’Argentine actuelle est tiraillée entre une politique mémorielle officielle qui sanctuarise une mémoire symbolique, purifiée, et d’autres pratiques artistiques plus singulières, qui visent au contraire à montrer comment le passé empiète en permanence sur le présent, de même que pendant la dictature, les « disparus » existaient, invisibles, à côté ou sous les pieds des vivants. Julieta Hanono, artiste plasticienne et ancienne « desaparecida » de la prison secrète installée à l’intérieur même de la préfecture de police de Rosario, interroge dans ses œuvres la logique du confinement et tout ce qui s’y oppose, c’est-à-dire tous les gestes quotidiens et profanes qui lui permirent, tout au long de sa détention, de garder un lien avec la vie. Aujourd’hui, c’est une autre disparition qui guette : celle des traces matérielles de la détention, pour faire place à des mémoriaux et des musées fixant une mémoire officielle. Face à cette autre « sacralisation », que serait une mémoire profane, quotidienne, créatrice ?
 

Julieta Hanono est artiste plasticienne. Née à Buenos Aires, elle a fait des études d’arts plastiques et de philosophie à l’Université de Rosario. Depuis 1990, elle vit à Paris. En 2004, elle est retournée à Rosario filmer El pozo, un work in progress dont le point de départ a été une vidéo et une performance où l’artiste retourne dans les lieux où elle avait été enfermée pendant 13 mois, à l’âge de 16 ans, durant la dictature militaire en Argentine. Ses œuvres ont fait l’objet de plusieurs expositions en Amérique Latine et ont été montrées à Paris aux galeries Mor.Charpentier et Yvon Lambert.

 


 

Le temps de l’image et le temps du trauma. Après-coup et postmémoire 

avec Richard Rechtman, Soko Phay-Vakalis et Davy Chou à partir de son film Le Sommeil d’or

 

 

La violence d’un événement ne se mesure souvent qu’aux traces qu’il laisse, une fois passé. Et ces traces peuvent persister longtemps. Le concept de « postmémoire », développé par la théoricienne américaine Marianne Hirsch, concerne les effets traumatiques du génocide, non pas sur les victimes directes, mais sur les générations suivantes. Dans quelle mesure peut-on comparer les résurgences, toujours différées, de la mémoire, à l’effet d’une image qui demeure et persiste, de façon lancinante, même quand ce qu’elle montre a déjà disparu ? L’après-coup de la mémoire ressemblerait-t-il donc en quelque sorte à l’effet de persistance rétinienne qui décrit le fait que l’œil conserve en mémoire des images passées qui viennent s’immiscer dans ce l’on voit au présent ? Comment se manifestent les séquelles d’un traumatisme, et comment viennent-elles hanter la vie des survivants ? Comment se transmettent-elles, involontairement, même aux générations suivantes qui n’ont pas vécu directement les faits ?
Il s’agit d’approcher ces questions depuis deux angles d’approche différents : depuis la perspective clinique et depuis la perspective esthétique. De quelle façon les images latentes continuent-elles de hanter involontairement les survivants ? Et quelles images les générations suivantes se choisissent-elles, quand les images font défaut ? On analysera en particulier le cas de Davy Chou, petit-fils de l’un des principaux producteurs de cinéma au Cambodge dans les années 60 et 70, Van Chann. Dans son film, Le Sommeil d’or » (2012), Davy Chou entreprend une véritable archéologie mémorielle, pour essayer de reconstituer l’immense héritage cinématographique détruit en quasi-intégralité par les khmers rouges en 1975, et qui ne survit que dans le souvenir des témoins.
 

Richard Rechtman est psychiatre et anthropologue. Directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), il dirige à Paris la consultation psychiatrique pour les réfugiés du Sud-Est asiatique et a étudié en détail la question des effets à retardement du génocide sur les survivants. Parmi ses publications, l’ouvrage coécrit avec D. Fassin : L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime (Flammarion, 2007).

Soko Phay-Vakalis est critique d’art et maître de conférences au département d’Arts plastiques de l’Université Paris 8 –Saint Denis, où elle enseigne notamment l’histoire des dispositifs visuels et les enjeux de l’art à l’époque de la mondialisation. D’origine cambodgienne, elle œuvre par ailleurs à une reconstitution de la mémoire du génocide, à travers des ateliers de création, des expositions et des colloques en France, au Cambodge et aux États-Unis.

