— Entretien
Patricio Guzmán


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Patricio Guzmán est devenu pour beaucoup le cinéaste de la mémoire du Chili, celui qui construit une histoire de ce territoire, bouleversé en 1973 par un coup d’État qui instaura la dictature militaire d’Augusto Pinochet jusqu’en 1981. Il aime comparer le documentaire à un album de photographies de famille, celui d’un pays,  le Chili en l’occurrence.

Dans le cadre du cycle de master class Figurations cinématographiques de l’Histoire, Patricio Guzmán s’est rendu au Jeu de Paume pour parler de son dernier travail,  Nostalgie de la Lumière, tourné dans le dessert d’Atacama en 2010.  Il y fait des analogies imprévues, entre cet espace immense situé à trois mille mètres d’altitude et celui infini de l’Univers. Le point de départ est l’observatoire astronomique édifié à cet endroit, le plus grand du monde. On y étudie le ciel pour déchiffrer le passé et anticiper l’avenir.

Mais si l’on regarde la terre, on retrouve là les ossements des milliers de disparus que la dictature a dispersés et enterrés. Avec les fossiles et les restes d’indiens et d’explorateurs d’une autre époque, ils constituent les couches géologiques de l’histoire de ce pays. Mais au delà des vestiges perdus dans le sable d’Atacama, ce sont les valeurs de ceux qu’y furent enterrés pour défendre leurs droits qu’il s’agit de faire revivre.

Je pense que la vie n’est faite que de passé. Au moment même de notre naissance, on se réveille entourés de souvenirs. Les souvenirs de nos parents, de nos grands-parents et des milliards de personnes qui nous ont précédés se trouvent déjà dans notre cerveau. De la même manière, nous portons également le passé de la matière, le passé des étoiles et de l’univers. On peut même dire que le futur vient du passé.
Patricio Guzmán

Le magazine De La bataille du Chili à  Nostalgie de la lumière, votre travail semble traversé d’une préoccupation toute particulière pour ce que l’on nomme « la mémoire historique ». Qu’entendez-vous précisément par cette expression?

Patricio Guzmán D’abord, et dans le cas concret de mon travail, cela naît d’une volonté de réviser l’Histoire et de faire émerger à la surface les crimes d’État commis en Amérique Latine. La mémoire historique consiste pour moi à dénoncer le terrorisme d’État, l’occultation des événements, la déformation de l’Histoire récente,…et cela dans le but de récupérer et de donner à connaître ce que l’État chilien a préféré garder sous silence.

Le mag Nous devons alors envisager cette mémoire comme une « mémoire publique » ?
PG Oui, exactement. Les gouvernements chiliens successifs n’ont jamais véritablement souhaité parler de ce qui s’est passé pendant le coup d’état et la dictature de Pinochet. Les manuels scolaires, de la maternelle jusqu’à l’université, se gardent d’aborder les faits en détail. La vérité est que le tremblement politique causé par le coup d’État de 1973, occasionna  non seulement des milliers de victimes directes, mais aussi des millions de victimes collatérales parmi les partisans d’Allende, qui furent obligés de se cacher, de changer de travail et de vie. Il faut également parler de toutes ces personnes –presque un million- qui furent forcées de s’exiler. Jamais auparavant la République chilienne, créée au XVIIIe siècle, n’avait souffert une telle convulsion.
Pour moi, la mémoire historique consiste donc à récupérer ce temps oublié, tâche à laquelle le cinéma peut être un outil fort utile.

Le mag Comment est né le projet de réaliser un film comme La bataille du Chili ? Surgit-il de l’urgence de dépeindre une situation exceptionnelle ?
PG La bataille du Chili n’est pas né dans un esprit de dénonciation, mais au contraire dans un élan d’enthousiasme. Je me faisais beaucoup d’illusions au sujet du gouvernement de Salvador Allende. J’étais convaincu que le pays traversait un moment unique de son histoire, avec une participation populaire sans précédent : tout le monde souhaitait faire partie de ce changement social ! Son programme politique était juste et cohérent : sortir le pays de la pauvreté, améliorer l’éducation et la santé et exproprier les exploitations minières étrangères (principalement nord-américaines) comme le cuivre, le salpêtre ou le charbon. Face à une telle situation, j’ai décidé de me plonger dans ce processus de changement et d’en faire parti.

