English version
« Quand je regarde le paysage, je suis tout au plus le paysagiste, qui est vu dans le paysage d’un autre paysagiste, éventuellement. »
Jacques Jouet1
Semi-Detached est la dernière série du jeune photographe italien Marco Scozzaro. Il a réalisé ce travail en 2011 dans le cadre d’une résidence à la School of Visual Arts, New York.
Marco Scozzaro poursuit une pratique de la photographie qui se constitue au fil du temps comme une expérience du « Je » dans la société contemporaine. La photographie fait partie intégrante d’un processus de recherche personnel et quotidien. Ses précédents travaux ont pu prendre l’aspect d’un journal intime visuel – Io mi annoio / I Get Bored, esquisser des formes narratives distendues dans les zones périurbaines de Modène et Milan – Défricher-Déchiffrer, créer des relations imaginaires – Ti Cerco, ou encore mettre en tension corps et esprit par une série de portraits/autoportrait avec Mirror Neurons.
Construction d’une série
Semi-Detached s’est constituée en plusieurs étapes. Marco Scozzaro a tout d’abord choisi des paysages périurbains où apparaissent quelques éléments emblématiques de la société américaine (Pick-up, drapeaux, gratte-ciels…). Ici et là se dessinent la célèbre silhouette de Manhattan et le grand huit de Coney Island. Le photographe expatrié a en effet choisi ces lieux en s’interrogeant sur la notion de « domesticité » et du manque de repères géographiques. Puis il a choisi des passants. Il en tire une série de portraits en pied, qui se caractérisent par la régularité du cadrage et de la distance au sujet, toujours placé au centre. Ces paysages suburbains sont très clairs, comme au début d’un effacement. Ils fonctionnent presque comme des décors. De ces photos très posées et homogènes se dégage pourtant une instabilité, une incertitude dans le rapport qui s’instaure entre le photographe – le photographié – l’environnement.
Parallèlement à ces portraits de rue, Marco Scozzaro a mené un second projet, plus expérimental, en passant une annonce sur le site Craigslist.org. Il recherche alors des personnes volontaires pour poser nues dans le studio de photographie qu’il utilise dans le cadre de sa résidence. Dans ces portraits, il laisse apparaître quelques éléments de décor sur les bords de l’image. Par cette distanciation, le photographe interroge plus avant son propre statut de photographe, et celui des images produites en studio. Le corps, le lieu, les limites : c’est la norme qui fait l’objet d’une interrogation ici. Marco Scozzaro introduit également un critère participatif en proposant à chaque modèle de porter sa paire de chaussures favorites. Aussi minimal soit-il, il s’agit d’un élément créateur de lien, voire même d’émotion. Les personnes photographiées sont réincarnés et retrouvent une humanité inattendue. Sans faux-semblant, le photographe nous présente donc une rencontre. Puis il enrichit encore son dispositif : il recherche des volontaires pour poser nus, mais dans la rue. Il amène alors la photographie aux frontières de la performance, où la photo ne serait plus que l’énoncé d’un acte dans l’espace public, dont le modèle endosse par ailleurs l’entière responsabilité. Ce qui intéresse le photographe, ce n’est pas tant le corps en soi que les décalages qui se créent entre celui-ci et un environnement. D’images en images, la norme est mise à l’épreuve. Ces individus presque totalement nus, rappellent à quel point l’image du corps est construite et imaginaire. De tels portraits de rue, formes hybrides de nature et de culture, pourraient relever du degré zéro de l’activisme politique…
Portraits existentiels
Ces images ont été réunies en une série unique car elles procèdent d’une même recherche. Partant d’un sentiment de malaise diffus, le photographe est à la recherche d’un espace-temps qu’il qualifie de « liminal », concept défini pour la première fois par l’ethnologue français Arnold Van Gennep en 1924 dans son célèbre ouvrage Le Folklore. Il s’agit, dans le cadre du rituel, d’une phase transitoire qui se caractérise par l’indétermination de l’individu qui a perdu son ancien statut et n’a pas encore acquis son nouveau statut, autrement dit un stade transitoire où l’identité du sujet est en devenir. Ainsi le photographe prend ses images en suivant un rituel de rencontre simple, nécessaire à l’établissement de toute identité individuelle et sociale. Il recherche le seuil, c’est-à-dire des coordonnées spatiotemporelles d’où le corps peut prendre place dans le monde, selon certaines limites, pour établir un échange avec l’autre. Il définit ainsi le champ relationnel dans lequel l’identité pourra se construire : « L’articulation du temps et de l’espace définit l’espace spéculaire de l’intersubjectivité et l’espace politique des médias et de la communication politique comme des mondes qui fondent l’identité du sujet.»2. Ses portraits ressemblent ainsi à autant de micro expériences spéculaires : c’est à travers l’autre qu’une identité peut se construire, dans ce face à face qui, selon Lacan, met en œuvre la relation de miroir et fonde ainsi l’identité du sujet » Mais Marco Scozzaro ne dépasse pas cet état liminal : le sujet représenté ne fait pas l’objet d’une interprétation. Ce qui importe, c’est l’invisible, la possibilité d’un changement, d’une trajectoire.