Davy Chou est un cinéaste franco-cambodgien, né en 1983 à Paris. Après plusieurs court et moyens métrages, il réalise en 2012 son premier long-métrage documentaire Le Sommeil d’or.

 


 

Mémoire des camps, mémoire des corps. Shoah de Claude Lanzmann et S 21 de Rithy Panh

avec Rithy Panh et Emmanuel Alloa

 

 

Sur la destruction des juifs d’Europe, Claude Lanzmann a créé avec Shoah, tourné entre 1976 et 1981, une œuvre-monument qui reste à ce jour inégalée. Avec son film S21. La machine de mort des khmers rouges (2003), le cinéaste franco-cambodgien Rithy Panh a créé une œuvre qui a été, avec raison, décrite comme l’équivalent de Shoah pour la tragédie cambodgienne. À plus d’un titre, en effet, les procédés des deux réalisateurs sont proches, puisqu’il s’agit de faire émerger les souvenirs enfouis en faisant revenir les acteurs (détenus et bourreaux) sur les sites du crime. Claude Lanzmann a théorisé cette approche dans un texte-manifeste intitulé « La parole et le lieu », expliquant que si le lieu souvent ne gardait plus aucune trace visible de l’extermination, celui-ci peut en revanche mettre en mouvement un travail de mémoire : là où il n’y a rien à voir, il y a tout à entendre.
L’approche de Rithy Panh, qui, sur certains points – comme l’usage d’images d’archives –, se distingue nettement du procédé lanzmannien, repose la question du statut de l’image dans un film sur le génocide. Sa focalisation sur les gestes des bourreaux, qui trahissent souvent une autre mémoire corporelle émergeant sous un discours du déni parfaitement maîtrisé, permet également – par effet de retour – un regard nouveau sur Shoah de Lanzmann. Loin de n’être que deux symboles d’une nouvelle histoire orale auxquels on les a trop vite ramenés, Shoah et S21 rendent tous deux compte d’une dimension essentielle de la mémoire de l’extrême : le désenfouissement d’une couche préverbale qui se traduit par la réactivation de gestes oubliés.
 

Rithy Panh est réalisateur. Né en 1964 à Phnom Penh au Cambodge, Rithy Panh est interné à l’âge de onze ans dans les camps khmers de réhabilitation par le travail. Quatre ans plus tard, en 1979, il parvient à s’échapper et, transitant par la Thaïlande, il finira par arriver en France. Décidé à devenir réalisateur, il entre à l’IDHEC dont il sortira diplômé en 1988. La plupart de ses films sont dédiés à son pays d’origine et au travail de mémoire du génocide, dont le documentaire S21, La Machine de mort khmère rouge (2003) et Le Maître des forges de l’enfer (2011), dédié à Douch, le directeur de S 21. En 2006, Panh fonde à Pnohm Penh le Centre de Ressources Audiovisuelles du Cambodge (Centre Bophana) pour permettre au public cambodgien de consulter les archives collectées sur le Cambodge aux formats vidéo, audio ou photographique. Panh vit aujourd’hui entre Paris et Phnom Penh. Son récit autobiographique, L’Élimination, coécrit avec Christophe Bataille, est paru chez Grasset en 2012.

 


 

L’image : du stigmate au fétiche 

avec Frédéric Rousseau, Sara Guindani et Emmanuel Alloa

 

 

Comment une image produite par un bourreau nazi, en 1943, a-t-elle pu devenir au fil des années et au prix d’une inversion radicale du regard une icône quasi universelle de la destruction des Juifs d’Europe durant la Seconde Guerre mondiale ? Après la reconstitution historique de la généalogie de cette photographie, les renversements successifs de points de vue sont présentés au travers de leurs différents contextes d’avènement. Ce faisant, une réflexion s’engage sur ce que regarder veut dire, sur les usages et mésusages du document photographique, sur la responsabilité des historiens, des éditeurs, des infographistes, tous grands consommateurs d’images, et plus largement sur le rapport aux images dans nos sociétés contemporaines.
 