Le mag C’était réellement votre premier projet, votre premier film ?
PG Après mes études de cinéma à l’École de Cinématographie de Madrid, je suis arrivé à Santiago du Chili avec quelques scénarios de fiction. Or, quand j’ai vu ce qui se passait dans les rues, je me suis dit qu’il était complètement absurde de réaliser ces films. C’était un moment propice au documentaire.

Affiche de Folon pour le film « La Première Année » de Patricio Guzmán (1972)

En fait, avant La bataille du Chili, j’avais déjà réalisé un long métrage, La première année, autour des douze premiers mois du gouvernement de Salvador Allende. C’est un film très jubilatoire, assez plat mais plein d’enthousiasme. Je l’ai tourné en 16mm, en noir et blanc, puis augmenté à 35mm. J’ai ensuite distribué six copies dans les salles de Santiago, il a eu un grand succès ! Lorsque Chris Marker s’est rendu au Chili, il est venu me voir et m’a dit à propos du film : je suis venu pour faire quelque chose de similaire. Puisque tu l’as déjà fait, je préfère l’acheter. C’est ainsi qu’il acheta La première année et ramena l’internégatif en France.


Le mag Peut-on voir ce film aujourd’hui ?
PG  Non, il a été détruit. Chris Marker en tira deux ou trois copies et le doubla en français avec les voix de grandes figures comme Yves Montand, Simone Signoret, François Périer ou Delphine Seyrig, à l’époque ce n’était pas encore habituel de sous-titrer les documentaires… La première année est sorti dans quelques salles parisiennes, en Suisse et en Belgique.

La deuxième rencontre avec Chris Marker eut lieu quelque temps plus tard, lorsque je l’ai sollicité pour me fournir de la pellicule vierge afin de pouvoir tourner La bataille du Chili, car à l’époque il était impossible d’en trouver dans mon pays ! Chris nous envoya un chargement de 43.000 pieds de pellicule en 16mm, un vrai trésor pour nous, même si cela ne permettait que 18 heures de tournage, donc très peu pour trois films. Au moins, grâce à lui et à tous ses efforts, on a pu filmer.

La bataille du Chili est né d’une initiative complètement privée. Nous étions une équipe de cinq personnes entre 25 et 30 ans : un ingénieur de son, un chef de production, un assistant de réalisation, un photographe et moi-même. Ce dernier, Jorge Müller Silva, était un génie de la photographie et un cadreur extraordinaire. Quand le coup d’état s’est produit, il est resté au Chili, croyant qu’il ne courait aucun danger. Malheureusement, un an plus tard, en 1974, la DINA (la Direction  d’Intelligence Nationale) le captura avec son amie, qui elle appartenait au MIR (Mouvement de la Gauche Révolutionnaire). Jorge est une victime innocente de la dictature. Il a disparu à l’âge de 26 ans, et même si nous avons fait une réclamation officielle avec le soutien de l’ambassade Suédoise, la junte militaire ne l’a jamais reconnu en tant que citoyen. Son existence a continué d’être niée jusqu’à récemment. J’ai lu plusieurs témoignages qui affirment qu’il était à Villa Grimaldi jusqu’à la fin de ses jours, où il a été très probablement été torturé puis assassiné.

Le tournage de La bataille du Chili dura toute une année, d’octobre 1972 à septembre 1973.  Nous avions à notre disposition une Citroën deux chevaux, un microphone Sennheiser, un trépied, une caméra Éclair assez vieille avec deux châssis et de la pellicule. Nous avions aussi quelques éclairages portables, que l’on pouvait accrocher à l’épaule. C’était tout. On travaillait de dix heures du matin à dix heure du soir, même les samedis et dimanches, tous les jours. Notre bureau se trouvait dans une très petite chambre avec une grande table, où nous lisions la presse tous les matins. Nous comptions sur la collaboration de journalistes et d’amis qui nous indiquaient quels évènements pouvaient arriver et où. Nous avions lié beaucoup d’amitiés au sein des organes collectivistes ouvriers du secteur industriel (cordones industriales) et nous étions au courant de tout ce qui se passait, tant dans les milieux populaires qu’au Parlement.

