Emily Richardson, Aspect (extrait), film 16mm, 9 min, 2004.
« Parfois le film nous procure une perception de l’être-montagne ou de l’être-mer. C’est un sentiment comme l’évidence à laquelle toute démonstration s’arrête, et où il n’y a rien à dire », écrivait, en 1935, le cinéaste Jean Epstein. Dans Aspect, film 16 mm tourné en 2009 par l’artiste britannique Emily Richardson, c’est l’être-forêt qu’on voit – et qu’on entend.
Epstein est l’un des grands penseurs de l’animisme au cinéma, sur l’écran duquel il ne voit jamais de nature morte. Indissociable du mystère de la photogénie, l’animisme est, tout d’abord, et pour le cinéaste français, une question de ressources expressives propres au cinéma, du gros plan à la manipulation des vitesses de l’image (le ralenti, l’accéléré). Ce sont ces formes qui confèrent aux objets des attitudes et qui balayent les frontières entre l’inerte et le vivant. Emily Richardson s’appuie précisément sur une technique classique de l’animation : le time-lapse, ou la prise de vues en ultra-accéléré. Elle condense ainsi un an d’observation et de tournage en neuf minutes de film. Si Uma Árvore était comme animé du dedans par la mouvance contenue dans toute fixité, l’animisme d’Aspect repose, lui, sur l’animation de l’immobile propre au dispositif cinématographique. On manipule la cadence des prises de vue pour obtenir, au moment de la projection, l’effet de raccourcissement temporel qui caractérise l’accéléré et sur lequel se fonde sa puissance animiste. Sur une durée condensée, des phénomènes plus ou moins imperceptibles deviennent visibles : ce qui semblait inerte apparaît désormais comme mouvant. Dans Aspect, la forêt s’anime : elle gesticule, elle change de teinte et d’allure, elle fredonne aussi. C’est encore avec Jean Epstein que l’on pourrait penser la très subtile bande-son du film, composée par l’artiste Benedict Drew à partir d’enregistrements menés sur place. Dans son texte « Le gros plan du son » (1947), Epstein s’interroge sur la façon dont « la récolte de bruits encore inouïs » allait « accroitre le pouvoir émouvant des films » et « développer la dramaturgie de l’écran ». Il semble anticiper ce que Drew réussit dans Aspect en travaillant les bruits et les sons inconscients de la forêt.
L’anthropologue Eduardo Kohn s’est récemment posé la question de savoir comment pensent les forêts (How Forests Think. Towards an Anthropology Beyond the Human, University of California Press, 2013). La question est sérieuse et le livre passionnant, l’ouvrage s’inscrivant dans le projet contemporain de développer une anthropologie par-delà l’humain. Pour Kohn (qui s’appuie sur une lecture détaillée du philosophe et sémiologue américain Charles Sanders Peirce), la vie est un processus sémiotique, les différentes espèces animales et végétales produisant un ensemble de signes, notamment lors de leurs étapes de croissance, de reproduction ou de déclin. Ce qui intéresse Kohn (dont le travail se fonde sur son terrain chez les Runa de l’Amazonie équatorienne), c’est la façon dont les humains et les non-humains interagissent au sein de systèmes sémiotiques complexes, percevant et interprétant le monde à partir de leurs corporalités respectives (si les non-humains ne sont pas capables d’interpréter des symboles, ils saisissent bien des signes indexicaux et iconiques). Nous sommes bien loin, en apparence, de la forêt anglaise d’Aspect – mais j’aime penser que ce que Richardson et Drew nous donnent à voir et à entendre, c’est la multitude de signes qui font de la forêt un self à part entière. Un être-forêt sans conscience, mais un être vivant tout de même et qui plus est un être sémiotique.