Frédéric Rousseau est professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paul Valéry de Montpellier, directeur du laboratoire CRISES (EA 4424, Centre de recherches interdisciplinaires ne Sciences humaines et sociales de Montpellier), membre du Collectif de Recherches International et de Débats sur le premier conflit mondial (CRID 14-18). Ses recherches portent sur les sociétés en guerre au XXe siècle, les témoins, les relations entre histoire et mémoire, enfin, la muséohistoire. Parmi ses publications : La Guerre censurée. Une histoire des combattants européens de 14-18 (Seuil, 1999 et 2003),Le Procès des témoins de la Grande Guerre-L’Affaire Norton Cru (Seuil 2003), L’enfant juif de Varsovie. Histoire d’une photographie (Seuil, 2009), Pratiquer la muséohistoire (en coll. / Athéna Éditions, 2012), Les Présents des passés douloureux. Histoire et configurations mémorielles. Essais de muséohistoire (Houdiard, 2012).

 

Sara Guindani est philosophe et spécialiste d’esthétique. Ancienne boursière du Collège de France, elle a enseigné l’esthétique et la philosophie de l’art à l’université de Milan et à celle de Turin et enseigne actuellement à l’université Paris 8. Ses recherches portent notamment sur les rapports entre arts, philosophie et psychanalyse, avec une attention particulière au rapport entre image et processus mémorial. Elle co-dirige, avec Marc Goldschmit, le séminaire « Spectres de la littérature » à l’École Normale Supérieure pour l’Institut des Hautes Etudes en Psychanalyse.
Parmi ses publications : Lo stereoscopio di Proust. Fotografia, pittura e fantasmagoria nella Recherche (Milan, 2005), L’Image feuilletée. Temps et vision à partir de Proust (en préparation).

Varsovie, Pologne, 1943. Image n° 14 du rapport Stroop

Varsovie, Pologne, 1943. Image n° 14 du rapport Stroop


 


 

Le documentaire qui n’en était pas un. Das Ghetto, 1942 

avec Yael Hersonski, réalisatrice, Sylvie Lindeperg, historienne, Marie-José Mondzain, philosophe et Emmanuel Alloa, philosophe.

 

 

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les bobines d‘un film d’archives de 60 minutes ont été découvertes en Allemagne de l‘Est. Tourné par les nazis à Varsovie au printemps 1942, et simplement étiqueté « Das Ghetto », ce film muet est vite devenu une référence pour les historiens en tant que document exceptionnel de la vie dans le ghetto de Varsovie. Peu de documentaires télévisés où l’on ne trouve pas l’une ou l’autre trace de ces images, peu de mémoriaux de la Shoah à travers le monde qui n’exposent pas l’un ou l’autre arrêt sur image. En 1998, pourtant, la découverte d’une bobine manquante contenant des « rushes » a sensiblement compliqué l’interprétation du film. Si l’on ne connaît toujours pas avec certitude quelle forme le film aurait pris dans sa version définitive, les « rushes » n’ayant jamais fait l’objet d’un montage, il est aujourd’hui incontestable que l’on ne peut d’aucune manière parler d’un film « documentaire ». Juste avant l’évacuation du ghetto et la déportation de ses habitants vers Treblinka, les caméramans nazis filment la déréliction – réelle – des juifs, pour l’imputer à une clique de riches juifs dont ils mettent en scène les bombances et les orgies au sein du ghetto, selon un scénario pré-établi et avec des costumes.
Dans A Film Unfinished, Yael Hersonski tente un montage de ce qui reste des bobines et contextualise les scènes, dont certaines sont parfois rejouées plusieurs fois pour leur donner une apparence plus véridique. Pour pallier l’absence de bande-son, la réalisatrice donne voix aux protagonistes qui ont parfois – comme le président du Conseil juif du ghetto, Adam Czerniakow, ou encore l’historien du ghetto Emanuel Ringelblum – consigné leurs impressions par écrit, avant d’être déportés, ou encore retrouve des rescapés qui, face aux images, se remémorent le tournage. Ces images, prises par les nazis, soulèvent la question de ce que peut être aujourd’hui une « critique » de l’image qui peut démontrer en détail la puissance du regard racialisant. Tout montage est-il forcément critique, et comment se prémunit-il contre la tentation voyeuriste que suggèrent ses objets ?
 
