Il est des histoires qui regardent au-dedans et d’autres au-dehors ; il en est qui regardent d’en haut et d’autres d’en bas. Peu d’histoires entretissent les trames de leurs récits. À travers sa programmation, le Jeu de Paume a tenté d’éclater cette histoire en divers microrécits qui s’intéressent aussi bien à ce que l’on voit d’en haut que d’en bas, à ce que l’on observe de l’extérieur comme depuis l’intérieur du grand récit de l’histoire.
Exposition après exposition, un parcours alternatif se dessine qui permet de repenser et de reconsidérer l’histoire de la représentation photographique à partir d’autres critères et d’autres considérations géopolitiques, esthétiques et stratégiques. Aussi notre programmation a-t-elle présenté avec un nouveau regard des photographes intronisés “grands maîtres de la photographie” (Diane Arbus, Edward Steichen, André Kertész, Manuel Álvarez Bravo, Richard Avedon…), mais aussi d’autres qui jouissent d’une moins grande visibilité (Eva Besnyö, Lee Miller, Lisette Model, Berenice Abbott, Claude Cahun…) ou encore qui ont été pratiquement bannis de l’histoire, comme la figure de Laure Albin Guillot à laquelle nous consacrons une exposition en 2013.
Complexe et controversée, l’oeuvre de Laure Albin Guillot (Paris, 1879-1962) est complètement méconnue du public national et international. Si son esthétique classique et son lyrisme symbolique l’éloignent des pratiques avant-gardistes de nombre de ses contemporains, la cohérence de son travail et son activisme institutionnel ont néanmoins marqué le milieu de la photographie française de toute une époque. On ne peut s’empêcher de noter deux coïncidences historiques : la première est la présentation en 1937, dans les murs mêmes du Jeu de Paume, de l’exposition au titre explicite “Femmes artistes d’Europe”, qu’organise Laure Albin Guillot en tant que présidente de l’Union féminine des carrières libérales et commerciales, et à laquelle elle participe. Deuxième coïncidence : Laure Albin Guillot prend part en 1936 à l’organisation de l’Exposition internationale de la photographie contemporaine au musée des Arts décoratifs de Paris, où elle expose, parmi les nombreux participants à cette manifestation, aux côtés d’Erwin Blumenfeld.
Il serait cependant fortuit de chercher à établir des parallélismes entre les carrières simultanées dans le temps de la Parisienne Laure Albin Guillot et du cosmopolite Erwin Blumenfeld (Berlin, 1897-Rome, 1969), qui pratique, quant à lui, une photographie expérimentale (collages, photomontages) et commence à travailler à Paris dans la photographie de mode, à laquelle il se consacrera définitivement quand il s’installera à New York. Une rétrospective du travail de Blumenfeld sera présentée au Jeu de Paume à la fin de l’année 2013, où l’on pourra voir ses premières expérimentations photographiques en laboratoire ainsi qu’un vaste choix de ses photos de mode.
Quatre artistes contemporains partageront avec Laure Albin Guillot et Erwin Blumenfeld les espaces d’exposition du Jeu de Paume en 2013 : Adrian Paci, Natacha Nisic, Ahlam Shibli et Lorna Simpson. S’il fallait trouver un point commun entre les narrations de ces quatre artistes – dont les travaux sont portés individuellement par des stratégies esthétiques et conceptuelles très différentes –, ce serait l’incertitude face à l’évidence, ainsi que la tension entre le visible et l’invisible.
Chez Adrian Paci (né en 1969 à Shkodra, Albanie), la nature inconciliable des situations est la source d’inspiration d’un grand nombre de projets vidéo. Les vidéos de Natacha Nisic (née en 1967 à Grenoble) rejoignent Adrian Paci dans la fascination pour le caractère exorciseur du rituel et du geste, ce sentiment d’enchantement face à ce qui ne finit jamais, ce qui recommence toujours.
La narrativité et la précision du travail photographique d’Ahlam Shibli (née en 1970 à Arab al-Shibli, Palestine) forment de leur côté un traité sur le désaccord avec les formes canoniques de la représentation documentaire. Refusant toute centralité de l’événement au sein de chaque image, les images se succèdent comme tentatives d’évidence, jamais comme résultats. De sorte que le regard angoissé du spectateur s’abîme, petit à petit, en une espèce de vertige visuel qui l’incite à réfléchir autour des questions centrales dans l’oeuvre de Shibli telles que la perte, le déracinement ou la quête du “chez soi”.
Enfin, le travail de Lorna Simpson (née en 1960 à New York) traite des thèmes universels comme les stéréotypes d’identité et de genre, en partant de l’analyse des formes de représentation du corps de la femme afro-américaine ou africaine, et plus précisément des procédés par lesquels s’articule sa présence ou son absence.
Quant à la programmation Satellite, elle sera cette année dirigée par le commissaire indépendant français Mathieu Copeland. Son projet s’organise à la manière d’une suite musicale, avec une douzaine d’artistes sur quatre fragments chronologiques. Pour sa sixième année d’existence, la programmation Satellite procède à son auto-analyse avec un projet qui revisite, en quelque sorte, le concept même de commissariat, d’artiste et d’oeuvre.
À partir d’octobre 2012 et jusqu’en mars 2014, l’espace virtuel du Jeu de Paume aura pour commissaire Alessandro Ludovico, artiste et journaliste italien. Son cycle “Erreur d’impression. Publier à l’ère du numérique” se propose d’examiner les changements en matière de transmission de l’information et de préservation des contenus qu’entraîne la généralisation d’Internet. À travers une série de projets artistiques existants et de nouvelles productions, l’exposition mettra en lumière les mutations et les interactions entre la page imprimée et la page numérique.
Enfin, le photographe français Bruno Réquillart (né en 1947 à Marcq-en-Baroeul) présentera une rétrospective de son travail au Château de Tours dans le cadre de la programmation hors les murs du Jeu de Paume. Bruno Réquillart, qui est resté pendant longtemps à l’écart des cercles institutionnels de diffusion, fait partie de ces artistes conceptuels qui travaillent en suivant une série
de règles ou de critères qu’il s’impose lui-même à chaque projet. Avec une rigueur et une précision exceptionnelles, les images de Réquillart ne se limitent pas à cartographier pouce par pouce un territoire vécu, elles se font aussi l’écho d’une mélancolie réparatrice.
Marta Gili, directrice du Jeu de Paume
Liens
Adrian Paci, « Vies en transit »
Laure Albin Guillot (1879–1962), l’enjeu classique
Une exposition parlée
Lorna Simpson
Ahlam Shibli
Erwin Blumenfeld
Natacha Nisic, « Écho »
L’espace virtuel du Jeu de Paume
Bruno Réquillart au Château de Tours