Nous étions obligés d’être très sélectifs afin de ne pas épuiser trop vite le matériel que Chris Marker nous avait offert. Notre quota était de deux bobines par jour, c’est-à-dire très peu, et les jours où rien de significatif n’arrivait, on les gardait en stock. Dans le même esprit d’économie, nous avons conçu un schéma de travail très rigoureux : sur un grand papier, nous avons dessiné un tableau esquissant les principales problématiques divisées en questions d’ordre idéologique, économique et politique. Chacun de ces trois chapitres généraux comprenait à son tour des centaines de sous-divisions. En somme, nous essayé de localiser les principaux éléments qui animaient la lutte des classes au Chili d’une façon très précise : les cordones industriales, les corporations de la droite, le parlement, le pouvoir exécutif… C’est grâce à cela qu’on a été capables de faire une sélection dans le chaos.  Le  déchainement d’évènements de toute sorte était tel que le documentaliste ne pouvait que se sentir perdu face à la difficulté de rendre compte des faits.

Notre objectif était très simple : établir une échelle de valeurs. Il ne s’agissait pas seulement de donner un point de vue, mais une vraie connaissance de ce qui se passait à tous les niveaux : politique, économique et idéologique. Pour cela, l’aide de mon assistant de réalisation a été inestimable. L’espagnol José Bartolomé, ancien collègue de l’école de cinéma de Madrid, était, en plus de cinéaste, sociologue et économiste. De la même façon, nous comptions sur l’aide précieuse de notre chef de production Federico Elton, un architecte qui avait des connaissances dans les milieux aisés et qui nous a ainsi ouvert beaucoup de portes.

Le mag Comment le tournage a-t-il évolué dans le temps ?
PG D’abord, c’est animés d’une grande joie que nous avons commencé à filmer. Le pays était une fête qui, peu à peu, tournait au cauchemar après que la droite a décidé de l’assiéger durement. Le gouvernement nord-américain bloqua les importations de camions, de machines et de tous les appareils en général.  Il y a eu une grande pénurie de tout. Les usines ne pouvaient plus produire, les transports en commun se sont arrêtés… et en plus la droite a accaparé les aliments. Toutes les dames de la bourgeoisie ont sorti leurs voitures et ont rempli leurs caves de farine, de pain, de sucre, de riz, créant un grand déséquilibre dans la chaîne de distribution. De leur côté, les camionneurs chiliens ont organisé des grèves de grande envergure. Étant donné la forme de corridor du pays, il devint complètement impossible de distribuer les marchandises une fois les accès bloqués. Le secteur du cuivre fit aussi une grève importante, mais cette fois-ci c’était la gauche qui la gagna après deux mois de luttes et de pertes considérables pour le pays. C’était réellement très dur.

Mais le plus incroyable au cours de cette période est le fait que, malgré le manque de gaz, de combustible, de sucre et de tous les aliments basiques, six mois avant le coup d’État de 1973, Allende obtint 43,4% des votes aux élections législatives. La Confédération Démocratique – l’alliance opposée au gouvernement de Salvador Allende – n’avait donc pas réussi à obtenir les deux tiers du sénat, nécessaires pour destituer le président . À partir de ce moment, voyant qu’il n’était pas possible d’écarter Allende du pouvoir par la voie constitutionnelle, les dirigeants de la droite se résolurent  à faire un coup d’État. À l’époque, 80% de la presse écrite et 75% des radios appartenaient à la droite, ainsi que les principales chaînes de télévision. Ces médias ne cessaient d’émettre toute sorte de diffamations sur le gouvernement : « le président ne s’y connaissait guère en économie, était fainéant, alcoolique, ses ministres étaient inefficaces… », mais Allende ne supprima aucun média car cela aurait été anticonstitutionnel. Malgré la difficulté de cette situation, la gauche gagna dans les urnes. Il ne s’agissait donc pas d’un gouvernement minoritaire comme la droite essaye encore de nous le faire croire.