Voir le trailer de A Film Unfinished

Yael Hersonski est réalisatrice. Diplômée de la Sam Spiegel Film & Television School de Jérusalem, elle a travaillé en tant qu’éditrice pour la télévision israélienne. A Film Unfinished est son premier documentaire qui a été lauréat du prix du montage à Sundance en 2010 et du prix du meilleur documentaire aux Hotdocs la même année. Yael Hersonski vit et travaille à Tel Aviv.

 


 

Un train peut en cacher un autre. Image-écran, mémoire-écran.

Projection du film d’Harun Farocki, En sursis, avec Emmanuel Alloa

 

 

En psychanalyse, le « souvenir-écran » (Deckerinnerung) désigne un souvenir qui, au sein de l’économie psychique, masque et dissimule un autre souvenir, refoulé. La photo de la jeune fille qui jette un dernier regard hors du wagon à bestiaux, avant que les portes ne se referment sur elle, est devenue une véritable icône de la Shoah. Dans le visage de cette fillette, sur le point d’être déportée avec le reste du convoi qui quitte en 1944 le camp de transit nazi de Westerbork au Pays-Bas, on a voulu voir l’emblème de l’extermination des juifs d’Europe. Repris d’innombrables fois, le cliché figure dans un nombre incalculable de livres.
Or tout d’abord, il ne s’agit pas d’une photo, mais d’une séquence filmée plus longue. Les plans, muets, sont tirés d’une documentation commanditée par l’officier SS en charge de Westerbork qui visait vraisemblablement à documenter l’efficacité de sa gestion du camp. Mais concernant l’identité de la jeune fille, ce n’est qu’un demi-siècle plus tard qu’un journaliste néerlandais put restituer un nom au visage. On découvrit ainsi que la fille ne mourut pas à Auschwitz, que l’on pensait être la destination des trains. Mais surtout, on apprit que la fille n’était pas juive, mais fut persécutée en raison d’un autre motif encore. Derrière un génocide, c’est un autre qui se cache. On s’interrogera sur le statut de cette image et sur les « politiques de cadrage » dont elle fut l’objet, en analysant de plus près le film En sursis de Harun Farocki (2007). Farocki n’isole pas le célèbre cliché, mais le replace dans son contexte, à savoir les rushes tournés en mai 1944 par des prisonniers juifs pour le compte de l’officier SS. S’il évite le commentaire ou la voix-off – les images restent muettes –, Farocki introduit néanmoins le langage, par le biais de cartons scandant le rythme du film et indiquant au spectateur ce qu’il doit voir. Par ce procédé, Farocki montre que la vérité de l’image ne réside peut-être pas dans le décadrage prétendument neutre, mais que tout décadrage produit inévitablement d’autres recadrages, ce qui entraîne la question du pouvoir dans toute opération de montage.
Emmanuel Alloa
 


 

Vous ne vous ferez point d’images : les archives arméniennes et la question de la fiction

avec Marie-Aude Baronian.

Séance introduite par Marta Ponsa, Responsable des projets artistiques et des actions culturelles du Jeu de Paume
 

 

Peut-il y avoir des images d’un génocide ? Cette question peut être comprise de différentes manières. L’expérience génocidaire peut-elle recevoir une représentation adéquate, respectueuse, juste, ou bien s’agit-il ici de quelque chose « d’inimaginable » et donc d’irreprésentable ? Les documents et témoignages, forcément partiels, sont-ils capables de restituer la dimension totalisante de l’extermination ? Quel est le statut spécifique des témoignages visuels, et de quelle façon remettent-ils en question le principe d’irreprésentabilité ? Car avant de devenir un argument éthique dans le débat mémoriel, l’irreprésentabilité est une exigence fonctionnelle de tout génocide : l’anéantissement ne sera total que s’il n’y plus aucune trace permettant d’en rendre compte, l’extermination ne sera complète que quand elle aura fait disparaître toute trace de l’extermination.
Dans le cas du génocide arménien (1915-1917), la mise en œuvre des massacres s’accompagne d’une politique de l’image rigoureuse : toute documentation photographique est strictement défendue. Si cet interdit de représentation, qui s’ajoute aux obstacles aussi bien géographiques que techniques, a donné lieu à une absence quasi totale d’images de l’extermination des Arméniens, quelques rares exceptions existent. On se penchera sur le cas des archives d’Armin Wegner (1886-1978), infirmier allemand envoyé au Proche-Orient où il photographiera clandestinement les camps de concentration des déserts syrien et mésopotamien ainsi que les déportés autour d’Alep, avant d’être découvert et arrêté. Si certaines de ces photos sont devenues des « icônes négatives », invoquées comme preuve de la réalité génocidaire, ce que ces images montrent précisément n’est souvent pas clair – et Wegner n’a souvent fait que brouiller les pistes, modifiant plusieurs fois le récit de son périple –, si bien que les négationnistes ont pu s’en emparer, pour montrer à quel point leur « réalité » était douteuse. Le débat autour des archives Wegner soulève la question plus générale qui est de savoir dans quelle mesure la mémoire de la violence génocidaire tolère l’intervention de la fiction, voire même l’exige, et dans quelle mesure l’art s’oppose au témoin ou en prolonge au contraire le propos, quand celui-ci s’est tu.
 

