— La parole à…
Michel Poivert : le portrait photographique


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Michel Poivert est commissaire de l’exposition « Nadar, la norme et le caprice » que le Jeu de Paume présente au Château de Tours du 29 mai au 7 novembre 2010. Le magazine lui a posé trois questions autour de la notion de portrait.

Michel Poivert, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, mai 2010 Photo Adrien Chevrot

Le magazine Nadar qui privilégiait la ressemblance intime du modèle, cherchant à en révéler sa présence effective, est unanimement reconnu comme le maître du portrait photographique psychologique. Que pensez-vous de cette assertion ?

Michel Poivert À tout le moins, Nadar invente quelque chose au début des années 1850. C’est-à-dire à une époque encore balbutiante sur le plan de la technique photographique. Ce qui est intéressant c’est qu’il possède alors un art consommé du dessin à travers sa carrière de caricaturiste. La question, pour lui, est bel et bien celle de passer d’un médium à un autre : de l’art qu’il maîtrise à une technique dont il ignore tout. C’est dans ce passage que s’opère aussi une autre conversion : celle d’une esthétique où la psychologie peut être traitée d’une façon hyper expressive (déformation des traits, etc.) à une autre esthétique où la moindre grimace est non seulement impossible à obtenir du modèle mais qui de surcroît emmènerait la photographie du côté du grotesque. Ce grotesque, qui réussit si bien dans la caricature, ne peut être transplanté dans la toute récente technique photographique. C’est la raison pour laquelle Nadar inverse radicalement le mécanisme expressif : de l’hyperforme graphique, il passe à la neutralité expressive des fonds, des poses et des expressions. Les personnages sont tous absorbés dans leurs pensées, feignant de nous ignorer comme d’ignorer, le plus souvent, l’opérateur lui même. La psychologie se donne donc sur un mode intériorisé. La notion d’intimité devient consubstancielle de celle de psychologie alors que jusqu’à présent, psychologie rimait plutôt avec image publique. La théâtralité du portrait social s’est retirée, avec le portrait nadarien, dans le secret.

La théâtralité du portrait social s’est retirée, avec le portrait nadarien, dans le secret.

Le mag À Tours, au delà des portraits de l’intelligentsia des années 1850-1860, vous avez souhaité évoquer la filiation entre Nadar et son fils Paul et mettre l’accent sur, selon vos propres termes, le « rôle du succès des photographies d’acteurs et d’actrices de théâtre, comme une vision complémentaire de la société fin de siècle ». Pouvez-vous préciser en quoi l’exposition renouvelle l’image stéréotypée que l’on a des portraits de Nadar ?

MP Il y a un problème Nadar : on ne nous montre que ces « années créatrices » (la décennie 1850) alors qu’il produit au moins jusque dans les années 1880. Au surplus, on oublie ou on relègue totalement l’activité de Paul, son fils, qui dirige l’atelier jusqu’au début du XXe siècle. En bref, de la dérive commerciale à la postérité filiale compromise, on parvient à ne conserver de Nadar que l’image du Panthéon photographique, une forme de classissisme inspiré par le romantisme. Le point de vue d’une histoire culturelle de l’image ne peut s’en satisfaire. Il y a d’abord un phénomène de standardisation, de recette du portrait nadarien qui s’inscrit dès le début des années 1870 dans une esthétique de la célébrité très IIIe République (buste, statue). C’est une esthétique en soi, qui rime avec une représentation collective des grands hommes dont le caractère normatif est très intéressant : série, typologie, taxinomie… Le grand homme (ou la femme célèbre) constitue désormais un portrait collectif de la société. Lorsque Paul prend en charge l’activité de l’atelier au milieu des années 1880, les portraits des personnalités romantiques commencent à moins se vendre, de plus les codes de la célébrité des artistes se sont déplacés : l’écrivain ou le peintre est en concurrence avec l’acteur et le chanteur. Dernier élément de changement : la photographie instantanée est arrivée sur le marché dans cette décennie et bientôt chacun pourra faire les portraits qu’il souhaite. Ces différents éléments constituent un bouleversement de l’économie nadarienne, il faut désormais rendre compte des spectacles de boulevard et distraire aussi par l’image. J’ai voulu présenter ce corpus d’acteurs en costume, où domine le grotesque, pour montrer que cette théâtralité retrouve d’une certaine manière l’art de caricaturiste de Nadar père, comme une ressocialisation de l’expression et des caractères (et une réconcilaition père-fils). Mais le plus intéressant est d’associer ces drôles d’images avec la tradition, qui est aussi maintenue, du portrait sérieux. On voit ainsi des analogies surprenantes entre les acteurs en costume et les hommes célèbres en tenue d’apparat. La norme et le caprice se conjuguent dans la représentation sociale de la Belle Époque.

La norme et le caprice se conjuguent dans la représentation sociale de la Belle Époque.

Le mag De février à début juin 2010, le Jeu de Paume présente, à Paris, une exposition consacrée à Esther Shalev-Gerz. Dans son entretien avec Marta Gili, directrice du Jeu de Paume, l’artiste précise le lien que certaines de ses œuvres entretiennent avec le portrait : « Écriture et image sont les éléments constitutifs de mes portraits. (…) Les paroles des gens sont essentielles à ma façon de construire leur portrait. Elles peuvent d’ailleurs exister sous forme sonore, ou même en creux dans les images des gens écoutant leurs propres paroles ou en train de mettre en forme ce qu’ils vont dire. La prise en compte de la parole est à mon sens devenue indispensable dans le travail contemporain du portrait. » Pensez-vous que l’on puisse dire, qu’à l’instar de Nadar dans la seconde moitié du XIXe siècle, Esther Shalev-Gerz renouvelle, à notre époque, la pratique du portrait ?

MP La question est avant tout celle d’une faillite du portrait en tant que genre. Si le portrait photographique perpétue à sa manière et modernise le portrait peint ou sculpté, il instaure surtout le primat d’une valeur d’usage dont le portrait d’identité est le paradigme.
Maintenant, le portrait est un exercice qui dépasse depuis toujours la question de l’image au sens physique du terme, avec bien sûr le portrait littéraire duquel se rapproche le portrait filmé. Esther Shalev-Gerz hérite de surcroît d’une tradition photoconceptualiste où le portrait d’une idée plus que d’une personne a permis d’étendre presque à l’infini les moyens d’établir les contours et les reliefs d’une singularité.

Michel Poivert est docteur en histoire de l’art contemporain, diplômé de l’École du Louvre, Professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et Président de la Société française de photographie. Il est également commissaire d’exposition, membre de la rédaction de La Revue de l’Art et de la revue Études photographiques, et a publié de nombreux ouvrages de référence dans le domaine de la photographie.

Légende du visuel en page d’accueil :
Cléopâtre-Diane de Mérode, dite Cléo de Mérode, danseuse de l’Opéra
1894, Atelier Nadar 
Ministère de la Culture et de la Communication – France /
Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine / Dist Rmn

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