Le mag Dix ans s’écoulèrent avant que nous ne réalisiez un autre film…
PG Tout à fait. J’ai fini La bataille du Chili en 1979, le montage était très laborieux. S’agissant d’un matériel historique, le monteur Pedro Chaskel et moi-même, avions beaucoup de doutes sur la manière de couper la pellicule. Ça a été extrêmement dur de finaliser les trois phases : L’insurrection de la bourgeoisie (1975), Le coup d’État militaire (1977) et Le pouvoir populaire (1979).

Le mag Avez-vous monté le film au Chili ?
PG Non, impensable de le monter au Chili ! Le matériel fut sauvé grâce à l’ambassade suédoise, où j’avais un contact. L’ambassadeur était un grand personnage, un homme de quatre vingt ans environ appelé Herald Edelstam, figure historique de la social-démocratie suédoise et européenne. Edelstam sauva beaucoup de vies et beaucoup de documents, parmi lesquels La bataile du Chili, que j’ai récupérée à Stockholm quatre mois après.

D’emblée, nous souhaitions réaliser le montage en France, mais ce fut impossible de trouver le moindre financement. Alors Chris Marker est entré en contact avec les cubains, qui ont accepté de prendre en charge la postproduction du film. On est allé à Cube pour six mois et nous y sommes restés six ans ! Ce fut un montage long et difficile. En 1975 et 1976, les deux premiers volets sont sortis dans la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes. J’ai décidé de ne pas envoyer le troisième à Cannes, mais à la Berlinale — où j’avais aussi envoyé les deux antérieurs- car je le croyais trop aride. Je me suis sûrement trompé…

Le film a eu une distribution mondiale énorme, l’ICAIC (Institut Cubain de l’Art et de l’Industrie Cinématographiques) nous fournissait des copies en 35mm. Il fut projeté en grand écran dans 37 pays, puis il a disparu pendant un certain temps pour resurgir aux États Unis, où une très bonne version en VHS est aussi apparue. Maintenant, il existe en DVD et continue à circuler, notamment aux États Unis, où il a reçu d’excellentes critiques de la part de New York Times, Village Voice, San Francisco Chronicle, Los Angeles Times…

Le mag Il semble que « Nostalgie de la Lumière » a connu son plus grand succès aux États Unis également…
PG Oui, le film a rencontré un succès énorme aux États Unis. Il est passé dans plus de cent salles et continue à tourner. Au cours de cette année, j’y suis déjà allé six fois pour y présenter autant de rétrospectives de mon travail. La salle est toujours pleine : à Harvard, à la Pacific Film Archive (Berkely),  mais aussi à Los Angeles, Huston etc…

Le mag Il a eu beaucoup plus de succès qu’en France, où votre première rétrospective a été organisée ce printemps au Cinéma de la Clef, à Paris…
PG Ce sujet reste très « capricieux ». J’ai beau chercher, je n’ai toujours pas trouvé d’explication concluante. La bataille du Chili a été sous-estimée par la critique française au moment même de son apparition. La première et deuxième parties furent projetées au cinéma le Reflet Medicis. La seule personne à avoir réagi d’une façon extrêmement positive a été Louis Marcorelles, le critique du Monde, qui dédia au film trois demi-pages très justes et très analytiques. Or, les Cahiers du cinéma ne l’ont même pas mentionné, et positif ne lui a consacré qu’un petit paragraphe… C’est très significatif que La bataille ne figure pas dans la revue Cinéma Direct, alors qu’il s’agit sans doute d’une des pièces le plus marquantes du cinéma direct en Amérique Latine.  

Le mag Quelle fut la réaction de Cris Marker face à ce manque d’intérêt ?
PG Après La bataille, j’ai voulu me détacher un peu de Chris, il avait été en quelque sorte mon parrain et j’ai senti qu’il était le moment de prendre un peu de distance et de gagner en autonomie. Lui même le voulait ainsi. À mon avis, La bataille du Chili n’a pas satisfait les aspirations et le point de vue de la gauche française. Le film prend manifestement en considération tous les partis de l’Union Populaire : tant le Parti Communiste – plus conservateur – que le Parti Socialiste – plus proche de l’extrême gauche-, et jusqu’au MIR (Mouvement de la Gauche Révolutionnaire).