Marie-Aude Baronian (née à Bruxelles en 1974), docteur en philosophie et en études cinématographiques, est maître de conférences aux Facultés des Sciences Humaines de l’Université d’Amsterdam. Elle enseigne au département de Media Studies dans le domaine de la philosophie de l’image, de la théorie filmique et de la culture visuelle. Spécialisée dans les questions du rapport entre mémoire et image ou entre éthique et esthétique, elle a publié de nombreux articles sur la représentation du génocide arménien, et sur des artistes et cinéastes tels que, par exemple, Atom Egoyan ou les frères Dardenne. Elle est, entre autres, l’auteur d’un ouvrage sur la question des images et de la mémoire du génocide arménien (L’Age d’Homme, début 2013).

 


 

Qu’est-ce qu’on dit quand on dit inimaginable ? 

Avec Sara Guindani

 

 

En 2001, la parution, dans le catalogue Mémoires des camps, du texte « Images malgré tout » de Georges Didi-Huberman suscita l’une des plus virulentes querelles sur les images de ces dernières décennies. Les catégories d’irreprésentable, d’indicible et d’inimaginable furent invoquées pour décrire la difficulté et l’échec de l’image face à la Shoah.
Souvent citées l’une à la suite de l’autre, ces expressions ont pourtant chacune une signification et une connotation spécifiques. Nous nous attacherons en particulier à la notion d’inimaginable ; le prétendu échec de l’image face aux événements traumatiques de l’histoire sera l’occasion pour nous interroger sur les attentes et les acquis que nous avons lorsque nous regardons une image. Nous verrons, à travers des exemples photographiques et cinématographiques, que le regard que nous portons sur les images est souvent un regard conditionné par un platonisme implicite et inconscient, où la question temporelle est absente. Afin de reconstituer le lien originaire entre mimesis et mémoire que l’étymologie de ces mots trahit encore, nous essayerons de penser le passage d’un régime iconique à un régime esthético-pathique de l’image.
Sara Guindani
 


 

Mémoire blessée et perlaboration figurale : le cinéma face à la guerre d’Algérie à partir de Muriel d’Alain Resnais

Avec Angela Mengoni

 
[soundcloud url= »https://api.soundcloud.com/tracks/280878831?secret_token=s-iqfup » params= »color=ff5500&auto_play=false&hide_related=false&show_comments=true&show_user=true&show_reposts=false » width= »100% » height= »166″ iframe= »true » /]
 


Muriel ou le temps d’un retour d’Alain Resnais sortait dans les salles il y a plus de quarante ans, en 1963, juste après la fin de la guerre d’Algérie. Si le retour évoqué dans le titre fait référence à la narration filmique — le retour d’un amour passé pour Hélène et le retour d’Algérie, où il a été mobilisé, pour Bernard —, ce mot fait signe, en même temps, à la confrontation avec ce « temps du retour » qui est celui de l’après-coup : le temps d’un passé non élaboré qui ne cesse pas de hanter le présent.
Si les personnages n’arrivent pas à négocier une mise en forme possible de ce qui a été, la structure même du film semble proposer au spectateur un « travail » qui s’oppose à cet échec mémoriel. Un travail de montage subtil entre mots et images capable de capter l’incrustation du passé dans le présent et qui assume une valeur mémorielle puisque cette incrustation se révèle être aussi celle de l’ailleurs et de l’autrefois, de la torture et de la guerre dans l’ici, apparemment innocent, de la vie de province en France. Il s’agit d’un exercice de mémoire qui s’attache aux images d’archives de la guerre, en renversant la monumentalisation et la naturalisation (Barthes) dont elles étaient l’objet dans les médias de l’époque. Revenir aujourd’hui sur ce film implique enfin la possibilité d’y décerner, avec les yeux de notre présent, un discours sur l’état d’exception qui se mettait en place en ces mêmes années. Angela Mengoni
 

Alain Resnais « Muriel ou le temps d’un retour », affiche du film.