Les images de Marco Scozzaro relèvent bien d’une photographie existentielle, au sens premier du terme (ex-sistere : sortir « hors de »). Ses portraits se situent dans un espace où rien n’est encore advenu, à un moment où tout est possible. Le photographe met en jeu sa présence au monde et interroge la relation à l’autre, la présence du corps dans un paysage, dans un environnement suburbain, dans un studio… Ses images ne relèvent pas distinctement d’une approche psychologique, sociologique ou anthropologique, ni même d’une posture critique de la photographie. Au contraire, comme l’indique son titre, Marco Scozzaro est partiellement présent dans ses images. Cette distance moyenne qu’il a choisie, la régularité du cadre et la clarté homogène de l’ensemble des images sont paradoxalement autant de signes de cette incertitude propre au seuil. Le photographe remet au spectateur des images ouvertes, instiguant un doute pensif. De même, la clarté des images, dont on ne sait si elles sont sur le point de se révéler plus franchement, ou de commencer à disparaître, est propice à un regard méditatif.
Semi-Detached navigue entre ici et ailleurs, du référent au vide, de l’attachement au détachement. Les corps nus, objets de fascination et de projection, qu’ils soient posés dans le studio ou dans l’espace urbain, se mélangent dans une sereine anormalité parmi leurs semblables habillés. Cette série, qui prend la forme d’un accordéon, développe finalement une dimension politique grâce au jeu de l’interchangeabilité formelle des individus : quel est aujourd’hui le sens d’ « être ensemble » .
Adrien Chevrot
1. Jacques Jouet, monostique, cité in Liminialité et motivation paysagère de Richard Pereira de Moura, 20/07/2011
2. Bernard Lamizet, Penser la médiation, séminaire, 19 juin 2008
Biographie
Marco Scozzaro est né à Turin en 1979. Il travaille désormais à Brooklyn, New York. Il obtient une maîtrise en psychologie à l’Université de Parme en 2004. Il participe alors à des projets de musique expérimentale ou électronique, avant de s’engager dans les arts visuels. Son travail est principalement axé sur la photographie, à laquelle il associe fréquemment son, vidéo et installation. Son travail a été exposé dans des galeries et musées en Europe et aux Etats-Unis.
Expositions (sélection)
2012 Documented. GRID Photography Biennale, Amsterdam
2011 Joyride. Bicycle Film Festival. Spencer Brownstone Gallery, New York.
Photo Global: New Releases 2011. New York Photo Festival 2011. 111 Front Street Galleries, Brooklyn (NY).
FOTOGRAFIA D’AUTORE. De Pino Institute, Maratea.
FNG Photo Issue 2010. Four Roses Gallery, Milano.
Dis-Orienteering. Studio Vetusta Gallery, Modena.
Open Studio, Malagatelier, Milano.
I get bored, festivalfilosofia, Omnis Grace Temporary Gallery, Modena.
Looking for you, Museum of Modern and Contemporary Art, Galleria Civica di Modena.
Défricher / Déchiffrer. « Perspective on the suburban landscape ». Galerie Villa des Tourelles, Nanterre.
… And you?, Project Room XS, Arteteca, Modena.
2010 Benevento Biennial. ARCOS Museum of Contemporary Art, Benevento.
Skopje/Emilia-Romagna. Tassoni Building, Ferrara.
Photo-Video Impulses. D’Architettura, Fano.