La gauche française offrit davantage son soutien aux militants du MIR (la France accueillit nombre de ses exilés et quelques autres du Parti Socialiste), qu’ aux communistes chiliens, extrêmement orthodoxes. La plupart d’entre eux partirent d’ailleurs à Moscou ou en Allemagne de l’Est.

Le mag Vos films postérieurs ont-ils reçu le même accueil en France ?
PG Non, les films qui suivirent La bataile du Chili, eurent une meilleure réception en France. La mémoire obstinée, Salvador Allende, Le Cas Pinochet… et en général tous mes autres travaux ont reçu de bonnes critiques en France, sauf La Croix du Sud, qui n’est jamais sorti ici. En ce qui concerne Nostalgie de la lumière, il a eu un grand succès à l’échelle internationale.

Le mag Ce succès contraste avec les difficultés que vous avez rencontrées pour produire le film. Il me semble qu’il fut extrêmement compliqué de trouver le financement nécessaire à la réalisation de ce projet.
PG Oui, c’était très compliqué. Arte, Canal +, France 3, France 5, Histoire, Odyssée, Ushuaia… tous ont refusé de nous financer, jusqu’au point de ne plus savoir comment continuer, ni même comment démarrer le film. TV Espagnole entra dans le projet grâce à mon amitié avec son directeur général, ancien collègue de l’École de cinéma de Madrid, qui fit tout de suite confiance à mon projet. En France personne n’a cru en moi : ils se sont méfiés de mon intention de mélanger archéologie, droits de l’homme, géologie et astronomie. Ils m’ont pris pour un fou ! Malgré ma longue expérience de cinéaste, ils n’ont pas eu confiance en ma capacité d’auteur. Sincèrement, cela me semble être une erreur très grave.

Le mag Croyez-vous qu’il faille considérer cela comme le reflet d’une situation de crise structurelle dans l’industrie du documentaire en France ?
PG Tout à fait. Je pense surtout que la télévision est en train de traverser une grosse crise, dans laquelle Arte a spécialement mal réagi. Il y a quinze ans, quand la chaîne a été créée, elle était un modèle pour la production et la diffusion d’un documentaire d’auteur et de qualité. La chaîne a misé sur ce genre de films et elle a réussi à consolider une audience considérable en France et en Allemagne. La contribution d’Arte au cinéma documentaire d’auteur dans le monde entier est inestimable, grâce à ses programmations très pointues qui nous ont permis de découvrir quelques uns des chefs d’œuvre de Johan Van der Keuken ou de Werner Herzog, parmi tant d’autres. Planète, l’autre référent dans ce domaine, a acheté l’œuvre entière de Frederick Wiseman ainsi que La bataille du Chili. D’une façon ou d’une autre, autant Arte que Planète ont été, pour beaucoup de documentaristes de ma génération, deux référents fondamentaux. Et pourtant, ces dernières années, leurs politiques se sont exclusivement orientées vers l’augmentation de l’audience au détriment de la qualité des contenus. Résultat : l’audience n’a pas connu une croissance substantielle  et ils ont perdu un public qu’ils avaient formé à une certaine vision du cinéma. En effet, le public du documentaire, il faut le former patiemment, de même qu’il faut apprendre aux gens à écouter la musique de chambre, par exemple un quintette à vent de Mozart. Un apprentissage est donc nécessaire et ces chaînes l’ont oublié depuis quelque temps. Maintenant ils ont peur d’acheter tout ce qui ne garantit pas un succès assuré : si le film ne porte pas sur des pharaons, des sarcophages perdus dans la mer morte ou sur des crimes,  il n’attire pas leur attention.