 

Angela Mengoni est docteur de recherche en sémiotique (Université de Sienne) et travaille actuellement à l’Université IUAV de Venise. Entre 2009 et 2012, elle a été chercheur post-doc dans le cadre du programme du Fond National Suisse eikones – Bildkritik « Pouvoir et signification des images ». Elle est chercheur associé au groupe de recherche ACTH – Art contemporain et temps de l’histoire, un projet coordonné conjointement par l’École de Beaux-Arts de Lyon et l’EHESS de Paris, et elle est membre de la rédaction de la revue Carte Semiotiche. Semiotica e teoria delle immagini et de la revue On Rheinsprung11. Zeitschrift für Bildkritik. Ses intérêts de recherche portent sur la sémiotique et la théorie de l’art et de l’image, en particulier sur les formes de la représentation du corps dans l’art de la modernité tardive (Ferite. Il corpo e la carne nell’arte della tarda modernità, Sienne 2012) et sur la relation entre image et mémoire, ce dernier thème étant au centre de son projet en cours sur “Montage et travail de mémoire dans l’Atlas de Gerhard Richter”.
 


 

Y a-t-il une limite à ce qui est représentable ?

Avec Pierre Sorlin

 
[soundcloud url= »https://api.soundcloud.com/tracks/280878758?secret_token=s-X50TZ » params= »color=ff5500&auto_play=false&hide_related=false&show_comments=true&show_user=true&show_reposts=false » width= »100% » height= »166″ iframe= »true » /]
 


La représentation est l’évocation au moyen de signes d’une entité absente, dans un écart variable par rapport à cette entité. Indispensable pour assurer la communication elle est également source d’équivoque, son potentiel d’erreur dépend de la double capacité de l’émetteur à cerner au plus près l’entité et de l’aptitude du destinataire à interpréter le message. La Shoah est l’un des cas où cette double capacité est mise en défaut. Les tentatives de représentation sont innombrables, on parlera particulièrement des centaines de représentations cinématographiques en cherchant à comprendre pourquoi elles ne font qu’effleurer la périphérie de l’anéantissement des juifs d’Europe.
 

Il n’y a pas de connaissance sans objet différent de celui qui connaît. Une conscience qui ne serait qu’intelligence est impossible

Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation

Pierre Sorlin est professeur émérite de l’université Paris III Sorbonne nouvelle. Il fut en France l’un des premiers universitaires à encourager les historiens à considérer le cinéma comme une source à part entière. Il est notamment l’auteur de Sociologie du cinéma (Aubier, 1977), The Film in History : Restaging the Past (Blackwell, 1980), European Cinemas, European Societies. 1939-1990 (Roudedge, 1991) et Italian National Cinema. 1896-1996 (Routledge, 1996). Ses recherches ont également porté sur la France de la IIIe République (Waldeck-Rousseau, Armand Colin, 1966), l’antisémitisme (La Croix et les Juifs. 1880-1899. Contribution à l’histoire de l’antisémitisme contemporain, Grasset, 1967 ; L’Antisémitisme allemand, Flammarion, 1969) et l’URSS (La Société soviétique, Armand Colin, 1964).


Emmanuel Alloa est philosophe et théoricien de l’image. Maître de conférences en philosophie auprès de l’Université de Saint-Gall (Suisse), il est Senior Fellow auprès du Centre eikones sur l’image (Bâle) et enseigne l’esthétique au département d’Arts plastiques à l’Université de Paris 8. Dernières publications : La résistance du sensible (Kimé, 2008), Penser l’image (Presses du réel, 2010), L’Image diaphane (diaphanes, 2011), Du sensible à l’œuvre (La lettre volée, 2012). Il codirige auprès des Presses du réel la collection « Perceptions » dédiée à la logique du visuel et à ses transformations contemporaines. Ses recherches actuelles portent sur l’image testimoniale.