Le coup d’œil militaire

Good Kill d'Andrew Niccol, 2014

Good Kill d’Andrew Niccol, 2014

J’étais de passage à Tours la semaine dernière, où j’ai découvert, au Musée des Beaux-Arts, un ensemble de trois tableaux célébrant les campagnes militaires de Louis XIII et de Richelieu (Le Combat du Pas-de-Suse, La Capitulation de Privas et La Prise de Pignerol). En regardant ces images oscillant entre peinture d’histoire, vue de paysage et cartographie, je me suis rappelée la notion de coup d’œil militaire. Il s’agit d’une formule répandue pendant l’Ancien Régime, et plus particulièrement au XVIIIe siècle, quand le coup d’œil devient un véritable régime du regard, bien plus complexe qu’on ne pourrait l’imaginer (comme je l’appris récemment en écoutant une présentation passionnante de l’historienne de l’art Charlotte Guichard). Le coup d’œil militaire a même droit à une entrée dans l’Encyclopédie, où on le définit comme « l’art de connoitre la nature & les différentes situations du pays, où l’on fait et où l’on veut porter la guerre, les avantages & les désavantages des camps & des postes que l’on veut occuper, comme ceux qui peuvent être favorables ou desavantageux à l’ennemi ». Si le coup d’œil militaire est la prérogative des généraux et des grands capitaines, il s’entraîne et il se perfectionne, afin de tout voir et de tout prévoir ; en ce sens, « rien (…) ne contribue davantage à former le coup d’œil que l’exercice de la chasse », lit-on toujours dans l’Encyclopédie.

Vous me voyez venir et me soupçonnez de vouloir faire un lien entre le coup d’œil des Lumières et la vision des drones militaires d’aujourd’hui. Vous avez vu juste, cependant je précise tout de suite qu’il ne s’agit pas d’insinuer que la conséquence (téléo-)logique de cette vieille idée sont nos drones contemporains. À vrai dire, entre le coup d’œil militaire d’antan et celui d’aujourd’hui, il y a des différences significatives ; n’empêche que la vision des drones est devenue, à bien des égards, le coup d’œil militaire des temps modernes. Mais peut-on vraiment parler de coup d’œil quand ces machines enregistrent et transmettent en temps réel et en continu des images ? L’un des enjeux de cette vision militaire n’est-il pas de tout voir tout le temps ? Ne sommes-nous pas à l’extrême opposé du regard rapide et donc temporellement limité du coup d’œil ?

Oui et non. Oui, les drones équipés de caméras enregistrent et diffusent en continu des images et ils sollicitent bien un type de posture scopique, très différente de celle du coup d’œil, et annoncée par la vidéo-surveillance. Mais en tant que regard observateur, synthétique et stratégique, le coup d’œil est loin d’être devenu obsolète. Que se passe-t-il, par exemple, à l’intérieur d’un caisson de pilotage quand il faut prendre la décision de déclencher un tir à l’aide d’un joystick ? Les pilotes se trouvent – comme dans le film Good Kill d’Andrew Niccol (2014) – face à une multitude d’écrans sur lesquels s’affichent des données en permanence et qu’il faut être capable, à un moment donné, de transformer en une occasion à saisir. Certes, le « génie » militaire repose sur une foule d’appareils et d’images automatisées ayant radicalement transformé ce qu’on appelle désormais l’intelligence topographique mais, selon la fiction de Niccol, il s’appuie encore sur une forme d’acuité visuelle et humaine et qui consisterait à faire sens de l’étalage d’informations et à juger, avec précision et efficacité, du moment auquel on frappe. Si l’intelligence du coup d’œil est l’intelligence du montage, jamais celle-ci n’est apparue si évidente comme dans ces étonnantes installations qui, en éclatant les cadres, spatialisent le montage. Toujours dans Good Kill, les signatures strikes* initiées par la CIA portent le coup d’œil militaire à son paroxysme, le soumettant désormais à une intelligence proprement artificielle, en ce qu’elle repose sur l’identification de motifs ou de formes comportementales à partir de données brutes. Le « génie » militaire s’affranchit totalement du siège humain qui était le sien à l’origine – et il accentue la détresse du protagoniste, un pilote de drones en souffrance, interprété par Ethan Hawke. Mais sur Good Kill et ses narratives, je vous renvoie à un billet rédigé par Emmanuel Siety et qui sera posté bientôt.

* Les signature strikes sont des attaques menées contre des groupes d’individus dont la « signature » ou les caractéristiques font penser à une activité terroriste, mais dont l’identité n’est pas connue avec certitude.

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