— Édito
Miroirs et prismes. Berenice Abbott et Ai Weiwei


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Jorge Luis Borges disait qu’il existe deux esthétiques : l’esthétique passive des miroirs et l’esthétique active des prismes. La rencontre des œuvres d’Ai Weiwei (Pékin, 1957) et de Berenice Abbott (Springfield, Ohio, 1898-Maine, 1991), présentées respectivement au premier étage et au rez-de-chaussée du Jeu de Paume de février à avril 2012, met en tension cette dualité.

Célèbre pour son ouvrage Changing New York (1935-1939), conçu comme un travail de documentation de la ville en transformation sous les coups de la crise économique de 1929, Berenice Abbott fit partie des fervents défenseurs de l’autonomie de la photographie comme mode d’expression. Dans sa pratique artistique, elle prônait la neutralité de la photographie et sa pureté documentaire, en même temps que son affranchissement par rapport aux vicissitudes du hasard. Chacune de ses prises était parfaitement calculée : le contraste de la lumière, la précision de l’angle de prise de vue, l’équilibre de la composition de l’image…

Pour Berenice Abbott, comme pour beaucoup de photographes de sa génération, la photographie était le reflet d’un monde passé au crible de toute une série de décisions subjectives, techniques et esthétiques, qui avaient en tout cas pour fonction de révéler la pureté de l’enregistrement de la réalité : la photographie en tant que miroir sensible.

Au contraire, chez Ai Weiwei, la photographie ne représente plus la réalité, elle est réalité. Pour l’artiste chinois aux multiples facettes, l’acte de photographier ou d’enregistrer des images fournit de nombreuses strates de sens, dont chacune produit de nouvelles connaissances. La plupart de ses images sont, par conséquent, le fruit d’un processus de cartographie du monde, qui ouvre sur un vaste champ de production de sens. C’est ainsi qu’Ai Weiwei a enregistré des vidéos et des photographies, qu’on pourrait presque qualifier de phénoménologiques, de sa vie quotidienne, de ses projets artistiques et architecturaux, mais aussi des changements vertigineux que connaît la ville de Pékin. Par exemple, dans son œuvre Beijing 2003, l’artiste parcourt la ville pendant 16 jours avec ses étudiants de l’université de Tsinghua, dans un autobus sur lequel il a installé une caméra vidéo qui enregistre chacune des rues et passages du vieux Pékin. Les changements de la ville d’un jour sur l’autre sont évidents. L’enregistrement dure 150 heures.

Autre exemple : dans Chang’an Street, Ai Weiwei parcourt les 43 kilomètres qui séparent les avenues Chang’an Est et Chang’an Ouest, toujours à Pékin. Tous les 50 mètres il fait une prise de vue d’une minute, jusqu’à arriver à 10 heures d’enregistrement qui montrent la mutation radicale entre espaces ruraux et espaces urbains. Description du territoire, intuition intellectuelle, transcendance de la conscience, pluralité des sens : tels seraient les processus de construction d’une image prismatique.

Ce n’est pas seulement un écart de soixante-dix ans qui sépare le travail des deux artistes, mais aussi deux conceptions différentes des pratiques artistiques autour de l’image, qui cohabitent aujourd’hui et se rencontrent harmonieusement dans les deux expositions que propose le Jeu de Paume. S’il y a bien une chose que ces œuvres ont en commun, c’est la force et la détermination avec lesquelles chacun des deux artistes a su les pousser jusqu’à leurs ultimes conséquences. L’intuition de Berenice Abbott lorsqu’elle photographiait les profondes transformations de la protéiforme ville de New York dans les années 1930 rejoint celle qui incite Ai Weiwei à enregistrer les changements vertigineux de Pékin. La fascination de Berenice Abbott pour les monuments de la modernité naissante, les stations-service, les automobiles, les enseignes lumineuses, les passerelles et les grandes autoroutes, on la retrouve chez Ai Weiwei dans ses études de perspective : ces images où l’artiste superpose un doigt d’honneur devant des monuments ou des paysages du monde entier, qui symbolisent d’une façon ou d’une autre tous les fronts du pouvoir.

Berenice Abbott et Ai Weiwei sont également tous les deux des militants convaincus de leurs époques respectives. Bien sûr dans l’optique de notre regard contemporain, médiatisé par les événements de l’actualité, l’activisme politique d’Ai Weiwei nous apparaît comme un geste artistique urgent, radical et engagé. Mais il ne faut pas oublier que le travail documentaire de Berenice Abbott fut aussi marqué à son époque par un double choix personnel audacieux : elle subvertissait les conventions maniéristes de la photographie pictorialiste (laquelle singeait les genres de la peinture post-raphaélite) tout en portant le fardeau des préjugés sexistes.

Et c’est dans l’ambivalence de cette métaphore borgésienne, à savoir la tension entre les miroirs et les prismes, que se glissent les œuvres d’Ai Weiwei et de Berenice Abbott : miroirs qui dévoilent des évidences ignorées et prismes qui produisent des interférences lumineuses insoupçonnées. C’est peut-être aussi une autre bonne définition de l’art.

Marta Gili


Liens

«  Ai Weiwei : Entrelacs » au Jeu de Paume
Berenice Abbott (1898 — 1991), photographies