Le mag Considérez-vous que les musées et centres d’art pourraient prendre le relais en montrant, ou même en produisant, ce genre de travaux ?
PG Ce serait très intéressant, mais ce n’est pas encore le cas. En France, il existe un réseau très développée de cinémas d’art et d’essai qui facilitent la distribution et la diffusion de films documentaires d’auteur : Richard Dindo, Nicolas Philibert, Richard Copans…  Actuellement, il est plus probable que ces films soient programmés dans des salles de cinéma que sur une chaîne de télévision à une heure décente. La Lucarne, le seul programme de ce genre qui ait survécu, passe à minuit ! À la différence d’autres pays, en France le public est habitué à regarder de bons documentaires et il existe toujours quelques salles qui en assurent la distribution. Les seuls pays à avoir un public important pour le documentaire sont la France, en première position, puis la Belgique et la Suisse.

Le mag Quelle est actuellement la situation du documentaire en Amérique Latine ?
PG En Argentine il y a une production de documentaires impressionnante. On y trouve quelques grandes figures, mais il s’agit surtout d’une incroyable production artisanale, qui deviendra peut-être un jour quelque chose de plus solide. Je pourrais nommer, par exemple, Tristan Bauer, Pino Solanas ou Alejandro Fernández Mouján.

Le mag Vous menez aussi une activité d’enseignant… 
PG Je dispense des cours de documentaire dans différents pays de l’Amérique Latine et en Espagne.

Le mag Et vous avez fondé le festival de cinéma documentaire FIDOCS…
PG J’ai fondé FIDOCS en 1997 comme un festival international de documentaire à Santiago du Chili. Quand nous avons commencé, nous avions une participation de 50 ou 60 personnes environ, maintenant nous sommes arrivés à une fréquentation de 12.000. J’ai assuré la direction du festival pendant les douze ou treize premières années, puis j’ai quitté la direction et pris la présidence. Je suis chargé en même temps de la sélection internationale avec Renate Sachse, ma femme, tandis que les équipes résidants à Santiago s’occupent de la sélection latino-américaine et d’une série de sections parallèles qui se sont aussi créées.

Je lutte actuellement pour que le festival ne grandisse pas trop, car je suis de l’avis que ce genre d’évènements perdent toute leur substance lorsqu’ils dépassent certaines proportions. Ils risquent de recevoir un tel nombre de visiteurs et proposent une telle simultanéité de  projections, qu’ils finissent par se transformer en une accumulation de pièces. Cela n’a aucun sens pour moi, l’idéal étant de se maintenir entre les 12.000 et les 13.000 spectateurs, pas plus. Le genre documentaire est la musique de chambre du cinéma, il a besoin d’un espace juste. Si l’on joue une sonate pour piano dans un stade, on n’arrivera jamais à l’apprécier.

Biographie

Patricio Guzmán est né en 1941 à Santiago du Chili. Il étudie le cinéma à l’École Officielle de Cinématographie de Madrid et consacre sa carrière au cinéma documentaire. Ses œuvres sont régulièrement sélectionnées et  primées dans de nombreux festivals internationaux. Entre 1972 et 1979, il réalise « La bataille du Chili », un documentaire de 5 heures sur le gouvernement de Salvador Allende et sa chute. La revue Cinéaste classe ce film parmi « les 10 meilleurs films politiques du monde ». Après le coup d’État, Guzmán est menacé d’exécution et reste isolé pendant deux semaines à l’intérieur du Stade National de Santiago du Chili. Il doit abandonner le pays en Novembre 1973. Il vit à Cuba, puis en Espagne et en France, où il réside actuellement. Il dispense des cours de documentaire en Europe et en Amérique du sud et est le fondateur et actuel président du Festival du Documentaire de Santiago (FIDOCS). Le gouvernement chilien lui a décerné la médaille Pablo Neruda (2005) et le prix Pedro Sienna (2010) pour l’ensemble de sa carrière.

Filmographie sélective

La bataille du Chili (I-II-III), (1972-1979)
Au nom de Dieu (1987)
La Croix du Sud (1992)
Les barriers de la solitude (1995)
Chili, la mémoire obstinée (1997)
Le Cas Pinochet (2001)
Salvador Allende (2004)
Nostalgie de la Lumière (2010)

Liens

Site officiel de Patricio Guzmán 
Filmographie complète
Festival International du Documentaire de Santiago du Chili (FIDOCS)