Cimetière marin vu du ciel,
par Lúcia Ramos Monteiro.

Cette première carte postale nous arrive de Santiago du Chili, via São Paulo, où habite actuellement Lúcia Ramos Monteiro, critique d’art et de cinéma. T.C.

Enrique Ramirez, Los durmientes, film 4K (2014)

Enrique Ramirez, Los durmientes, film 4K (2014)



« Oui ! grande mer de délires douée,
Peau de panthère et chlamyde trouée,
De mille et mille idoles du soleil,
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,
Qui te remords l’étincelante queue
Dans un tumulte au silence pareil

Le vent se lève! … il faut tenter de vivre !
L’air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs!
Envolez-vous, pages tout éblouies!
Rompez, vagues! Rompez d’eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs! »

Paul Valéry

L’espace d’expositions temporaires du Musée de la Mémoire (Museo de la memoria y los derechos humanos) accueille jusqu’à la fin août l’exposition Los durmientes, el exilio imaginado, présentant une série d’œuvres de l’artiste Enrique Ramirez (Santiago, 1979), qui vit entre Paris et Santiago du Chili. La salle principale abrite une intrigante installation vidéo, déployée sur trois écrans, disposés côte à côte, dont le titre en espagnol, Los durmientes, peut être traduit par « les dormeurs », tout en évoquant également les traverses en bois fixées sous les rails (en France, l’œuvre a été vue l’année dernière au Palais de Tokyo et on peut la voir à Marseille jusqu’au 18 juillet, dans une programmation parallèle au FID).

Sur l’écran de droite, un travelling avant aérien survole la mer à une faible distance de l’eau, de sorte à quasiment la toucher, déviant des croix en bois flottant à la surface. Il s’agit d’un cimetière marin, et l’écran central le confirme : un travelling latéral accompagne les pas pressés d’un homme qui marche le long d’un mur en béton. Dans ses mains, qu’il maintient en avant comme dans un geste d’offrande, il porte un poisson mort, mais le rythme de sa marche semble indiquer une sorte d’urgence, comme s’il était encore possible de lui rendre la vie.

L’écran de gauche est le plus intrigant : la caméra, en plongée totale, parcourt la mer à toute vitesse, toujours en avançant. Cette étrange vue aérienne, plutôt machinale, semble avoir été réalisée comme un travelling sur des rails suspendus – los durmientes ? L’eau occupe entièrement le cadre et on oublie que la transparence fait partie de ses propriétés. Les ondulations de cette masse épaisse et sombre, de qualité presque solide et complètement infranchissable, rappellent la mer telle que Jean Epstein l’avait rendue dans Le Tempestaire (1947), cette fois-ci par le biais du changement de vitesse.

La référence à Epstein n’est pas fortuite : en effet, comme nous le verrons, il est question de machines à remonter le temps dans l’œuvre d’Enrique Ramirez, qui avance vers le futur tout en essayant de plonger dans le passé. Dans la vue aérienne de la mer, l’impossibilité de voir à travers la masse d’eau est inséparable des terribles souvenirs dont est rempli le bâtiment. Le Musée de la Mémoire a été ouvert il y a cinq ans dans le cadre des actes de réparation et des politiques destinées à donner de la visibilité aux violations des droits de l’homme commis sous la dictature d’ Augusto Pinochet (1973-1990). Enrique Ramirez, qui est né pendant les années de plomb, investit l’espace du musée avec la présence invisible des spectres de victimes du régime militaire. De manière assez similaire aux cas argentin et brésilien, la dictature chilienne a légué un immense contingent de « disparus », des militants politiques assassinés, souvent après une période de prison et de torture, victimes d’un régime politique dont les corps n’ont jamais été localisés.

Des documentaires récents, tels que Temps suspendu (2015) de Natalia Bruschtein et Nostalgia de la luz (2010) de Patricio Guzmán, enquêtent sur ce sujet de manière percutante. Le film de Guzmán part à la recherche des corps au milieu du désert d’Atacama et compare son entreprise à celle des astronomes, eux aussi installés en plein désert, et occupés à scruter le ciel à la poursuite de lumières émises dans passé lointain. Avec Los durmientes, Ramirez semble affirmer la nécessité de ces quêtes et en même temps leur vocation à l’échec. On sait que les corps des prisonniers politiques qui ne résistaient pas à la torture pouvaient être mis dans des hélicoptères et jetés en haute mer, de sorte à ne laisser aucune trace. Comment les retrouver maintenant ? La mer grise et impassible du Chili, ce pays éminemment côtier, semble enfermer une frustrante réponse.

À chaque nouvel essai pour rendre visibles ces êtres disparus, les mêmes images reviennent à la mémoire du spectateur : celles connues comme les vues du « bombardement » du Palacio de la Moneda, le 11 septembre 1973 – en réalité une attaque, puisqu’il n’y a pas eu vraiment de bombes –, prises depuis les fenêtres de l’hôtel situé de l’autre côté de la place. On voit le bâtiment et ensuite l’épaisse couche de fumée qui le cache. Souvent, entre l’un et l’autre est inséré le plan d’un avion qui traverse le ciel, pour suggérer l’attaque aérienne. C’est aussi et surtout par son invisibilité que la catastrophe devient visible, ou alors elle est un produit du montage, comme l’indique Godard, notamment dans son essai-vidéo Une catastrophe (2008).

À Valéry de finir ce texte avec les vers de Cimetière marin (1920) :

« Temple du Temps, qu’un seul soupir résume,
À ce point pur je monte et m’accoutume,
Tout entouré de mon regard marin ;
Et comme aux dieux mon offrande suprême,
La scintillation sereine sème
Sur l’altitude un dédain souverain. »

Plus d’infos
Sur le travail d’Enrique Ramirez : http://enriqueramirez.net
Sur le Musée de la Mémoire de Santiago : www.museodelamemoria.cl

Discussion

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *