Ce billet est la première de plusieurs invitations à venir et il a été rédigé par mon collègue Emmanuel Siety, maître de conférences en études cinématographiques et audiovisuelles à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3. Qu’il soit vivement remercié pour cette contribution – qui revient, de façon un peu plus détaillée, sur le film Good Kill d’Andrew Niccol. Teresa Castro.
Si les campagnes politiques sont affaire de « storytelling », il semble que les relations internationales, et en particulier leur forme extrême qu’est la guerre, soient affaire de « narrative ». Si vous faites la guerre, il vaut mieux que vous ayez des arguments, mais il vous faut aussi une histoire à raconter, et une histoire plutôt aristotélicienne, avec un début, un milieu et une fin, avec un conflit et une résolution.
Le recours accru aux drones (non seulement pour surveiller, mais aussi pour effectuer des frappes) de la part de l’armée américaine sous la présidence de Barack Obama, a son narrative. C’est précisément contre lui qu’est bâti le rapport Living under drones*, publié en 2012 :
« In the United States, the dominant narrative about the use of drones in Pakistan is of a surgically precise and effective tool that makes the US safer by enabling “targeted killing” of terrorists, with minimal downsides or collateral impacts. This narrative is false. »
Il y a plusieurs façons de lutter contre une « histoire ». Par des données chiffrées, et par d’autres histoires (par exemple, Living under drones recueille des témoignages des populations locales vivant « sous les drones »). Ici le cinéma a son mot à dire.
Sorti au mois d’avril 2015, le film Good kill d’Andrew Niccol raconte une histoire pour mettre à l’épreuve le narrative officiel. Disons en deux mots que le film est assez édifiant et efficace jusqu’à la séquence finale qui, en introduisant in extremis un narrative de rédemption par le meurtre (avec feu vert donné au spectateur pour en jouir sans entrave), ne fait rien moins que reprendre, habilement travesties, les bases du récit adverse.
Mais ce qui est intéressant dans ce film, c’est que son sujet, les drones militaires, consiste en un dispositif d’observation et d’action à distance, de mise en relation d’espaces-temps dont le film doit négocier la mise en concurrence avec les figures classiques du récit cinématographique (montage alterné, raccord de regard, rapports de causalité…).
Le film articule deux foyers narratifs : l’intérieur du caisson de pilotage où cohabitent cinq protagonistes, dont Egan qui assure le pilotage et le tir, et une jeune recrue, Suarez, chargée de la surveillance du site à travers les images transmises par le drone ; l’extérieur du caisson, où nous suivons Egan rentrer chez lui et retrouver sa femme et ses enfants.
Chacun à sa manière, ces deux foyers sont en crise narrative.
À l’extérieur, le problème pour le personnage est que ses dispositions à entrer en relation avec autrui sont complètement asséchées par l’expérience vécue à l’intérieur du caisson. Andrew Niccol traduit cela notamment en faisant en sorte que le dispositif-cinéma se trouve contaminé par le dispositif-drone : vues aériennes des pavillons et du désert, véhicules sur l’autoroute comme filmés par un drone clandestin.
À l’intérieur du caisson, la difficulté pour Niccol est, à l’inverse, d’injecter du cinéma, de créer du récit (suspense, empathie…) là où il n’est pas très évident qu’il y en ait spontanément (dans un tout autre contexte, un documentaire comme Missile, de Frederick Wiseman, soulignait au contraire la dimension strictement procédurale de l’action militaire). La stratégie du film est ici de gommer la médiation technique entre le pilote et sa coéquipière d’un côté, les populations ciblées par les drones de l’autre. Niccol évite pour cela les plans larges de l’habitacle, privilégie les plans rapprochés sur les regards et les mains, baigne l’ensemble dans une pénombre bleutée d’aquarium. D’autre part il filme plus volontiers les écrans de contrôle plein cadre, accusant une proximité avec les silhouettes humaines du bout du monde. Vers la 17e minute, les images de drones sont véritablement détournées à des fins cinématographiques : une douce musique orientalisante à la flûte accompagne des images qui ont vocation à dépeindre le labeur quotidien des femmes, la vie de tous les jours, un enfant jouant à la balle, une femme brossant sa longue chevelure. Non plus des images de surveillance, mais des images à haute valeur ajoutée en pittoresque.
« J’ai toujours l’impression qu’ils peuvent nous voir », dit Suarez. Mais non. Les Américains dans leur caisson près de Las Vegas sont à cet instant comme des dieux bienveillants et attendris (voir Hera veillant sur Jason depuis l’Olympe, dans Jason et les Argonautes de Don Shaffey), comme aussi lorsqu’ils sont requis de surveiller une zone pour permettre à une patrouille épuisée de dormir. Bien plus tard, vers 1h18, Egan raconte à sa femme le bombardement d’un enterrement et les images de drones sont à nouveau détournées, soustraites à leur origine technique avec la même soutien musical, pour figurer des images mentales du personnage traumatisé. C’est le seul moment où sa femme semble comprendre ce que vit Egan, et pleure, émue par son mari provisoirement transfiguré en « storyteller ».
Les deux manœuvres ne sont pas équivalentes. La première (devenir-image-de-drone du réel) est une manœuvre discursive, elle invente une manière de dire la crise du personnage. Mais la seconde (devenir-film du pilotage de drones) est au contraire dissimulée en vertu de la transparence du récit classique dont Niccol ne croit pas pouvoir se passer pour susciter l’adhésion du spectateur. Or c’est aussi ce qui l’entraîne dans un scénario compassionnel dont la résolution finale met à mal le projet du film. Niccol aurait gagné à revoir la fin de l’Invraisemblable vérité de Fritz Lang ou bien, comme Ulysse, à s’attacher au mât de son navire pour affronter les sirènes du narrative.
* Rapport établi par la Stanford International Human Rights and Conflict Resolution Clinic (IHRCRC) et la Global Justice Clinic (GJC) at NYU School of Law